Par Patrick Cockburn
Dans les mois qui ont précédé la première guerre du Golfe en 1991, mon défunt ami Christopher Hitchens a participé à une rencontre télévisée au cours de laquelle il a démoli l’acteur Charlton Heston qui soutenait fermement le bombardement de l’Irak. Christopher Hitchens a demandé à Charlton Heston de nommer, dans le sens des aiguilles d’une montre, en partant du Koweït, les pays qui avaient une frontière commune avec l’Irak. «Koweït, Bahreïn, Turquie, Russie, Iran», a répondu Heston, une énumération qui a dû surprendre fortement les Russes et les Bahreïnis.
«Si vous allez bombarder un pays, vous pourriez au moins lui faire le compliment de savoir où il se trouve», a répondu Christopher Hitchens, en lui assénant le coup de grâce. Charlton Heston, en colère mais en vain, a tenté de défendre sa crédibilité en disant qu’il avait été insulté, ce qui a provoqué une dernière raillerie de Hitchens qui lui a dit «de conserver sa perruque».
Cet échange a suscité de nombreuses moqueries à l’égard de Charlton Heston à l’époque, mais je m’en suis souvenu cette semaine alors que des politiciens, des officiers à la retraite et divers experts débattaient de l’envoi d’un destroyer britannique moderne de type 45, le HMS Defender, pour naviguer près des côtes de Crimée. L’objectif était de démontrer que la Grande-Bretagne ne reconnaît pas l’annexion de la péninsule de Crimée par la Russie en 2014. Je me suis demandé combien de supposés experts soutenant l’action britannique pourraient passer ce que l’on pourrait appeler le «test Heston» et nommer les pays bordant la mer Noire.
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Il n’est guère surprenant que les Russes aient considéré le voyage du HMS Defender comme une provocation intentionnelle, étant donné qu’il avait parcouru 6000 miles depuis la Grande-Bretagne avant de faire un autre voyage d’Odessa à la Géorgie. Le fait qu’il y avait des journalistes à bord suggère que le gouvernement britannique tenait à ce que le monde entier apprenne tout sur la nouvelle posture militaire «tournée vers l’avenir» de la Grande-Bretagne.
Le gouvernement britannique justifie l’envoi d’un navire de guerre si près de la Crimée comme un acte de solidarité avec l’Ukraine et un signe que l’annexion de la péninsule par la Russie n’est pas reconnue au niveau international. Ces motifs sont raisonnables, mais la Russie ne va pas renoncer à la Crimée à moins de perdre une guerre contre les Etats-Unis et l’OTAN. Cela ne veut pas dire que l’annexion doit être reconnue, mais utiliser un navire de guerre pour marquer une position diplomatique est un risque inutile.
Plutôt que de démontrer la force renouvelée de la Grande-Bretagne, la confrontation confuse au large de la Crimée a montré la dangereuse frivolité au cœur de la politique britannique. Il ne s’agit pas seulement d’un bluff, mais on sait qu’il s’agit d’un bluff et il est moins susceptible d’intimider que d’inviter une réponse vigoureuse visant à démasquer le bluff. Les Russes peuvent maintenant menacer de bombarder le prochain navire de la marine britannique qui répétera le voyage du HMS Defender en croyant que cela ne se produira plus. Le danger est que, dans le cas improbable où cela se produirait, une telle rhétorique serait difficile à atténuer.
Le HMS Defender va maintenant rejoindre le groupe d’attaque des porte-avions de la Royal Navy, qui comprend le nouveau porte-avions HMS Queen Elizabeth, pour déployer le drapeau britannique en mer de Chine méridionale, où la Chine exerce son contrôle. Un affrontement militaire direct est peu probable, mais il y a toujours un risque qu’une démonstration de force – lorsque cette force est inférieure à celle de l’autre partie – invite à des représailles plutôt que de les dissuader.
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A l’inverse de la formule du président Theodore Roosevelt pour une intervention impérialiste réussie, l’approche de Boris Johnson consiste à «parler fort et utiliser un petit bâton». Pour être menée sans désastre, cette politique exige de la retenue de la part d’un ennemi potentiel et le calcul qu’il n’utilisera pas sa supériorité militaire.
Dans le cas de l’Ukraine et de la Russie, il existe d’autres dangers. Trop de rhétorique sur la défense de l’Ukraine pourrait donner à certains à Kiev l’idée que les Etats-Unis, l’OTAN et la Grande-Bretagne sont prêts à combattre la Russie pour y parvenir, bien que tout ce qui s’est passé depuis 2014 suggère que ce ne sera pas le cas. Pendant ce temps, un retour à la tradition d’avant la Première Guerre mondiale consistant à utiliser des canonnières pour faire valoir des arguments diplomatiques augmente le risque d’un affrontement accidentel ou d’une réaction militaire excessive.
Lorsque la Grande-Bretagne et la Russie sont impliquées, les cartes sont d’autant plus susceptibles d’être surjouées car ces deux pays, dans un passé récent, étaient au centre de grands empires. Même s’ils sont politiquement et économiquement affaiblis, ils sont dirigés par des personnes qui aiment jouer la carte du patriotisme et ne peuvent se permettre d’être humiliées.
Le bref affrontement entre la Grande-Bretagne et la Russie au large de la Crimée finira peut-être par constituer une note de bas de page mineure dans l’histoire, mais l’événement donne un aperçu alarmant du comportement du gouvernement britannique dans le pays et à l’étranger. Dans les deux cas, le fossé entre les prétentions et la réalité se creuse, comme le montre la querelle autour du protocole sur l’Irlande du Nord.
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Le Brexit était censé renforcer le contrôle de la Grande-Bretagne sur son avenir et, dans une certaine mesure, il a restauré la liberté d’action, dont l’exemple le plus positif est le développement et le déploiement du vaccin Covid-19. En dehors de cela, l’Etat britannique paie un prix élevé en termes de perte de pouvoir politique brut en raison des frictions avec l’UE et de la fragmentation du Royaume-Uni.
Il est extrêmement ironique que Johnson, en tant que leader d’un mouvement visant à restaurer la souveraineté britannique, ait signé un accord en vertu duquel une frontière internationale s’étend désormais à l’intérieur du Royaume-Uni. Il est difficile d’imaginer une plus grande abrogation de la souveraineté nationale que celle-ci. Pas étonnant que les unionistes d’Irlande du Nord aient été consternés. [Voir à ce sujet l’article de Patrick Cockburn sur ce site publié le 14 avril 2021.]
Johnson et son gouvernement bénéficient d’un climat de chamaillerie permanente avec l’UE (l’Union européenne), ce qui leur permet de battre le tam-tam patriotique et de tout rejeter sur Bruxelles. Ce qu’ils ne peuvent pas se permettre, c’est que ce conflit devienne vraiment sérieux, car alors – comme l’a démontré la saga du retrait britannique de l’UE – il devient évident que Bruxelles détient la plupart des cartes maîtresses. La meilleure solution pour la Grande-Bretagne dans le conflit sur le protocole irlandais serait que l’UE trouve son avantage à ne pas chercher à remporter une victoire décisive.
Au cours des cinq dernières années, la Grande-Bretagne est devenue un Etat plus faible tout en prétendant être plus puissant. Cette tension restera au cœur des politiques britanniques, de Belfast à Sébastopol et à la mer de Chine méridionale, malgré tous les efforts pour prétendre le contraire.
Boris Johnson a exacerbé le fossé entre la place réelle et celle prétendue de la Grande-Bretagne dans le monde, mais cela s’inscrit dans la foulée des tendances précédentes. J’ai suivi les guerres en Irak, en Afghanistan, en Libye et en Syrie au cours des 20 dernières années et, dans aucune d’entre elles, le gouvernement britannique n’a eu la moindre idée du gâchis dans lequel il s’engageait. Le seul objectif primordial, pour autant qu’il y en ait eu un, était de montrer aux Etats-Unis que la Grande-Bretagne était un allié valable.
Je croyais à moitié qu’il devait y avoir une stratégie britannique cachée que je n’avais pas détectée, mais lorsque les enquêtes officielles d’après-guerre ont été publiées, elles ont montré un degré extraordinaire d’ignorance de la part des politiciens et des fonctionnaires qui avaient ordonné ces interventions. Charlton Heston n’aurait pas été gêné en leur compagnie. (Article publié sur le site de Counterpunch le 29 juin 2021; traduction par la rédaction de A l’Encontre)
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