Irlande du Nord. «Une plaie rouverte en Grande-Bretagne?»

Par Patrick Cockburn

Dans la nuit du 15 août 1969, une foule de protestants a fait irruption dans la partie catholique de Belfast Ouest et a brûlé des maisons dans et autour de Bombay Street, forçant la population catholique à fuir. Ce pogrom a eu un impact traumatisant sur les catholiques d’Irlande du Nord, en délégitimant les autorités pour avoir toléré ou aidé la foule. Ce pogrom a joué un rôle clé dans la création de l’IRA provisoire [Armée républicaine irlandaise provisoire, 1969-1997].

Dans la nuit de mercredi 7 au jeudi 8 avril, une foule de protestants de Shankill Road a utilisé des voitures pour se frayer un chemin à travers les portes massives en acier du mur dit de la paix qui sépare les protestants des catholiques dans l’ouest de Belfast. «L’attaque était très dangereuse», déclare Brian Feeney, historien et chroniqueur pour The Irish News, car elle s’est déroulée à proximité de Bombay Street reconstruite et a ravivé de vieilles terreurs. «Les rapports sur la violence en Irlande du Nord au cours de la semaine dernière – la pire depuis des décennies selon la police – ne comprennent pas que les émeutes dans la province sont de deux types qui se ressemblent mais ont des impacts très différents. La première consiste à s’opposer à la police en mettant le feu à des véhicules et en lançant des pierres, des cocktails Molotov et des pétards. Aussi dangereuse que soit cette pratique, elle a été utilisée par les deux communautés à différentes époques pour faire connaître leurs griefs – en partant du principe que les événements en Irlande du Nord seraient ignorés par les habitants du continent britannique et du reste du monde, à moins que des scènes de violence dramatiques n’attirent leur attention.

Mais il existe un autre type d’émeute beaucoup plus dangereux, dans lequel une communauté est dressée contre une autre et qui réveille les souvenirs d’anciennes et sectaires effusions de sang. C’est ce qui donne un tel potentiel mortel à cette attaque, lancée cette semaine, depuis la Shankill Road protestante en direction de la Springfield Road catholique dans l’ouest de Belfast.

«C’est tellement déprimant», a déclaré un ami de Belfast ayant une longue expérience du conflit. «C’est le genre de choses que je pensais que nous avions laissé derrière nous.» L’hostilité sectaire entre les catholiques et les protestants ne s’est jamais éteinte, mais pendant 23 ans, l’accord du Vendredi saint [Good Friday Agreement-GFA, signé le 10 avril 1998] a maintenu un équilibre sommaire du pouvoir entre les deux communautés, qui est aujourd’hui sur le point de se rompre.

Mon ami de Belfast, qui déplore le retour des vieilles animosités, en attribue la responsabilité en grande partie à la première ministre et chef du Parti unioniste démocrate (DUP), Arlene Foster [en fonction depuis le 11 janvier 2020]. «Elle est incroyablement incompétente», dit-il, et elle a certainement un passé d’opportunisme inepte qui affaiblit sa propre communauté et exacerbe les frictions sectaires.

Pourtant, l’escalade du conflit ne se résume pas aux échecs d’Arlene Foster et du DUP. Les unionistes déterminés à maintenir l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni sont confrontés à une crise plus générale. Les origines de celle-ci remontent à la fin de l’îlot étatique dominé par les protestants, après ce que l’on a poliment appelé «les troubles», mais qui était en réalité une guerre vicieuse de faible intensité qui a duré 30 ans.

Sur le plan démographique, les protestants sont lentement perdants. Ils constituaient les deux tiers de la population lors de la création de l’État d’Irlande du Nord il y a un siècle. Mais ils en représentent probablement moins de la moitié aujourd’hui – ce qui sera plus clair lors de la publication des derniers chiffres du recensement l’année prochaine. Le Sinn Féin pourrait devenir le plus grand parti lors de l’élection de l’assemblée législative en mai 2022, et ainsi être en mesure de nommer un premier ministre.

Ces tendances à long terme auraient pu être absorbées pacifiquement, mais elles ont été envenimées par le vote du Royaume-Uni pour quitter l’UE en 2016 [Brexit], bien que la province ait voté solidement pour le «Remain». Cette décision a automatiquement rouvert «la question irlandaise», qui avait empoisonné la politique britannique pendant plus de 200 ans, et que le GFA avait temporairement mise en veilleuse. La partition de l’Irlande est redevenue une question politique d’actualité, pour le plus grand plaisir du Sinn Féin. La frontière de quelque 480 km entre l’Irlande du Nord et la République est désormais la frontière internationale entre le Royaume-Uni et l’UE. Mais, puisque l’abolition d’une frontière stricte est une disposition essentielle du GFA, cette frontière longe la mer d’Irlande.

Le DUP a eu brièvement en main des cartes politiques entre 2017 et 2019, car il maintenait un gouvernement conservateur minoritaire [Theresa May] au pouvoir à Westminster. Mais il a poussé l’avantage de manière catastrophique et a donné sa confiance aux promesses faites la main sur le cœur par Boris Johnson concernant le rejet de toute frontière en mer d’Irlande. Il a fini par accepter le protocole irlandais, qui était la pire option possible du point de vue unioniste [1].

Des graffitis clamant «Tuez le protocole» ont commencé à apparaître sur les murs des quartiers protestants au début de cette année 2021, alors que de nouvelles réglementations sur le commerce entre la Grande-Bretagne continentale et l’Irlande du Nord étaient appliquées. Ces réglementations ne sont peut-être pas particulièrement significatives en termes commerciaux, mais elles ressemblent à un nouvel obstacle très visible qui divise l’union.

Plus inquiétant encore pour le DUP, un sondage d’opinion réalisé en février a montré qu’il était loin derrière le Sinn Féin et qu’il perdait du soutien au profit de la Voix unioniste traditionnelle [Traditional Unionist Voice, scission du DUP]. En perte de vitesse et cherchant désespérément une sortie politique, le DUP s’est retourné contre le protocole et cherche en vain à le remplacer. Mais dans le même temps, ses dirigeants – puisqu’ils dirigent l’exécutif d’Irlande du Nord – sont censés le mettre en œuvre.

Arlene Foster et le DUP se sont rabattus sur une stratégie du «chat mort» [tactique pour détourner l’attention du thème difficile] – faisant un geste spectaculaire pour détourner l’attention de leurs faux pas. Le résultat est qu’Arlene Foster demande que le chef de la police d’Irlande du Nord, Simon Byrne, démissionne parce qu’il n’a pas poursuivi les membres du Sinn Féin qui auraient enfreint les restrictions du Covid-19 en assistant aux funérailles du chef de l’IRA, Bobby Storey, le 21 juin 2020.

En fait, la décision de ne pas engager de poursuites a été prise par le directeur du service des poursuites publiques parce qu’il n’y avait aucune chance qu’elles aboutissent. Le règlement Covid-19 «avait été modifié à neuf reprises» en peu de temps, et personne ne savait vraiment de quoi il s’agissait. Après des protestations, cette décision est en cours de révision.

Exiger une application rigoureuse de la loi contre les opposants tout en l’ignorant soi-même fait partie de la riche tradition politique de l’Irlande du Nord. Le danger actuel est que ces échanges de coups de poing renforcent l’impression des protestants qu’ils sont du côté des perdants et que le Sinn Féin et les républicains sont les gagnants. Les unionistes d’Ulster ont toujours été prompts à affirmer qu’ils ont été trahis – et cette fois-ci, ils ont véritablement été trahis par Boris Johnson, même si une direction du DUP moins naïve aurait pu le voir venir à cent lieues à la ronde.

Certains commentateurs minimisent l’importance des émeutes en disant, à juste titre, qu’elles sont orchestrées par les gangs de l’UDA [Ulster Defence Association] et de l’UVF [Ulster Volunteer Force], qui sont principalement engagés dans le trafic de drogue. Ces gangs ont récemment fait l’objet de poursuites de la part de la police, plusieurs de leurs chefs ayant été arrêtés et attendent leur procès. Mais cela ne change rien au fait que la classe ouvrière protestante a le sentiment d’avoir peu gagné avec le GFA. Et, comme dans le reste de la Grande-Bretagne, elle a vu disparaître des emplois industriels bien rémunérés dans la construction navale, l’ingénierie et le textile. De nombreuses émeutes ont lieu dans des zones défavorisées où le taux d’infection par le coronavirus est élevé.

Ni une Irlande unie ni une guerre civile sectaire ne pointent nécessairement au coin de la rue, mais l’Irlande du Nord réapparaît comme la blessure ouverte la plus dangereuse de la vie politique britannique. (Article publié dans The Independent, le 11 avril 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Lors des négociations sur le Brexit, toutes les parties ont convenu que la protection de l’accord de paix en Irlande du Nord (l’accord du Vendredi Saint) était une priorité absolue. Cela signifiait qu’il fallait maintenir ouverte la frontière terrestre entre la République d’Irlande (dans l’UE) et l’Irlande du Nord (au Royaume-Uni) et éviter de mettre en place de nouvelles infrastructures telles que des caméras et des postes frontières. C’était facile lorsque l’ensemble de l’île d’Irlande faisait partie de l’UE. Mais après le Brexit, un nouvel accord était nécessaire car l’UE exige que certaines marchandises soient inspectées au point d’entrée dans son marché unique. L’UE et le Royaume-Uni ont donc négocié le protocole sur l’Irlande du Nord, qui est entré en vigueur le 1er janvier 2021. La carte ci-dessous du Royaume-Uni montre comment les marchandises voyagent de la Grande-Bretagne vers l’Irlande du Nord puis vers la République d’Irlande. (Réd. BBC)

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