Entretien avec Eric d’Ortenzio
conduit par Alexandra Chaignon
Si l’on connaît encore peu de chose sur ce virus, les précédentes épidémies ont permis à la communauté scientifique d’être mieux préparée à la situation. Ainsi, à l’Inserm, la cellule REACTing (REsearch and ACTion targeting emerging infectious diseases), consortium multidisciplinaire de recherche pour faire face aux crises sanitaires liées aux maladies infectieuses émergentes, est à pied d’œuvre pour modéliser la propagation possible de l’épidémie en France et en Europe.
On dénombre dans le monde près de 100’000 cas connus ou avérés depuis le début de l’épidémie. Peut-on parler de pandémie?
Eric d’Ortenzio. C’est une question de terminologie. On parle de pandémie à l’échelle internationale lorsque tous les continents sont impactés, avec une transmission soutenue. A ce jour, il y a des cas dans le monde entier, mais, par exemple, pas de transmission soutenue en Amérique du Sud et en Afrique. C’est pour cette raison que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) n’emploie pas le terme, mais parle d’urgence internationale. Mais ce qui est important, c’est la réponse apportée dans la gestion de crise.
Que sait-on du profil des personnes infectées?
Eric d’Ortenzio. La seule chose que l’on constate, c’est que le virus touche moins les enfants. Leur proportion est très faible. Par contre, pourquoi ils sont moins infectés, on ne le sait pas. Il va falloir mener des études sur leur système immunitaire et étudier leurs interactions avec les adultes. Une des hypothèses avancées, c’est qu’ils développeraient une forme asymptomatique (qui ne présente aucun symptôme clinique). On ne sait pas non plus s’ils jouent un rôle dans la propagation de la maladie. Sur les adultes, les formes sévères concernent les personnes âgées et celles atteintes d’insuffisances cardiaques, de diabète, de cancer ou encore d’immuno-dépression. Mais on ne peut pas affirmer non plus que les seniors sont les plus impactés car on manque de données. On ne connaît pas la proportion des personnes asymptomatiques, qu’on ne voit pas, ni celle des personnes qui présentaient des symptômes modérés et n’ont pas consulté.
Le nombre de cas réels pourrait donc être beaucoup plus important que les cas officiels, et le taux de mortalité réel, actuellement estimé entre 1% et 2% (contre 0,1% pour la grippe saisonnière), beaucoup plus faible. Ce qu’on ne sait pas non plus, c’est si les personnes asymptomatiques affectées peuvent transmettre le virus. Quelques cas ont été décrits.
Depuis l’apparition de ce nouveau virus, qu’a-t-on appris sur son mode de transmission?
Eric d’Ortenzio. Comme la grippe, le Covid-19 est une infection respiratoire transmise par le biais des gouttelettes respiratoires provenant des postillons, de la toux ou des éternuements d’une personne infectée. Elle se transmet aussi via les objets, en portant à son visage ses mains après un contact avec le virus.
Où en est-on des avancées thérapeutiques?
Eric d’Ortenzio. La Chine travaille sur plusieurs molécules, mais il n’y a rien de probant à ce stade. En France, nous sommes en train de monter une cohorte de patients infectés sur tout le territoire afin d’étudier les symptômes, l’évolution de la charge virale, etc. C’est ce qu’on appelle une cohorte observationnelle. Bien sûr, tout cela se fait avec le consentement des patients. L’essai devrait se mettre en place dans quelques jours. Le protocole final n’est pas encore arrêté, mais on n’en est pas loin.
Après, on passera à la phase des essais thérapeutiques sur différentes molécules. On pourrait avoir des résultats préliminaires très rapidement, qui nous permettraient d’aller sur tel ou tel traitement systématique. D’ici un mois ou deux.
Cela semble rapide, à l’échelle de la recherche…
Eric d’Ortenzio. Oui, tout cela se déroule en un temps record. Nous n’avons pas de traitement, il faut saisir l’opportunité d’avoir des malades et de pouvoir évaluer des molécules en curatif. Ce qui est assez exceptionnel aussi, c’est que les recherches ne se mènent pas qu’en France. L’OMS a établi un protocole standard que chaque pays adapte. Il y a une vraie mobilisation internationale de la recherche, une vraie collaboration avec un partage des données, des informations. C’est vraiment exceptionnel. On pourrait même parler d’une première, même si cela avait commencé un peu avec Ebola.
Sur la question des traitements, quelles pistes sont privilégiées? On a parlé de la chloroquine, ce traitement contre le paludisme…
Eric d’Ortenzio. Plusieurs molécules sont sur le tapis. Parmi elles figure en effet la chloroquine, un antipaludique. Il y a eu un effet buzz autour de ce traitement. On en sait peu, en fait. La seule chose que l’on sait émane d’une lettre publiée par les Chinois qui affirme que les résultats sont prometteurs, mais on ne dispose pas des données scientifiques. Une étude in vitro aurait montré qu’il pourrait avoir une efficacité en termes de diminution de la réplication virale et de la diffusion du virus. Mais aucune étude n’a été menée chez l’homme. Il faut donc rester prudent. D’autres molécules se dessinent, comme le remdesivir, testé contre Ebola, ou l’association de deux antiviraux, le lopinavir et le ritonavir, deux anti-VIH, ou encore l’interféron bêta. Mais, là aussi, les essais cliniques sont encore en cours. Il faudra encore attendre plusieurs semaines pour connaître les résultats. Le plasma des patients qui ont éliminé le coronavirus est aussi une piste à envisager: on récupère les anticorps des individus guéris puis on les injecte aux malades pour avoir une réponse immunitaire plus rapide.
Quid des vaccins?
Eric d’Ortenzio. Les recherches sont lancées, mais elles s’inscrivent dans un temps plus ou moins long. C’est le privé qui est le plus avancé dans ce domaine. Plusieurs biotechs et laboratoires pharmaceutiques travaillent dessus. Ils ont déjà des produits en attente et ont, aussi, plus de moyens que la recherche publique… Sanofi a ainsi annoncé lancer des essais de phase 1 sur des volontaires sains.
Mais il ne faut pas espérer de résultats avant douze à dix-huit mois au mieux. Pour cette épidémie, il n’est donc pas certain qu’on aura un vaccin. Cela permettra de se préparer pour la prochaine…
Pouvait-on s’attendre à l’émergence de ce type de virus?
Eric d’Ortenzio. En tant que chercheurs spécialistes des maladies infectieuses, nous ne sommes pas vraiment surpris. Enormément de virus circulent chez les animaux, certains finissent par muter et se transmettre aux hommes.
Comment va évoluer la situation?
Eric d’Ortenzio. On pense, et nous sommes nombreux à le penser, que la France va rentrer très rapidement dans une phase épidémique nationale. Vu la transmission soutenue du virus, c’est l’évolution prévisible. Le principal, c’est de se préparer, de répondre sur le plan de la gestion et de la recherche. Et comme on ne connaît pas ce virus, il faut rester très vigilant, suivre les recommandations des autorités sanitaires. S’il est important que la population se protège, il est important aussi que les gens se sentent acteurs de la prévention de l’épidémie. (Entretien publié dans L’Humanité Dimanche du 8 mars 2020)
Eric d’Ortenzio est médecin épidémiologiste à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale).
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PS. Marché et urgence sanitaire. Nous reviendrons sur les dimensions socio-économiques et spéculatives liées à la pandémie du COVID-19. Toutefois, la déclaration, le 3 mars 2020, du directeur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus, permet, à elle seule, d’appréhender les effets concrets de la prétendue régulation par «le marché» des besoins dictés par une crise sanitaire. Tedros Adhanom Ghebreyesus se disait «préoccupé par le fait que la capacité des pays à répondre à l’urgence est sapée par la perturbation grave et croissante de l’approvisionnement mondial en équipements de protection individuelle, causée par l’augmentation de la demande, la thésaurisation et la mauvaise utilisation. […] Les prix des masques chirurgicaux ont été multipliés par six, les prix des masques-respirateurs N95 [les masques N95 sont conçus pour fournir un taux d’efficacité de filtration d’au moins 95% contre les aérosols solides et liquides, d’une grosseur de 0,3 micron] ont plus que triplé et les blouses coûtent deux fois plus cher. Les livraisons peuvent prendre des mois, la manipulation du marché est très répandue et les stocks sont souvent vendus au plus offrant [et non à ceux qui en ont le plus besoin]. L’OMS a expédié près d’un demi-million d’équipements de protection individuelle dans 27 pays, mais les stocks s’épuisent rapidement. Nous estimons que 89 millions de masques médicaux seront nécessaires chaque mois pour l’intervention COVID-19; 76 millions de gants d’examen et 1,6 million de lunettes.» Depuis lors, la situation n’a fait qu’empirer et le pic sera atteint, sous peu, dans le continent africain. (Rédaction du site A l’Encontre)
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