Par Gilbert Achcar
Tandis que des voix s’élevaient de la droite et d’une partie de la gauche pour annoncer la fin du «Printemps arabe» et pour demander aux masses rebelles de rentrer à la maison, les événements des derniers jours ont abondamment démontré la poursuite et la vitalité du processus révolutionnaire dont l’étincelle a éclaté en Tunisie à la fin de l’année dernière. Ce processus connaît même un regain de vigueur avec une nouvelle impulsion, qui sera suivie d’autres sans aucun doute au cours des prochaines années.
Partout la révolution continue, défiant toutes les tentatives de la faire avorter ou de la détourner de son cours progressiste et libérateur. Ces efforts sont parrainés par les Etats-Unis, protecteurs de la plupart des régimes affectés; ils sont supervisés par les bastions de la réaction arabe dans les Etats pétroliers du Golfe. Ceux-ci tentent vainement d’éteindre les flammes de la révolution en les arrosant de pétrodollars. Ils sont aidés et secondés dans cette entreprise, en échange de la promesse d’une part du gâteau, par les dirigeants des Frères Musulmans, soutenus par l’émirat du Qatar, et par les groupes salafistes, soutenus par la monarchie saoudienne.
Et pourtant, partout la révolution continue, comme au Yémen où «Notre révolution continue» est le nom qui a été donné aux rassemblements organisés le vendredi 25 novembre pour signifier le refus de l’accord de «compromis» au bas duquel le [Président] Saleh, le visage barré d’un large sourire, a apposé sa signature. La monarchie saoudienne tente d’imposer cet accord au peuple yéménite afin de perpétuer le régime de Saleh, à l’instar de celui de Moubarak en Egypte, Saleh lui-même continuant de tirer les ficelles dans les coulisses, depuis le Yémen même ou depuis le royaume Saoudien – ce sanctuaire des despotes corrompus, qui a donné refuge à Ben Ali, proposé à Moubarak de l’accueillir, et soigné Saleh après ses blessures.
Partout la révolution continue, comme en Égypte où les masses sont descendues dans la rue dans un nouveau soulèvement contre le gouvernement militaire. Ces masses ont compris que le commandement de l’armée, dont elles ont cru pour un temps qu’il était loyal envers le peuple, est une composante indissociable, en fait un pilier, du régime dont le peuple a réclamé la chute. La plus importante des révolutions arabes par son étendue et son importance a retrouvé sa vitalité. Les événements ont donné raison à tous ceux que leur vigilance et leur détermination ont poussés à poursuivre la lutte sans se décourager, malgré leur isolement temporaire. Ils ont gardé la certitude que l’énergie massive libérée le 25 janvier n’était pas épuisée et qu’elle doit continuer à s’investir dans les luttes démocratiques et sociales. La combinaison de ces deux types de luttes est une condition déterminante de leur succès. C’est cette combinaison qui a permis la chute du tyran, et if faudra qu’elle se renouvelle à plus grande échelle lorsque le mouvement des travailleurs aura consolidé sa nouvelle organisation.
Partout la révolution continue, comme en Tunisie, où ces derniers jours, les masses se sont soulevées dans le bassin minier de Gafsa, dont le soulèvement en 2008 a constitué un préambule à la révolution qui a éclaté deux ans plus tard à Sidi Bouzid. Les masses ont réitéré à Gafsa l’exigence originelle de la révolution tunisienne, le droit au travail. Elles n’ont pas été leurrées par la «transition dans l’ordre» organisée par «l’élite» sociale dominante dans le but de préserver son statut après avoir évincé Ben Ali en tant que bouc émissaire. Cette «élite» tente aujourd’hui de coopter les opposants d’hier.
Partout la révolution continue, comme en Syrie où la lutte du peuple s’intensifie, malgré la brutalité et l’atroce répression du régime. Un nombre croissant de soldats osent sortir des rangs de l’armée pour accomplir leur devoir de défense du peuple. Les appels de l’aile droite de l’opposition à une intervention militaire étrangère ont jusqu’à présent échoué. La droite espère qu’une intervention étrangère lui livrera le pouvoir sur un plateau d’acier, car elle craint que le soulèvement populaire n’arrive à renverser le régime par ses propres moyens.
Partout la révolution continue, comme en Libye où des voix s’élèvent de plus en plus pour dénoncer les tentatives d’assujettissement du pays à la tutelle étrangère. Les révolutionnaires amazighs, qui ont joué un rôle important dans la lutte pour libérer le pays du tyran, ont refusé de reconnaître le nouveau gouvernement parce que celui-ci n’a pas reconnu leurs droits. Les revendications sociales se multiplient, tant dans les régions les plus défavorisées sous l’ancien régime qu’au cœur même de la capitale. Tout cela en l’absence d’un appareil détenant le monopole des armes et capable de protéger ceux qui ont accumulé richesses et privilèges sous le trop long règne de Kadhafi.
Partout la révolution continue, comme au Maroc où une majorité de la population a boycotté les élections au moyen desquelles la monarchie a essayé de contenir les revendications du peuple, dans l’espoir que ses valets de «l’opposition loyale» parviendront à apaiser le volcan. Mais il continue de gronder sous la forme de manifestations organisées par la véritable opposition. Et les conditions de vie intolérables rendent inévitable une éruption majeure.
Partout la révolution continue, comme au Bahreïn, où les masses rebelles n’ont pas été dupes de la farce de la «commission d’enquête» imposée au royaume par les États-Unis afin de faciliter la livraison d’armes qu’ils se préparent à lui faire. Les masses continuent de manifester et de protester jour après jour, convaincues qu’elles finiront par remporter une victoire que la dynastie Al Khalifa et ses protecteurs, la Maison des Saoud, ne parviendront pas à empêcher éternellement. Le jour approche inévitablement où ces derniers eux-mêmes devront rendre des comptes.
Partout la révolution continue, y compris à l’intérieur du royaume saoudien où le peuple de Qatif s’est soulevé il y a quelques jours sans être intimidé par la répression sanglante du régime. Ils poursuivront leur lutte jusqu’à ce que sa «contagion» s’étende à l’ensemble de la péninsule arabique et de son peuple, malgré l’abjecte propagande confessionnelle qui est devenue la dernière arme idéologique de la tyrannie des Saoud et de l’institution religieuse wahhabite obscurantiste qui, avec leurs protecteurs étasuniens, leur permet de se maintenir au pouvoir.
L’effondrement du trône des Saoud dans la péninsule arabique sera celui du principal bastion de la réaction arabe et du plus ancien allié et entremetteur de l’hégémonie états-unienne dans notre région (plus ancien même que l’allié sioniste). Ce jour-là, l’ordre autocratique et exploiteur arabe se sera entièrement écroulé.
Mais jusqu’à l’avènement de ce jour, la révolution doit continuer. Elle subira échecs, reculs, retours de bâton, tragédies, pièges et conspirations. Comme l’a énoncé le principal dirigeant de la Révolution chinoise: «La révolution n’est pas un dîner de gala; elle ne se fait pas comme une œuvre littéraire, un dessin ou une broderie; elle ne peut s’accomplir avec tranquillité et délicatesse…» La révolution doit donc avancer sans relâche, en gardant à l’esprit une autre célèbre maxime d’un des dirigeants de la Révolution française : « Ceux qui font des révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau. […] Ce qui constitue une république, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé.»
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Gilbert Achcar est professeur d’études du développement et de relations internationales à l’Ecole des études orientales et africaines de l’Université de Londres.
L’original arabe de cet article est paru dans le journal Al-Akhbar de Beyrouth le 28 novembre 2011. Il a été ici traduit par Antoine Dequidt à partir de la version anglaise publiée le 29 novembre dans l’édition en langue anglaise (en ligne) d’Al-Akhbar.
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