Par Colette Braeckman
Une fraude massive, à la fois brutale et subtile. C’est ce qui se dégage désormais, non seulement des avertissements de l’épiscopat catholique, qui assurait, dès la publication des résultats, que ces derniers ne correspondaient pas à ses propres données, mais aussi des fuites révélées entre autres par le Financial Times, grâce à des lanceurs d’alerte qui ont réussi à communiquer à la presse étrangère des résultats enregistrés par le système électronique de 62 716 machines à voter.
• Il apparaît ainsi, d’après 86 % des votes enregistrés sur l’ensemble du pays, que Martin Fayulu aurait obtenu 59,7 % des votes tandis que Félix Tshisekedi, alors qu’il avait été déclaré vainqueur par la Commission électorale avec 38,57 % des votes, n’aurait en réalité obtenu que 19 % des voix !
• L’échec d’Emmanuel Shadary Ramazani, le dauphin du président Kabila, n’est par contre contesté par personne. Qu’il s’agisse des résultats officiels ou de chiffres émanant de fuites, il n’aurait engrangé que 23,8 % des voix, demeurant en troisième position.
Le ton se durcit
• Ces résultats qui diffèrent fortement des chiffres annoncés par la Céni (Commission électorale nationale indépendante) proviennent de deux sources différentes : le premier document émane d’une « fuite » au sein de la Céni, portant sur 87 % des suffrages exprimés. Le second émane de la conférence épiscopale qui était présente dans 40 000 bureaux de vote et porte sur 42,92 % des voix. Les données venues de la Céni auraient été communiquées aux chefs d’Etat d’Afrique centrale et australe par l’opposant Moïse Katumbi, empêché de participer aux élections et qui soutenait Martin Fayulu.
• Ces informations diffusées dans la région expliquent le durcissement de ton enregistré depuis le week-end dans les pays voisins : au nom de la communauté internationale des pays des Grands Lacs, le président du Congo-Brazzaville Denis Sassou Nguesso a préconisé un recomptage des voix tandis que le président zambien, Edgar Lungu, président en exercice de la Communauté des Etats d’Afrique australe chargée des questions politiques, de défense et de sécurité, a lui aussi haussé le ton, suggérant un recomptage et la mise en place d’un gouvernement d’union nationale.
Résultat très politique
• Comment ces données chiffrées ont-elles pu faire l’objet de fuites ? Tout simplement parce que la fameuse machine à voter, présentée comme une simple imprimante, n’avait pas été désactivée comme la Céni s’était engagée à le faire : les tablettes de vote à écran tactile étaient bel et bien équipées d’un port USB et d’une carte SIM. Alors qu’il avait été promis que seuls compteraient les résultats manuels, découlant donc du vote papier, les résultats enregistrés électroniquement furent bien envoyés à la Céni. Cette dernière disposa donc, très tôt, d’une photographie réelle des opérations électorales et de leur résultat.
• Si la Céni fut informée rapidement de la victoire de Martin Fayulu, de son côté, le Front commun pour le Congo, qui défendait le dauphin Shadary, était probablement au courant de la situation réelle le soir même du vote. Ce qui explique, a posteriori, pourquoi une soirée de fête, qui devait célébrer sa victoire dès le 30 décembre, fut annulée en dernière minute, sans explications.
• Cette connaissance de la réalité des votes n’empêcha pas Corneille Nangaa, le président de la Céni, de reporter la proclamation des résultats de l’élection présidentielle, au prétexte que le décompte manuel des résultats prenait du temps. En réalité, tout indique que le délai ainsi obtenu fut mis à profit pour « confectionner » un résultat très politique, établissant une sorte de «match nul» entre le «camp Kabila», qui prenait acte de l’échec de Shadary, et le «camp Fayulu» soutenu par Moïse Katumbi et Jean-Pierre Bemba [blanchi par la CPI (Cour pénale internationale) de «crimes contre l’humanité! Réd. A l’Encontre], considérés comme des adversaires irréductibles. Tout cela au profit d’un troisième homme, Félix Tshisekedi, qui avant même d’être déclaré vainqueur, avait tenu dans Le Soir des propos très conciliants à l’égard du président sortant.
• Pourquoi ces données ont-elles fuité une semaine après la proclamation des résultats de l’élection présidentielle ? Deux raisons peuvent être avancées : la première est la contradiction flagrante entre les résultats de la présidentielle et des législatives. Comment expliquer que le parti UDPS, soutenant un Félix Tshisekedi présenté comme futur président, n’ait engrangé qu’un très faible nombre de députés tandis que le Front commun pour le Congo (majorité présidentielle) obtient plus de 70 % des sièges dans les diverses assemblées ? Les FCC s’étaient organisés de longue date et avaient présenté des candidats à travers tout le pays et leur succès massif leur donne la majorité absolue au Parlement et donc le poste de Premier ministre.
Dilemme délicat
• Un autre facteur expliquant la divulgation de fuites est le fait que la Cour constitutionnelle ait entamé cette semaine l’examen des recours déposés par les divers candidats. Si la Céni n’a proclamé que des résultats « provisoires », seule la Cour constitutionnelle peut promulguer des résultats définitifs et elle pourrait encore prendre en compte les objections et les contradictions dans les chiffres.
• Reste à savoir si la Cour pourra faire preuve d’indépendance alors que l’un de ses membres est l’influent Me Nkulu, qui fut le conseiller juridique du président Kabila.
Ses juristes seront confrontés à un dilemme difficile : soit ils entérinent les proclamations de la Céni et confirment la victoire de Félix Tshisekedi, soit ils annulent les élections, en invoquant les irrégularités et l’exclusion des 1,5 million d’électeurs de Beni, Butembo et Yumbi. Et dans ce cas, Joseph Kabila, le président sortant, restera au pouvoir… (Colette Braeckman, grande reporter, est une experte des réalités de la RCD ; elle développe aussi ses analyses sur son blog sur le site du quotidien Le Soir, texte publié le 16 janvier 2019)
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