Au cours des trois derniers mois, les travailleuses de la chaussure ont brisé le silence; elles sont sorties de l’invisibilité et constituent plusieurs collectifs dans la province d’Alicante. La «classe politique», de son côté, inonde l’agenda d’initiatives visant à trouver une solution à la précarité d’un secteur marqué par l’économie souterraine.
Les aparadoras [travailleuses à domicile qui cousent et assemblent les parties en cuir des chaussures] commencent à être écoutées, après quarante ans de silence. En à peine trois mois, laps de temps au cours duquel un groupe d’ilicitanas [habitantes d’Elche dans le sud de la communauté autonome de Valence, au sud-est de la péninsule] se rassemblent dans la première association de travailleuses de la chaussure, dans le berceau d’une industrie où les grandes entreprises se nourrissent du travail de celles qui assemblent les pièces de chaussures [en ventant dans leur politique de marketing le «fait en Espagne»]. Un travail qui a visage de femme et, selon un rapport de l’Université d’Alicante, 88% des personnes employées dans ce secteur appartiennent à l’économie dite souterraine [selon ce même rapport, il s’agit de 7332 femmes et de 1542 hommes].
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Le 20 avril 2018, une vingtaine d’aparadoras inspirées par la longue lutte des nettoyeuses de l’hôtellerie («las Kellys»), ont formé l’Asociación de Aparadoras y Trabajadoras del Calzado de Elche. Dans un communiqué l’association écrivait: «Nous sommes dans les maisons, des ateliers clandestins et des usines. Nous sommes les femmes invisibles qui assemblent, coupent des fils, emballent, collent…, mais nous n’existons pas pour une industrie qui nous condamne à vivre recluses et dispersées, isolées, seules devant la tâche, travaillant de manière irrégulière pour arracher quelques centimes en quelques journées sans fin, en concurrence les unes avec les autres, et nous transformant en combattantes individuelles parce qu’ils savent qu’ensembles nous sommes plus fortes.»
L’une des revendications principales des aparadoras est de pouvoir recevoir une véritable pension (retraite) alors que nombre d’entre elles, qui ont travaillé plusieurs décennies, n’ont pas ou très peu cotisé du fait qu’elles travaillent au noir; elles revendiquent également des mesures particulières de santé pour des atteintes propres à leur travail – surtout pour des douleurs au dos, aux articulations et psychologiques (en particulier la dépression).
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En 90 jours, des femmes d’autres localités de la province d’Alicante où le poids de l’industrie de la chaussure est également important ont rejoint leurs camarades d’Elche. Leur participation, pour toutes, est inspirée de la lutte des kellys, les femmes de ménage des hôtels qui ont mis cul par-dessus tête un secteur comme celui du tourisme dans lequel, comme dans la chaussure, les profits records ne se traduisent pas par des améliorations salariales ou des conditions de travail pour les employées [voir, ci-dessous, le compte rendu de la rencontre entre les femmes de ces deux secteurs en lutte].
Des communes comme Elda (province d’Alicante) – dans laquelle est en outre tenté le lancement d’une coopérative d’aparadoras – ou, plus récemment, Orihuela, capitale de la Vega Baja [région toute au sud du Pays valencien], se sont mises dans les pas de leurs camarades d’Elche. «Si la situation à Elche est mauvaise, je peux t’assurer que dans la Vega Baja, elle est bien pire. C’est devenu intenable et nous vivons dans une situation d’esclavage, bien que cela semble très dur et très fort de le dire», assure Carolina Belmonte, porte-parole de l’association pour la zone sud de la province d’Alicante. Toutes les aparadoras consultées tombent d’accord pour dire qu’elles se trouvent à une croisée de chemin en termes de travail, de salaire et de santé.
Le problème des conditions de travail
Les femmes qui réalisent l’assemblage de chaussures à domicile, ajoute Belmonte, le font sans contrat, alors que la convention de travail l’exige et est censée réguler ce secteur. Elles combinent les activités du ménage avec la «corvée» [faena]. D’autres travaillent dans des ateliers ou des usines, avec des journées de travail allant jusqu’à 10 ou 12 heures par jour et un salaire moyen de «deux euros l’heure» qui, à domicile, «peut même être inférieur». Celles qui jouissent du «privilège» de travailler dans des ateliers, majoritairement clandestins, ont des contrats à la mi-journée, de quatre heures, alors que les horaires «réels» sont généralement plus du double.
Ce faisant, sans contrat ou avec un contrat qui ne reflète pas la réalité, les aparadoras approchent de la retraite sans disposer du nombre d’années de cotisation minimale pour pouvoir recevoir une pension «digne», sans même mentionner que sur leur vie de travail, elles ne bénéficiaient pas du droit maternité ni aux prestations sociales ou à celles en cas d’accident ou d’infirmité. Aurora Sales est l’une des premières femmes à avoir élevé la voix, il y a cinq ans, à une époque où la crainte de dénoncer ces conditions était plus forte qu’aujourd’hui. Sur 40 ans de travail dans le secteur de la chaussure, Aurora a cotisé seulement pendant 10 ans. Cela n’est pas tout. Carolina Belmonte parle du grand nombre de femmes avec 30 ans de travail sur le dos et seulement «quelques jours, quelques semaines ou quelques mois de cotisation».
Le problème des salaires
Carmen – nom fictif – est une chômeuse de 53 ans qui est passée d’une situation, au cours des années 1980, qu’elle caractérise comme étant «la meilleure pour nous», avec de «bons salaires», à la recherche d’un travail à domicile. «Je reconnais que, comme la majorité d’entre nous, je ne me suis pas préoccupée des cotisations jusqu’à maintenant», dit-elle.
En février dernier, elle a renoncé à travailler dans un atelier illégal dans les environs d’Elche en raison du non-paiement des salaires alors que la femme qui les employait la payait, ainsi que ses camarades, parfois seulement avec des paniers de nourriture en lieu et place d’argent. Une autre employée de cet établissement, qui a aussi jeté l’éponge et ne souhaite pas non plus révéler son identité, ajoute que dans son cas, elle était au bénéfice d’un contrat pendant trois mois avant de découvrir que ce dernier était «faux», qu’elle ne cotisait pas à la sécurité sociale. Cette employée, après avoir refusé d’être payé avec de la nourriture a fini par travailler avec un autre entrepreneur qui ne la payait pas non plus à temps et qui est parti. «Je suis désormais contente parce que mon chef est un homme formel qui me paie trois euros de l’heure, mais il est vrai que bien souvent c’est moins».
Le problème de la santé
La représentante des aparadoras à la Vega Baja (province d’Alicante) cite de mémoire et sans peine les problèmes de santé dont souffrent elle et ses camarades: douleurs lombaires, cervicales, douleurs aux mains et aux bras, mauvaise circulation sanguine, anxiété, dépression… Le cas de Magdalena est très représentatif. Elle a souffert du syndrome du canal carpien, à son poignet droit, ce que laisse voir la cicatrice laissée par l’opération chirurgicale. Depuis lors, elle a perdu de la force à la main, «mais, au moins, je ne laisse plus tomber les choses que je porte», ajoute-t-elle. A la suite d’une autre opération, cette fois-ci des cervicales, son cou est moins mobile. Elle portait une prothèse et ils ont dû prélever une greffe sur un os de la hanche pour lui «restaurer» les cervicales. Aujourd’hui, à 60 ans, Magdalena survit grâce à l’allocation pour chômage de personnes de plus de 55 ans.
«L’un dans l’autre, nous sommes toutes sous médicaments», ajoute Aurora Sales. «Je suis un traitement psychologique depuis 2012». Cette employée de la chaussure d’Elche affirme avoir souffert d’un harcèlement au travail dans une usine où elle insistait pour que son chef l’inscrive [auprès de la sécurité sociale]. Elle est ensuite tombée malade. «Pour dormir, j’ai besoin qu’il y ait du bruit» [accoutumance au bruit de l’atelier et effet paradoxal anti-anxiogène] avoue-t-elle en même temps qu’elle rappelle les conditions «inhumaines» des ateliers dans lesquels elle est passée; des ateliers sans ventilation et la tension à fleur de peau «car les températures descendent rarement en dessous de 40 degrés».
Des solutions politiques
Face à de tels problèmes, il y a des solutions. Le Parti socialiste du Pays valencien (PSPV-PSOE), Compromís [coalition de diverses formations de gauche du pays valencien pour les élections générales, dans la communauté autonome; la porte-parole, Monica Oltra, est vice-présidente de l’exécutif dans le cadre d’accords avec le PSOE] et Podemos ont lancé plusieurs initiatives afin d’améliorer la situation des aparadoras. Il y a trois semaines, la formation violette [Podemos] a invité l’association d’Elche au Congrès des députés où ils ont exigé un plus grand nombre d’inspections du travail afin de rendre compte de la réalité de l’économie souterraine.
Cette semaine, Compromís a présenté aux Cortes de la communauté autonome valencienne une proposition non législative comportant 12 mesures mises en avant par le syndicat Comisiones Obreras (CC OO) afin de mettre un terme à la précarisation du travail que vivent autant les aparadoras que les kellys.
De leur côté, les socialistes ont porté devant l’assemblée communale d’Elche lundi 23 juillet 2018 une motion pour que le gouvernement espagnol étudie la viabilité d’une reconnaissance des prestations de la sécurité sociale [pour les travailleuses], en particulier les allocations de retraite, entre autres mesures. A été annoncé, en outre, l’intégration du collectif des aparadoras au bureau de l’économie souterraine de la ville. Ce bureau est l’une des dernières initiatives portées par l’assemblée, laquelle, pour la première fois, a décidé de reconnaître la problématique du travail clandestin dans le secteur de la chaussure, qui s’étend à d’autres secteurs.
Dans le cadre d’un «plan choc» récemment créé, les autorités locales du PSPV-PSOE, Compromís et Partido de Elche ont décidé de se centrer dans le combat auprès des lycées contre la croyance généralisée existant au sein de la société ilicitana selon laquelle l’économie souterraine est «normale» pour 82% des personnes interrogées lors d’une enquête menée par l’UMH [Université Miguel Hernández d’Elche]. (Article publié le 29 juillet 2018 sur le site eldiario.es; traduction A L’Encontre)
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