Par Oscar-René Vargas (12 juin 2018)
1. Des policiers en uniforme, des tireurs d’élite, des forces parapolicières liées au gouvernement Ortega-Murillo tirent à tour de bras sur la population non armée. Ces forces appliquent des méthodes de terrorisme d’État contre des citoyens et citoyennes non armés et pacifiques. Dans ces conditions, un dialogue avec le gouvernement n’est pas possible, affirment les évêques de la Conférence épiscopale nicaraguayenne (CEN) [par la voix du cardinal Leopoldo Brenes, le mardi 12 juin].
2. Dans cette lutte sociopolitique, personne n’est neutre. Il y a différents niveaux de conscience, différents niveaux d’engagement, différentes capacités de dévouement, mais 90% de la population veut un changement définitif, parce que l’orteguisme en crise a révélé un visage criminel inacceptable.
3. En date du 11 juin 2018, on pouvait compter au moins 150 morts, plus de 1500 blessés, des centaines de disparus et des prisonniers politiques. Sans exagérer, on peut dire que la répression de la dictature orteguiste contre la revendication pacifique de justice et de démocratie relève d’un massacre.
4. Très peu de citoyens veulent continuer à vivre sous un régime qui tue les étudiant·e·s non armés et qui n’assure aucune condition de stabilité pour l’avenir du pays. Aujourd’hui, le nœud de la question réside dans les conditions et la méthode qui vont régir le changement, c’est-à-dire la chute d’Ortega-Murillo.
5. Les fondements éthiques, moraux et institutionnels du Nicaragua étaient déjà minés antérieurement au 17 avril 2018. Le gouvernement Ortega-Murillo et le grand capital avaient vendu une image falsifiée, une fiction de sécurité individuelle et juridique, de croissance économique et de paix. Cela tout en ignorant les innombrables besoins de la population, le chômage, la pauvreté, l’inégalité et la justice sociale.
6. Depuis le début de la crise, Ortega-Murillo et leur famille sont reclus dans la résidence d’El Carmen (siège et bureaux du pouvoir dictatorial), parce qu’ils ne peuvent pas se déplacer tranquillement dans la capitale, et encore moins dans le reste du pays. Cela démontre l’isolement social dont ils pâtissent.
7. Moins de deux mois après la crise sociopolitique, l’agence de notation S&P Global Ratings a modifié la perspective de la notation de crédit en la faisant passer de stable à négative. Cela augmente le coût des lignes de crédit commerciales pour les importations du Nicaragua et rend le pays clairement moins attrayant pour les investissements étrangers.
8. Le 12 juin, la grève de 24 heures appelée par la société civile et les différents secteurs productifs de la ville de Léon a été suivie à près de 100%. Les rues étaient désertes, les transports qui incluent les taxis et les bus étaient très rares. La majorité de la population de León ajoute se joint au blocage général et donne un exemple de lutte qui peut être imité dans d’autres villes du pays.
9. La grève dans la ville de León, la deuxième plus grande ville du Nicaragua [l’agglomération compte quelque 390’000 habitants], a donc été un succès total. Le marché central et celui de l’ancienne gare ferroviaire étaient fermés et placés sous la surveillance des commerçants. Les environs ont été bloqués, les barricades du centre-ville n’ont pas pu être enlevées ni par la mairie ni par la police. Les principaux supermarchés de la ville étaient fermés: El Gallo más Gallo, La Curacao, El Verdugo, El Tropigas, Sinsa, Pali, Proquinsa, etc. Les rues étaient désertes et les rares passants se déplaçaient en moto ou à pied, faisant attention. Ce type de mobilisation peut être répété au niveau national, l’exemple de León en indique la possibilité.
10. Ortega a établi une alliance avec le grand capital depuis son arrivée au pouvoir en janvier 2007. Jusqu’en avril 2018, ce secteur avait maintenu son soutien au gouvernement Ortega-Murillo. Suite au soulèvement civique d’avril-mai-juin, il a pris une certaine distance par rapport au gouvernement. Cependant, il cherche à sortir de l’impasse: avec des élections anticipées, pour que tout change et que rien ne change?
11. Le responsable de cette situation n’est pas seulement le gouvernement Ortega-Murillo, mais toute l’oligarchie et l’élite politique de ce pays, que ce soit par complicité ou par incapacité. L’accord entre le gouvernement Ortega-Murillo, les grands hommes d’affaires et les syndicats [Front national des travailleurs] a permis à Ortega-Murillo de gouverner sans contrepoids, de pervertir les institutions étatiques et d’éliminer l’opposition, avec la bénédiction et la complicité des grands hommes d’affaires qui, en retour, ont dicté les orientations économiques et bénéficié des aides de l’État.
12. Le pays n’a pas de véritables partis d’opposition. Ils ont été achetés, neutralisés ou déclarés illégaux. Le rôle de l’opposition réelle est joué par les étudiants, les habitants organisant les divers types de barrages, les paysans, la société civile et la population en général.
13. La crise socio-politique actuelle a submergé toutes les institutions, aucune ne peut agir de manière indépendante. Le pouvoir législatif, la police, la Cour suprême, le Ministère public, le Bureau du Contrôleur de la République [qui doit contrôler les mesures administratives et budgétaires de l’Etat], le Conseil électoral suprême et les principales mairies sont subordonnés et contrôlés par Ortega-Murillo.
14. L’Etat dictatorial dans son ensemble est devenu un Etat terroriste. Nous voyons des maires diriger des paramilitaires et des membres de gangs pour réprimer la population sans défense. Nous avons vu la ministre de la Santé [Sonia Castro] ordonner aux médecins des hôpitaux publics de ne pas soigner les citoyens blessés.
15. La police et les forces parapolicières agissent sous les ordres des autorités centrales et/ou municipales. Toutes mettent en œuvre une politique de terreur contre la population pour faire s’affaisser les manifestations sociales en cours. Cependant, la répression disproportionnée des forces de police et des forces antiémeutes du gouvernement a poussé la population à se rallier à l’insurrection civique.
16. Une décennie d’autoritarisme sans limites, une accumulation d’indignation devant les abus, l’arbitraire, la corruption, les inégalités, le chômage, les crimes impunis ont mis le feu à cette protestation. En d’autres termes, l’arrogance d’un pouvoir de plus en plus absolu et étouffant a stimulé la généralisation de la révolte.
17. Ortega-Murillo ont décidé d’organiser et d’armer les criminels, de leur donner l’impunité totale et l’autorisation de tuer, voler, piller et brûler les établissements publics et privés. Ces forces agissent dans les quartiers des villes, dans les attaques contre les barricades en toute impunité et accompagnées ou protégées par la police. Ces forces délinquantes sont responsables de crimes contre la population civile non armée et de saccage de commerces.
18. Pour cette raison, la population place la police au même niveau que les bandes de délinquants, les forces criminelles, les forces parapolicières et les groupes armés se situant en dehors de toute loi.
19. L’objectif d’Ortega-Murillo est de pousser la protestation civique et non armée sur la voie de l’affrontement armé. En même temps, la stratégie du gouvernement Ortega-Murillo a été et continue d’être de gagner du temps, d’user les rangs de la rébellion et d’utiliser la répression aveugle contre la population pour répandre la peur et la terreur.
Parmi les séquelles désastreuses que la dictature d’Ortega-Murillo laissera au Nicaragua, on peut citer la violence des gangs de mercenaires et la perte inestimable des jeunes et des étudiants massacrés, faisant partie du trésor humain nécessaire au développement du pays.
Si l’on ajoute à cela le fanatisme et le culte de la personnalité instillés dans la Jeunesse sandiniste, plus le gaspillage et le pillage, ainsi que la corruption et la servilité qui sont des pratiques courantes dans toutes les sphères du gouvernement, les conséquences de ce régime sur la société nicaraguayenne sont incalculables.
Les dégâts ne se résument pas aux actions régime Ortega-Murillo. Ils impliquent aussi la décomposition sociale et la pourriture morale encouragée par «l’officialité». Une ambiance délétère à laquelle les citoyens se sont habitués et ont été forcés de tolérer parce que se sentant impuissants. Un «climat» qu’il faudra combattre et éradiquer lorsque le couple et ses larbins seront finalement écartés.
20. Un autre objectif du gouvernement Ortega-Murillo est de tenir le plus longtemps, en pensant que les gens vont se fatiguer et que la désespérance gagne du terrain. En même temps, par le biais de l’Organisation des Etats américains (OEA), il veut donner de l’oxygène à des groupes d’opposition qu’il contrôle. Le Secrétariat général de l’OEA a été interpellé pour sa proximité avec Ortega-Murillo.
21. La stratégie d’Ortega-Murillo est de réprimer indistinctement pour essayer de changer le rapport des forces, en éloignant la Conférence épiscopale du Nicaragua du rôle de médiateur du dialogue national. L’objectif consiste à placer l’OEA dans le rôle de médiateur et d’incorporer dans le dialogue ces groupes d’opposition qui font de figuration et les secteurs évangéliques liés au gouvernement, afin de changer le cours des négociations.
22. Michel Forst, Rapporteur spécial des Nations Unies (ONU) sur la situation des défenseurs des droits de l’homme, fait référence à la situation au Nicaragua, qui porte gravement atteinte aux droits à la liberté d’expression, de réunion et d’association ainsi qu’à l’activité politique, au même titre que le droit à la vie et à l’intégrité personnelle.
23. La crise sociopolitique que traverse le Nicaragua a un triple impact sur les autres pays d’Amérique centrale: sur l’activité commerciale, puisque bon nombre des marchandises qui empruntent la voie terrestre doivent passer par le Nicaragua; des effets négatifs sur l’économie de chaque pays; et des répercussions sociopolitiques qui peuvent découler du système de vases communicants reliant les pays de la région.
24. Les 10 et 11 juin, la répression gouvernementale s’est intensifiée dans plusieurs des principales villes du pays (Jinotega, Matagalpa, Jinotepe, Diriamba, Las Maderas, Masaya, Sébaco, Estelí, Ocotal, Somoto, Mulukukú, etc.) ainsi que dans les quartiers est de la capitale, Managua, où les habitants ont à nouveau accusé la police et les paramilitaires d’être responsables de l’agression de citoyens manifestant contre le régime.
25. Des saisies de terres par des membres des forces paramilitaires sont signalées sur toute la côte Pacifique. C’est la manière du gouvernement Ortega-Murillo de payer les paramilitaires en échange de l’attaque des barrages et de leur utilisation comme force parapolicière contre les manifestants. C’est pour ça qu’ils sont si agressifs. Le régime instrumentalise la pauvreté de couches sociales marginalisées pour en faire des tueurs à gages. Les quatre derniers assassinats à Chinandega (côte Pacifique) ont été causés par ces forces installées au fur et à mesure qu’elles s’emparaient de la terre. Dans la région de Managua, ces sicaires agissent dans la périphérie de Belén [à quelque 100 km de la capitale] et cherchent aussi des terrains aux environs de Sábana Grande (près de l’aéroport international).
26. Dans chaque ville ou communauté (León, Chinandega, Managua, Carazo, Matagalpa, Estelí, etc.), nous savons qui envahit illégalement la terre: les groupes marginaux et criminels. La terre est envahie sous la protection de la police et des responsables politiques du parti au pouvoir. Ces groupes établissent des bases territoriales à partir desquelles ils peuvent agir ouvertement pour commettre des crimes et terroriser la population. Ici, la stratégie d’Ortega-Murillo vise à déclencher le chaos pour que la population demande l’intervention de l’armée.
27. L’orteguisme a regroupé les forces «lumpenisées» qui ont été capables, dans certains endroits plus, dans d’autres moins, d’agir comme des paramilitaires, en attaquant les gens de leur propre village, de leur propre quartier, de leur ville ou de même dans des villes voisines. Les responsables du régime parlent «d’opérations de nettoyage» dans lesquelles les maires, les responsables politiques et leurs principaux cadres de chaque région sont activement impliqués.
28. L’armée ne peut pas rester pendant cette révolution civique dans une bulle, en marge du destin du pays. L’armée doit faire un choix ouvert entre une république démocratique ou une dictature. La prudence actuelle de l’armée indique qu’elle a des intérêts plus larges que ceux offerts par le cadre juridique vicié de l’orteguisme. L’armée, pour sa survie, doit se distancier des erreurs irrémédiables du gouvernement Ortega-Murillo.
29. L’armée, en tant qu’institution, est devenue une puissance économique importante, principalement dans l’immobilier. En même temps, elle a des investissements importants à la Bourse de New York. Raisons pour lesquelles elle ne peut pas soutenir ouvertement Ortega-Murillo. Toute participation ouverte aurait des conséquences néfastes pour l’institution militaire, tant au niveau national qu’international.
30. Selon un sondage d’opinion, plus de 70% de la population nicaraguayenne, âgée de plus de 16 ans, est d’accord avec l’exigence du mouvement étudiant et d’autres secteurs sociaux que Daniel Ortega démissionne et quitte le pouvoir avec sa femme Rosario Murillo, vice-présidente de la République, considérant qu’ils sont les principaux responsables du massacre de plus de 150 personnes, du 18 avril à aujourd’hui.
31. Des informations circulant sur les réseaux sociaux des travailleurs de l’aéroport international de Managua indiquent que deux jets privés du Venezuela ont atterri, venant de l’aéroport international de Maiquetía/Caracas. L’un des deux avions est militaire et aurait transporté des armes et des munitions.
32. Ortega-Murillo sont acculés. Ils ont perdu des secteurs importants de leur base sociale. Selon le sondage précité, seuls 14 à 18 % de la population interrogée les soutiennent. Beaucoup de fonctionnaires ont secrètement cessé de les appuyer. Ils ne l’expriment pas publiquement, mais à un niveau personnel et privé ils le reconnaissent. Certains d’entre eux ont quitté le pays, en secret.
33. Chaque jour où l’insurrection pacifique se poursuit, Ortega-Murillo perd de la capacité à continuer de gouverner. Ortega-Murillo n’a plus que la répression pour rester au pouvoir. Cela les éloigne d’un processus de négociation en vue d’une «sortie en douceur». Le peuple ne leur permettra pas de rester dans le pays quelle que soit l’issue qui prendra forme. Nous sommes à un véritable carrefour où soit Ortega-Murillo accepte de quitter le pouvoir, soit la crise se prolongera.
34. Le 9 juin, un envoyé du président de la Commission des relations extérieures du Sénat américain [Bob Corker] est arrivé au Nicaragua. Il a eu des rencontres avec les évêques, Ortega-Murillo, les banquiers et les secteurs du grand capital. Le message est le suivant: soutien à la Conférence épiscopale en tant que médiateur du dialogue nationale; des élections anticipées avec des observateurs nationaux et internationaux; l’arrêt de la répression; et la destitution du pouvoir d’Ortega-Murillo.
35. La pression états-unienne est forte, avec la menace que le Sénat puisse approuver une loi, en cas de la poursuite de la répression indiscriminée, qui affecterait directement la famille Ortega-Murillo, les ministres et les alliés du gouvernement.
36. Il y a trois scénariosde sortie possibles. Premier scénario: qu’Ortega parvienne à surmonter la crise avec du sang et du feu et reste indéfiniment au pouvoir. Scénario improbable.
37. Deuxième scénario: qu’un accord soit conclu en vue d’un atterrissage en douceur avec des élections anticipées pour 2019. 1° Qu’Ortega réussisse à négocier qu’il reste au pouvoir pour organiser les élections anticipées. 2° Qu’Ortega doive démissionner et qu’un gouvernement de transition prenne le contrôle. C’est le scénario qui est considéré comme le plus probable, avec l’effet de levier des Etats-Unis, du grand capital, des secteurs de l’orteguisme, de l’armée et de certains membres de la Conférence épiscopale. [Le 12 juin au soir, le président du Conseil supérieur des entreprises privées, José Adan Aguerri, avec l’appui de l’Alliance civique pour la justice et la démocratie, partie prenante du dit dialogue national, a appelé à une grève générale de 24 heures qui doit commencer le jeudi 14 juin à la première heure. Lors de la conférence de presse, il a été demandé aux employeurs de respecter la décision des travailleurs de se joindre à la grève nationale et un appel a été fait aux employés de l’Etat de ne pas se présenter à leur poste de travail. Selon le texte publié, il est dit: «Si tous le font conjointement, ils ne pourront pas prendre de mesures de répression.» Le directeur exécutif de la FUNIDES, Fondation nicaraguayenne pour le développement économique et social, a déclaré que cette «option extrême» était prise pour répondre à des «conditions extrêmes». Cette initiative a été prise, selon les informations données, suite à l’annonce faite par Ortega au représentant des Etats-Unis de tenir des élections anticipées. – Réd. A l’Encontre]
38. Troisième scénario: suite à l’intensification de l’insurrection sociale, du nombre de barrages et de la grève dans les principales villes, Ortega abandonne le pouvoir et l’appel est fait à une instance exécutive de transition qui convoque une Assemblée constituante nationale dans le but de refonder l’Etat. Sont démis de leurs fonctions les magistrats de la Cour suprême de justice, du Conseil électoral suprême, les maires impliqués dans la répression, les contrôleurs de la République, le procureur général, les principaux commandants de la police, etc. (Managua, 12 juin 2018; traduction A l’Encontre)
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Oscar-René Vargas nous a fait parvenir cette nouvelle note de conjoncture le mardi 12 juin au soir. Elle fait partie d’un suivi, quasi au jour le jour, de la situation au Nicaragua, en en énumérant les points essentiels. Réd. A l’Encontre
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[1] La physionomie du clan du régime Ortega-Murillo peut être appréhendée dans l’article suivant, datant du 28 octobre 2016 et reproduit en avril 2017: «Los anillos del poder y los operadores de Ortega y Murillo». (Réd. A l’Encontre)
Très bon article, très juste et qui est très éclairant sur le régime Ortega-Murillo. Je vis depuis plusieurs années au Nicaragua et depuis le retour d’Ortega au pouvoir en 2009, on a pu assister à la déliquescence de l’État du Nicaragua. Ortega et sa clique confondent État et parti. La police nationale n’a de nationale que le nom, elle est avant tout “orteguetista”. Le clientélisme et le népotisme, jumelé à la corruption endémique ont fait de ce très beau pays le pays d’Amérique centrale le plus corrompu, selon Transparency International.