Par Jaime Pastor
Le triomphe de la motion de défiance constructive présentée par Pedro Sánchez ce 1er juin et l’expulsion de M. Rajoy [«M punto Rajoy», allusion à la façon dont Podemos et d’autres nomment publiquement l’ancien président du gouvernement en raison de l’apparition de son nom dans des affaires de corruption] de la Moncloa [siège du président du gouvernement à Madrid] constituent sans aucun doute une bonne nouvelle et c’est ainsi qu’elle a été reçue par une large majorité de la société espagnole. Un nouveau scénario politique s’ouvre ainsi, plein d’inconnues et sans susciter de grandes illusions envers le nouveau gouvernement qui sera formé dans les prochains jours. Pour le moins, une étape d’attaques brutales contre les droits et les libertés fondamentales sur tous les fronts s’achève.
En effet, le 24 mai dernier, par hasard un jour après l’approbation du budget 2018 du PP (Parti Populaire) au Congrès des députés [grâce aux voix du Parti nationaliste basque, PNV], la condamnation de l’Audience nationale sur le réseau de corruption Gürtel était enfin prononcée. Le jugement comprend la condamnation pour 28 délits de prévarication, 24 de corruption, 26 de blanchiment d’argent et 20 contre le fisc ainsi que de longues condamnations prononcées contre un nombre important de personnes liées au PP, tels que l’ancien trésorier Luis Bárcenas, l’entrepreneur Francisco Correa, les anciens maires de Majadahonda et de Pozuelo de Alarcón [deux villes voisines des environs de Madrid] ainsi que l’ancien secrétaire à l’organisation du PP de Galice.
Un jugement qui reconnaît ce qui était déjà évident depuis longtemps: qu’au cours des ans, s’était tissé entre les entreprises de Correa et le PP «un authentique et efficace système de corruption institutionnelle par le biais de mécanismes de manipulation des marchés publics aux niveaux central, des communautés autonomes et locales par le biais de sa relation étroite et continue avec d’influents militants dudit parti.»
Cette sentence dévastatrice ne laisse aucun doute, y compris du côté de Ciudadanos, sur le caractère criminel du PP et sur la responsabilité de M. Rajoy en tant que président de ce dernier. La décision de Pedro Sánchez de présenter dès lors une motion de défiance est apparue comme une initiative sans visée de succès mais qui était nécessaire pour répondre à une revendication de simple hygiène démocratique, exigeant que le parti le plus corrompu d’Europe sorte du gouvernement.
Enfin, malgré l’incertitude qui planait jusqu’au dernier moment sur la démission ou non de Rajoy, le PNV s’est déterminé à voter la motion, en échange du respect d’un budget austéritaire qui venait d’être approuvé ainsi que l’absence de convocation d’élections générales anticipées. Ces voix ont permis à la motion d’obtenir la majorité absolue [il fallait 176 votes en faveur, la motion en a reçu 180 – voir sur le résultat la note 1 de l’article publié vendredi 1er juin].
Il n’est pas question de souligner les différentes interventions du débat, mais il est intéressant de constater qu’une fois le résultat atteint, Pedro Sánchez, qui semblait avoir pratiquement disparu de la scène si ce n’est pour serrer les rangs dans le bloc de l’imposition de l’article 155 en Catalogne, sort renforcer sans pouvoir toutefois dissimuler son vertige devant les énormes défis auxquels il fait face. Le grand perdant est, en revanche, le dirigeant de Ciudadanos [avec 32 députés au législatif], Albert Rivera, obnubilé par des sondages qui le présentent comme le vainqueur d’élections générales immédiates. Il est contraint de faire le constat de son éloignement, au moins jusqu’aux élections municipales et autonomiques [en 2019]. Son projet ultranationaliste espagnol, assaisonné de néolibéralisme et d’européisme de type Macron, ne pourra résister aussi facilement dans l’opposition, pour le moins en dehors de Catalogne.
Unidos Podemos est, lui, apparu comme le défenseur le plus ferme de la motion de défiance et, par conséquent, partie prenante du succès au point d’en arriver à se proposer pour gouverner aux côtés du PSOE. Pour ce qui est des partis souverainistes catalans [ERC et le PDeCAT], de même que Bildu [coalition de gauche nationaliste basque], se sont branchés sur la soif d’éjecter le PP. Cette attitude leur permet désormais d’obliger Pedro Sánchez à un dialogue bilatéral qui mette un frein à la juridiciarisation du conflit, tout en sachant que sur ce front le dirigeant du PSOE, soumis à l’étroite surveillance des barons et de la vieille garde, ne peut que promettre quelques bonnes paroles.
Le PP, au contraire, est déconcerté face à un scénario nouveau, qu’il n’attendait pas, et entre dans une nouvelle étape de refondation qui sera probablement dirigée encore par Rajoy. Il est certain que le PP n’est pas l’UCD [Union du centre démocratique, formation issue du parti unique franquiste et de caciques locaux de l’appareil d’Etat, auquel se sont adjointes d’autres forces, qui a, sous la direction d’Adolfo Suárez «piloté» la transition avant de disparaître au début des années 1980]. Il n’y a pas lieu de s’attendre à une décomposition à brève échéance, mais celle-ci pourrait débuter suite à la première échéance électorale, en Andalousie en mars 2019, dans le cas où Ciudadanos remportait un plus grand nombre de suffrages.
En tous les cas, dès maintenant, contraint par la concurrence de ce parti, son processus de refondation et de construction d’un nouveau leadership s’accompagnera d’une opposition véhémente au nouveau gouvernement [le PP compte 137 députés contre 84 au PSOE], non exempt de trêves pour permettre une défense commune de la raison d’Etat et, particulièrement, de l’unité de l’Espagne face au séparatisme. Les deux formations, PP et Ciudadanos, seront aiguillonnées par le Brunete médiatique [terme utilisé pour désigner le front médiatique opposé aux indépendantistes basques ou catalans], disposé à engager une guerre sale si nécessaire pour ne laisser aucun répit à Sánchez et inviter un agenda occulte qui, comme on le voit déjà, annonce les pires catastrophes.
Que peut-on espérer du nouveau gouvernement? Et de Podemos?
L’ébauche de programme annoncé jusqu’à maintenant semble se concentrer sur quelques mesures modestes, bien qu’urgentes, un grand nombre d’entre elles ayant fait l’objet d’un veto du gouvernement PP, telles celles portant sur la loi muselière, l’universalisation du système de soin ou le déblocage à la radio-télévision espagnole. Il semble que l’annonce qu’il a faite d’un sauvetage social ne pourra guère aller loin en raison de son engagement à respecter un budget austéritaire alors que le PSOE lui-même avait présenté un amendement portant sur sa totalité. Pour ce qui a trait à sa disposition au dialogue avec l’indépendantisme catalan, cela impliquerait, outre une sortie du traitement judiciaire du conflit, de mettre un terme au contrôle économique du govern de la Generalitat, chose qui ne semble pas non plus faire partie de ses projets.
Il est ainsi possible que nous devions faire face à une nouvelle version de ce que la porte-parole socialiste au Parlement, Margarita Robles, a présenté comme modèle: l’étape des gouvernements présidés par Rodríguez Zapatero [entre 2004 et 2011]. En résumé, pour compenser la marge de manœuvre étroite sur le plan social et économique, en raison des engagements pris – avec des conséquences encore plus dures aujourd’hui qu’alors – envers le Plan de stabilité européen et sur la question de la fracture nationale-territoriale – qui s’est fortement élargie depuis lors –, Sanchez devra prendre des mesures phares dans le domaine des libertés et de l’assistance sociale. Cela de façon à ce que le PSOE se trouve dans une position de force les prochaines luttes électorales, récupérant un peu de crédibilité devant un électorat qui l’abandonne progressivement.
Si, de plus, ce gouvernement est mis sous pression par les puissants lobbies internes et externes – le patronat et les banques qui exigent déjà qu’il ne touche pas aux «grandes réformes», en particulier dans le domaine de la législation du travail et pour qu’il s’engage à ne pas introduire de nouveaux impôts – ainsi que par l’hostilité du PP et de Ciudadanos devant tout geste d’apaisement envers l’indépendantisme catalan, appelant à une mobilisation dans la rue comme ils l’ont fait sous Zapatero, Paglo Iglesias aurait alors raison de soutenir que Pedro Sánchez forme un gouvernement faible.
Le problème est que pour faire face à ce bloc réactionnaire, la meilleure voie ne consiste pas à se proposer comme membre potentiel de ce gouvernement, ainsi que l’a fait à la hâte Pablo Iglesias. Au contraire, Unidos Podemos (UP) devrait s’affirmer à nouveau comme la force politique qui, au parlement et en relation avec les mouvements sociaux, est disposée à conclure des accords avec le PSOE. si possible en dehors du gouvernement, à l’instar de ce qui se fait au Portugal [1]. Et, surtout, vise à bâtir un bloc alternatif déterminé à répondre aux attaques de la droite et, simultanément, contraindre Pedro Sánchez à emprunter un chemin qui aille au-delà de quelques mesures modérément social-libérales et de «régénération» [d’un système politique à bout de souffle].
Il s’agirait ici de la tactique la plus adéquate car, ainsi que l’a déclaré le leader de Podemos lui-même lors de sa première intervention au parlement, nous ne devons pas seulement aller au-delà de l’étape d’un PP corrompu ou d’une simple crise de la représentation politique. Nous sommes toujours face à une triple crise (institutionnelle, sociale et économique ainsi que nationale et territoriale) qui, en réalité, en dépit du reflux récent et du blocage de la situation catalane, fait que la crise de régime reste ouverte, un régime dont le PSOE est l’un des piliers fondamentaux.
Même Juan Luis Cebrián [président du quotidien El País] appelait récemment à éviter le «naufrage de l’Etat». Il n’y a donc pas lieu de se limiter à la recherche de nouveaux consensus (idéalisant ceux qui ont été conclus lors de la Transition de 1978) pour une simple régénération de ce régime. Il faut au contraire continuer à se battre pour un horizon de rupture constituante, principe qui figure aux origines même de la fondation de Podemos.
Unidos Podemos ne peut devenir un simple collaborateur d’une recomposition partielle de ce régime, ce qui en outre ne ferait que renforcer un PSOE qui, outre sa propre et longue histoire de corruption, est loin de s’inspirer de l’exemple de courants comme celui que représente Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne. Ainsi que le propose le communiqué d’Anticapitalistas, la tâche d’UP doit consister en une contribution à la création de conditions favorables à un nouveau cycle de mobilisations, suivant en cela l’exemple de mouvements comme celui des retraité·e·s ou le mouvement féministe, aspirant ainsi à déborder les cadres austéritaires, liberticides [2] et recentralisateurs imposés, dont l’on peut craindre sans se tromper qu’ils resteront une donnée centrale de la nouvelle étape politique.
Voilà quel devrait être le meilleur chemin pour préparer les prochaines échéances électorales, en suscitant en parallèle des processus participatifs – sans dimension plébiscitaire [à l’instar de la pratique de la direction de Podemos] – de construction de listes d’unité populaire, suivant en cela les accords conclus entre Podemos et IU en Andalousie. (Article publié le 2 juin 2018 sur le site VientoSur.info; traduction A L’Encontre)
___
[1] Où «tout ce qui a changé depuis 2015 résulte de la pression du Bloco et du Parti communiste portugais», mais où «la question des banques, de même que celle de la dette et de l’Union européenne, n’a pas pu faire partie de l’accord» (voir Alda Sousa et Adriano Campos, «La experiencia del Bloco de Esquerda. Conquistas y conflictos», Viento Sur n° 157, avril 2018, p. 5-14. (Réd. A l’Encontre)
[2] Mentionnons seulement le récent jugement contre les jeunes d’Altsasu [à la suite d’une altercation dans un bar avec des gardes civiles; des peines de plusieurs années de prison ont été prononcées] ainsi que l’existence de prisonniers politiques et d’exilé·e·s. (Réd. A l’Encontre)
Soyez le premier à commenter