Par Alain Bihr
L’économie néoclassique a vu le jour dans le dernier tiers du XIXe siècle, à la suite de la publication, quasi simultanée bien que non coordonnée, de la Theory of Political Economy (1871) par le Britannique William Jevons (1835-1882), des Grundsätze der Volkswirtschaftslehre (Principes d’économie politique) (1871) par l’Autrichien Carl Menger (1840-1921) et des Eléments d’économie politique pure, ou théorie de la richesse sociale (1874) par le Français Léon Walras (1834-1910), dont la carrière académique s’est cependant tout entière déroulée en Suisse. Elle s’est trouvée confortée peu après par celle des Principles of Economics (1890) du Britannique Alfred Marshall (1842-1924).
A partir des années 1930 et jusque dans les années 1950, cette école entreprend, d’une part, de se formaliser en liaison avec le développement de l’économétrie et, d’autre part, de développer une macroéconomie en réponse au défi que constitue pour elle l’écho rencontré par les travaux de John Maynard Keynes (1883-1946), au point de tenter une synthèse avec ces derniers dans les années 1950-1960. Mais, à la faveur du tournant des années 1970 qui ouvrira la voie aux thèses et aux politiques néolibérales, les héritiers «orthodoxes» de l’économie néoclassique vont se rendre maîtres, dans les décennies suivantes, des lieux institutionnels où se décident les orientations de la discipline (universités, revues prestigieuses, associations professionnelles, etc.); et ils vont progressivement marginaliser l’ensemble des autres écoles et courants, en se présentant comme «la» théorie économique ou, plutôt, comme «la» science économique, la seule scientifique du fait de sa formalisation axiomatique et mathématique.
Ce faisant, repliée sur elle, ressassant la glorification de la prétendue vertu autorégulatrice du marché, délaissant le plus souvent la confrontation avec la réalité socio-économique afin de peaufiner les équations dans lesquelles elle prétend l’enfermer, l’économie néoclassique contemporaine n’a pas peu contribué à rendre l’économie politique encore plus indifférente à la thématique et à la problématique écologiques qu’elle ne l’était déjà, alors même que ces dernières ne cessaient pourtant de devenir de plus en plus centrales, tant sur le plan académique qu’au sein de l’agenda sociopolitique. Si, comme le laissait entendre Marx, le fétichisme capitaliste est bien la religion originale de l’époque contemporaine, l’économie néoclassique en a incontestablement constitué la théologie formulée en langage mathématique.
Entre individualisme méthodologique et recherche de l’équilibre optimal, la fable néoclassique
L’économie néoclassique rompt avec l’économie classique en abandonnant la catégorie de valeur pour celle de prix. Plus précisément, elle rejette la théorie objective de la valeur, l’ainsi dénommée théorie de la valeur-travail, attribuée à Smith, Ricardo et Marx (à tort en ce qui concerne ce dernier), qui la rattache aux conditions sociales de production, théorie soupçonnée d’avoir donné naissance à la critique socialiste du libéralisme. Et elle lui substitue une théorie purement subjective de la valeur: une marchandise n’a de valeur que par l’utilité (le besoin qu’elle permet de satisfaire) qu’elle présente pour celui qui est prêt à l’acquérir. Ce qui compte, c’est même plus précisément l’utilité marginale de la marchandise, celle que présente pour l’acquéreur potentiel une unité supplémentaire de cette dernière; et sa valeur est en définitive fixée par le montant de ce qu’il est prêt à débourser pour l’acquérir. L’économie néoclassique ne se demande donc plus ce qu’est et de quoi procède la valeur (en le rattachant plus ou moins adroitement aux différents éléments du procès de production: le travail, la terre, les matières premières, l’énergie, etc.) pour ne plus s’intéresser qu’au prix compris comme ce qu’on obtient (la quantité de monnaie obtenue) par échange (vente) d’une marchandise sur un marché.
Elle rompt par ailleurs avec l’économie politique classique sur un autre plan encore. Alors que cette dernière se présentait avant tout comme une analyse macroéconomique, se préoccupant notamment de l’analyse de la répartition de la valeur entre les différentes classes sociales (propriétaires fonciers, capitalistes, travailleurs salariés, travailleurs indépendants, etc.), l’économie néoclassique recourt au contraire à une analyse microéconomique. Elle se propose d’expliquer les phénomènes économiques à partir du comportement de ces «unités de base» que sont censés être les consommateurs et les producteurs, présentés comme des individus sans attaches sociales, uniquement mus par leur intérêt singulier (la maximisation de son utilité pour le consommateur, la maximisation de son gain ou profit par le producteur) et opérant à ces fins de manière rationnelle (au sens de la rationalité instrumentale uniquement soucieuse d’efficacité de l’action: de choix des moyens les plus appropriés et de leur ordonnancement stratégique), dans un contexte de rareté relative des ressources qui les met en concurrence et les contraint par conséquent à faire des choix (en fonction de leurs revenus et fortune, du temps dont ils disposent, de leurs choix existentiels, etc.). C’est la version néoclassique de ces robinsonnades dont l’économie politique est si coutumière (Marx, 1991 [1867]: 87).
Dans un pareil cadre théorique, un marché parfaitement concurrentiel (impliquant que les individus puissent agir librement, indépendamment les uns des autres et en disposant d’une égale capacité à intervenir sur lui) apparaît l’institution la plus adéquate (la plus appropriée, la plus efficace, la plus rationnelle) de coordination entre la capacité productive de la société (y incluses les ressources naturelles exploitables par elle, présumées limitées et donc plus ou moins rares, au moins immédiatement) et les besoins sociaux (présumés au contraire potentiellement infinis) qu’il s’agit d’y satisfaire. Sur un tel marché, tous les acheteurs et vendeurs sont «preneurs de prix»: ils doivent accepter les prix fixés par le marché, soit en définitive par le rapport entre offre globale et demande globale, sans pouvoir influer sur eux d’une quelconque manière autre que leur propre offre ou demande (ce qui exclut notamment toute entente entre eux), ces prix étant connus de tous sans être le fait de personne. Dans ces conditions, les prix sont fonction, côté demande, des préférences relatives des consommateurs pour les biens et services, représentées par leur utilité marginale et, côté offre, du coût marginal de production de ces mêmes biens et services (le coût de production d’une unité supplémentaire de ces biens ou services); d’où aussi la dénomination de marginalisme de l’économie néoclassique.
Dès lors, le marché est le mécanisme le plus parfait qui soit d’allocation des ressources, un mécanisme qui assure la réalisation du bien-être social alors même qu’il ne présuppose rien de plus que la poursuite par chacun·e de l’amélioration de son bien-être personnel; une vieille antienne libérale et bourgeoise incessamment répétée depuis la Fable des abeilles de Bernard Mandeville (1714) et la «main invisible» chère à Adam Smith (1776). Et l’économie néoclassique n’aura d’autre souci que d’assurer les conditions d’une concurrence parfaite censée garantir l’équilibre autoreproducteur du marché (par ajustement automatique soit des quantités mises sur le marché soit des prix), quelles que soient en définitive ces conditions, fût-ce par exemple un chômage de masse synonyme de misère et d’exclusion socio-économique.
Il est à peine nécessaire de souligner que ce sont là des conditions parfaitement imaginaires qui ne se trouvent jamais réalisées dans et par l’économie réelle. D’une part, aucun marché n’est régi par une stricte et parfaite mise en concurrence des acheteurs et des vendeurs, ne serait-ce que parce que la concurrence produit concentration et centralisation des capitaux et génère par conséquent le plus souvent, à plus ou moins long terme, des situations d’oligopole ou même de monopole. D’autre part, les acteurs sur le marché, qu’ils soient acheteurs ou vendeurs, ne se réduisent jamais à des sujets rationnels (dûment informés, parfaitement capables de concevoir ce que sont leurs intérêts, de définir la stratégie adéquate à la réalisation de ces derniers et de poursuivre cette dernière d’une manière continue et cohérente), purement mus par la recherche de la maximisation de leur intérêt (de leur utilité et de leur gain monétaire), passant leur temps à calculer leurs gains et pertes potentiels, etc. D’autres motivations entrent en jeu qui, quelle qu’en soit la nature (coutumière, morale, éthique, politique, religieuse, artistique, etc.), influent nécessairement sur leurs comportements, en infléchissant plus ou moins lourdement leurs préférences et leurs perceptions des coûts et des utilités, partant en entravant ou même en annulant leur calcul économique. Enfin la totalité des biens et des services effectivement consommés ou produits ne sont pas achetés ou vendus sur des marchés et ne font pas davantage l’objet d’une évaluation rationnelle au sens où l’entend l’économie néoclassique: ainsi en est-il par exemple des biens et des services publics mais aussi des biens et services naturels – nous le verrons plus loin.
Autrement dit, le présupposé de l’économie néoclassique selon lequel les êtres humains sont de purs homines œconomici, n’entretenant entre eux et avec leur environnement naturel et social que des relations marchandes, fondées sur la propriété privée (qui fonde leur égale liberté, réduite à leur droit à participer au marché) et le calcul égoïste visant à maximiser le bénéfice individuel (en termes d’utilité et/ou de gain monétaire), est une pure vue de l’esprit. En même temps, c’est bien ce à quoi la marchandisation généralisée inhérente aux rapports capitalistes de production tend à réduire les êtres humains, mais sans y parvenir. En somme, «même si elle revendique haut et fort son statut de science, l’économie néoclassique raconte des “fables” ayant un fort contenu idéologique» (Vivien, 1997: 20) [1].
En ce sens, elle est la poursuite (plus exactement la reprise) de ce que Marx appelait «l’économie vulgaire», dont la caractéristique principale était selon lui de méconnaître le procès de production pour se centrer sur le procès de circulation. Elle considère en fait la généralisation capitaliste des rapports marchands – dans lesquels les individus ne se rapportent les uns aux autres et aux produits du travail social (biens et services) que sous la forme de rapports marchands (et de leurs corrélats juridiques, les rapports contractuels) – comme une donnée naturelle, comme l’état naturel de la société, que seuls des artifices politiques peuvent venir troubler ou auquel seules des institutions politiques, aussi arbitraires que tyranniques, peuvent mettre fin (d’où aussi sa volonté de circonscrire strictement la sphère du politique ou aussi celui de la morale). Autrement dit, en s’en tenant exclusivement à la sphère de la circulation (marchande et monétaire), elle exalte les qualités que cette dernière requiert de mais aussi qu’elle accorde à ceux qui y participent: la propriété privée, la liberté individuelle, notamment celle de vendre et d’acheter, de commercer et d’entreprendre, l’égalité des droits et des obligations, etc. De la sorte, elle ignore et occulte totalement les rapports capitalistes de production dans le cadre desquels seuls les relations marchandes peuvent s’universaliser de la sorte. Elle ignore par conséquent complètement ce que sont les rapports sociaux des hommes entre eux et avec la nature qui se déploient en deçà et au-delà de la sphère de la circulation marchande au sein de laquelle hommes et choses ne se font face que comme marchands (acheteurs et vendeurs) et marchandises.
Dans cette même mesure, l’économie néoclassique est pleinement en proie au fétichisme de la valeur, tel que Marx l’a analysé dans la dernière section du premier chapitre du Livre I du Capital et dont le restant de cet ouvrage déploie les différentes formes [Bihr, 2010]. Tout le procès d’aliénation par lequel les rapports sociaux entre les hommes prennent la forme de rapports sociaux entre leurs produits (biens ou services), par lequel le caractère social de leurs activités productives disparaît pour ne plus apparaître que sous la forme énigmatique (hiéroglyphique dit Marx) de la valeur de leurs produits, par lequel enfin les quantités de travail qu’ils fournissent n’apparaissent plus que sous la forme des quantités de valeur que ces produits semblent posséder par eux-mêmes, en réglant les proportions dans lesquelles ils s’échangent entre eux indépendamment de la volonté de leurs producteurs, tout cet univers fantasmagorique dans lequel les objets deviennent sujets et les sujets sont assujettis aux objets, dans lequel les choses semblent vivre de leur propre vie indépendamment des hommes qui leur donnent vie mais auxquels elles échappent, tout cet univers donc apparaît à l’économie néoclassique comme le cadre naturel et normal de l’existence humaine, qui plus est comme son cadre éminemment rationnel et donc idéal.
Ce n’est que dans un pareil cadre aliéné que tout le bonheur des hommes peut se réduire, comme le pensent les économistes néoclassiques, au fruit d’un calcul égoïste présidant à leur participation à la circulation marchande et visant à maximiser autant que possible les avantages qu’ils peuvent en retirer, en termes d’utilité (valeur d’usage) ou de bénéfice monétaire (valeur d’échange). Et ce n’est qu’à cette condition que le marché peut être efficient ainsi que le déclarent ces mêmes économistes. Mais nous allons voir tout de suite qu’au grand dam de ces mêmes économistes, bien que plongés eux aussi dans cet univers aliénant et aliéné des relations marchandes, il arrive que des hommes raisonnent et agissent en d’autres termes que ceux prévus et prescrits par eux.
Le traitement des «externalités» par le marché
Selon l’économie néoclassique, des marchés parfaitement concurrentiels, sur lesquels les prix peuvent s’établir selon les principes précédents, en reflétant exactement les utilités marginales et les coûts marginaux, sont aussi des marchés parfaitement efficients, assurant l’allocation optimale des ressources, sur lesquels offre et demande finissent toujours par s’équilibrer, pénurie et surproduction étant dès lors également impossibles. Si et quand ce n’est pas le cas, c’est que ces principes n’ont pas été respectés. Dès lors, il n’y a pas d’autre moyen de remédier aux maux constatés qu’en les établissant ou rétablissant.
Ainsi en irait-il aussi pour les problèmes écologiques (pollutions, pertes de biodiversité, perturbations des écosystèmes, etc.) que pourrait engendrer l’activité économique (capitaliste). Selon l’économie néoclassique, s’ils surviennent, de pareils problèmes ne peuvent résulter que du fait qu’il s’agit d’éléments extérieurs au marché, appelés pour cette raison «externalités», à ce titre non pris en compte par les producteurs et les consommateurs parce qu’ils sont dépourvus de prix, gratuitement disponibles ou sans incidence sur les coûts (d’appropriation, de production, etc.). Et, ne recevant aucun signal-prix, les acteurs économiques ne sont pas non plus en mesure d’adapter leurs comportements (d’achat et de vente, d’investissement ou d’épargne, etc.) en conséquence [2].
Pareille position de l’économie néoclassique est logique au regard de son fétichisme qui la conduit à réduire systématiquement les rapports capitalistes de production aux seules relations marchandes dont ils se composent et, en deçà, aux rapports de propriété afférents, en lui masquant par conséquent toutes les autres dimensions de ces rapports qui sont largement responsables d’un écocide systématique. Dimensions dont fait notamment partie l’indifférence foncière du capital à la nature, en rapport avec le fait que cette dernière ne contribue pas directement au procès de valorisation du capital; une indifférence qu’exprime d’ailleurs parfaitement le fait de considérer les conditions naturelles du procès social de production comme des «externalités», du moins tant qu’elles n’entravent pas la valorisation du capital. Quand l’économie néoclassique appréhende les problèmes écologiques comme des «externalités négatives», elle ne fait que signifier combien elle participe de cette indifférence foncière du capital à l’égard de la nature.
Pour remédier aux dégâts écologiques, il n’y aurait donc d’autre solution pour ses tenants que d’«internaliser» ces «externalités»: les faire entrer à leur tour dans le marché en les pourvoyant d’un prix (réel ou fictif), de sorte à pouvoir les intégrer dans le calcul économique des producteurs et des consommateurs, dans leur balance entre coût et bénéfice, tenu pour l’alpha et l’oméga de la rationalité économique.
«Après avoir pendant si longtemps considéré la nature comme inépuisable et donc sans valeur d’échange, les économistes néo-classiques, pris d’un zèle nouveau, veulent (à tout prix) lui attribuer une valeur monétaire, comme gage de leur conversion à la cause de la nécessaire sauvegarde du patrimoine naturel» (Harribey, 1999: 9)
Mais comment parvenir à ce résultat en pourvoyant de prix des réalités qui, par nature, sont placées hors du marché, hors du champ des relations marchandes et de la production marchande et qui, par conséquent, ne peuvent se ramener à une quelconque évaluation monétaire à laquelle seul le marché est censé pouvoir procéder? Loin de considérer qu’il y a là une forme de quadrature du cercle qui remettrait en cause les fondements même de leur doctrine, les partisans de l’économie néoclassique ont imaginé de multiples méthodes à cette fin (Vivien, 1994: 55-56; Farber, Costanza et Wilson, 2002: 388-389; Vallée, 2011: 310-319 et 327-329). Les unes sont indirectes: elles visent à chiffrer le montant des effets économiques et sociaux qui peuvent résulter des modifications apportées aux conditions naturelles d’existence et d’activités des individus. Par exemple le montant des pertes occasionnées par les effets de la dégradation des sols sur les rendements agricoles; ou le montant des conséquences sanitaires (en termes de pertes de journées de travail, de dépenses de santé, de hausse de la mortalité) de la pollution atmosphérique. On peut y rattacher l’évaluation des coûts évités en préservant les «externalités» naturelles; ou les coûts des opérations qu’il faudrait mener, si l’on venait à les dégrader ou à les détruire, pour rétablir les services qu’elles nous rendent.
Les méthodes directes consistent à tenter de mettre en évidence et de chiffrer les préférences des personnes dans leur rapport aux réalités naturelles qu’il s’agit d’évaluer. Ces préférences peuvent se manifester par des comportements effectifs. Par exemple par des déplacements pour bénéficier des «services» d’un parc naturel, d’une réserve ornithologique, d’un site naturel remarquable, etc., déplacements qui ont un coût (de transport, de séjour, de perte de revenus d’activité, etc.) qu’une enquête peut déterminer. Ou par le différentiel de prix sur le marché immobilier entre deux terrains ou appartements de même qualité intrinsèque mais dont les environnements naturels respectifs (qualité de l’air, vue, silence, espaces verts, proximité d’un milieu déterminé: bord de mer, montagne) sont de qualité très inégale. Ou encore par les dépenses engagées par les ménages pour se prémunir de certaines nuisances (par exemple le bruit, la pollution atmosphérique, la dégradation de la qualité de l’eau potable). Mais elles peuvent aussi se manifester dans des comportements potentiels ou fictifs, comme on le verra plus loin.
Une fois un prix apposé sur les «externalités» naturelles, reste à les «internaliser» dans le fonctionnement ordinaire des marchés. Là encore, les économistes néoclassiques n’ont pas manqué d’imagination: une combinaison de taxations (des agents économiques coupables de mauvaises pratiques d’un point de vue écologique, selon le principe pollueur-payeur – exemple type: la taxe carbone) et de subventions (attribuées aux agents économiques recourant à de bonnes pratiques, par exemple un bonus alloué à l’achat d’un véhicule «écologique»); la création de marchés de droits à polluer (par exemple à émettre du CO2) ou de marchés de compensation des atteintes à la biodiversité. Et nous avons vu que c’est cette dernière solution qui a la préférence des économistes néoclassiques dans la mesure où elle ne requiert aucune autre intervention de l’Etat que l’établissement et la garantie des droits de la propriété privée. De la sorte:
«(…) la qualité de l’environnement (ou une moindre dégradation de l’environnement) peut être traitée comme une marchandise pour laquelle existent des courbes d’offre et de demande qui expriment adéquatement les bénéfices et les coûts. Le travail de l’économiste est de s’assurer que la société se situe bien à l’intersection de ces deux courbes prédéterminées» (Burkett, 2006: 215).
Le pari ainsi engagé est que, du moment où des éléments jusqu’alors gratuitement appropriables par les agents économiques – sans considération des conditions de leur conservation ou de leur renouvellement, tant quantitativement que qualitativement – se voient attribuer un prix (fût-il fictif) et que, par conséquent, leur usage ou leur appropriation implique un coût, les dits agents seront invités et contraints à se soucier de leur conservation ou de leur renouvellement: le prix fonctionne comme «un signal» qui contribue à rationaliser la démarche des acteurs économiques. En somme, on compte sur le marché pour corriger les défauts du marché: les dégâts que le marché a produits, ne serait-ce que par son indifférence à l’égard de ce qui n’est pas marchand. Où l’on retrouve le fétichisme du marché caractéristique de l’économie néoclassique.
Mais compter ainsi sur la valorisation monétaire de ressources naturelles lato sensu pour en réguler l’usage de manière à rendre ce dernier «durable» se heurte au fait que cette valorisation ne peut tenir compte, par définition, que de l’intérêt et des préférences des agents socio-économiques actuels, alors qu’un usage «durable» de ces ressources doit par principe tenir compte du fait qu’elles doivent rester disponibles, en quantité et qualités requises, pour les générations futures. Il faudrait que la valorisation monétaire actuelle puisse tenir compte: de la durée pendant laquelle les ressources en question resteront disponibles (dans le cas de ressources non renouvelables), de la vitesse à laquelle elles vont se raréfier, de la capacité (ou non) des générations futures de s’en passer ou de leur trouver des substituts, et enfin de l’intérêt et des préférences de ces dernières à ce sujet. Ce qui est par définition impossible ou, pour le moins, sujet à des spéculations hautement arbitraires et discutables, qui sont au cœur des débats entourant la détermination d’un éventuel taux d’actualisation à appliquer aux prix des ressources naturelles actuelles [3].
A moins que cette valorisation monétaire ne se fasse sous la contrainte que chaque génération ne puisse user de ces ressources qu’à la condition de laisser aux générations suivantes un stock de celles-ci identique ou équivalent à celui qu’elle a reçu des générations précédentes. Mais, étant donné le présupposé que – selon les tenants de l’économie néoclassique – les préférences des agents socio-économiques actuels sont dominées par la seule considération de la maximisation de leurs intérêts individuels et immédiats, autrement dit qu’elles sont dominées par leur égoïsme et leur court-termisme, l’imposition d’une pareille contrainte, seule capable d’assurer un «développement durable», suppose que le marché soit solidement encadré (muselé même) par un Etat s’érigeant en garant de l’intérêt des générations futures contre la voracité des générations présentes. Ce qui revient à limiter drastiquement l’exercice des droits inhérents à la propriété privée et donc à tourner le dos à l’une des conditions majeures requises par l’économie néoclassique.
L’économie néoclassique piégée par les «évaluations contingentes»
Curieusement mais symptomatiquement, la méthode la plus couramment utilisée par les tenants de l’économie néoclassique pour fixer le prix de réalités naturelles hors marchés est celle des «évaluations contingentes»; et elle conduit à des conclusions voisines.
Les «évaluations contingentes» consistent à tenter de mesurer les préférences des acteurs économiques non pas à partir de leurs comportements effectifs sur des marchés ou quasi-marchés réels (comme dans les méthodes précédemment envisagées) mais à partir de comportements sur un marché fictif (hypothétique), sur lequel les individus sont appelés à fixer des sortes de prix pour des biens ou des services qui se trouvent de fait hors de tout marché.
Elles consistent à mener des enquêtes auprès d’un échantillon représentatif de la population concernée en demandant aux enquêtés combien ils seraient prêts à payer (PAP) pour une amélioration, une préservation ou tout simplement une non-dégradation de leur environnement, mais aussi combien ils sont prêts à recevoir ou, plus exactement, prêts à exiger (PAE) en compensation d’une non-amélioration, d’une dégradation ou même d’une destruction totale de leur environnement. Les moyennes des PAP et des PAE, obtenues après d’éventuelles pondérations des réponses pour différentes raisons, permettent alors de fixer un prix pour les biens et services en question, tenant compte également du fait que coûts et bénéfices sont différés dans le temps.
De toutes les méthodes d’évaluation des «externalités», elles ont la préférence des économistes néoclassiques parce qu’elles permettent de tenir compte des valeurs de non-usage de ces «externalités», par exemple leur conservation pour les générations futures ou la valeur intrinsèque qu’on peut éventuellement leur attribuer. De telles «évaluations contingentes» ont commencé à être menées aux Etats-Unis à partir des années 1960 et se sont multipliées à partir du milieu de la décennie suivante, notamment pour y chiffrer des dégâts environnementaux [4]. De plus, rapportés au coût prévisionnel des travaux d’amendement ou de préservation envisagés (ou auxquels on renonce inversement), les prix auxquels elles aboutissent y sont réputés permettre aux autorités de déterminer si ces travaux sont économiquement justifiés mais aussi de fixer le montant des taxes ou des droits d’usage à travers lesquels ils vont pouvoir être financés. Les «évaluations contingentes» y passent donc aussi pour des instruments efficaces de politique publique. A noter que, pour autant, elles ont connu un moindre succès en Europe, du fait notamment de certains de leurs résultats inattendus [5].
A commencer par l’écart systématique et important entre le PAP moyen et le PAE moyen, le second étant de trois à cinq fois plus important que le premier, alors que la théorie néoclassique prévoyait que les deux devaient au contraire s’égaler, du moins dès lors que leurs montants étaient corrélés au revenu et au niveau de vie des enquêtés. Autrement dit, ces derniers exigent systématiquement beaucoup plus pour accepter une dégradation ou une non-amélioration de leur environnement (la perte de la jouissance de biens ou de services environnementaux) que ce qu’ils sont prêts à débourser pour la préservation ou l’amélioration de ce dernier. Et cet écart est tel qu’il ne peut être attribué à un simple effet de revenu ou de niveau de vie.
Car les éléments qualitatifs des réponses des enquêtés ont fourni d’autres enseignements encore, non moins intéressants. Ils ont notamment manifesté les difficultés que ceux-ci éprouvent à attacher une valeur monétaire à un bien ou à un service écologique, en remettant ainsi en question le principe même des «évaluations contingentes». Des difficultés de quatre ordres différents.
En premier lieu, celles liées à un manque d’informations ou à un problème de contextualisation. Manque d’information sur l’objet à évaluer ou manque d’éléments de comparaison avec d’autres situations semblables ou analogues, conduisant à conclure qu’il est impossible de procéder à une évaluation quantitative, de fixer un PAP ou un PAE. En conséquence, les enquêtés s’estiment non qualifiés pour répondre à l’enquête, sans pour autant se désintéresser de la problématique générale de cette dernière. Dans le même ordre d’idées, d’autres enquêtés font remarquer le caractère inhabituel du type de questions posées, rendant difficile voire impossible d’y répondre.
D’autres enquêtés, ou quelquefois les mêmes, font état de leur souci d’équité ou de justice (fiscale et sociale) dès lors qu’il s’agit de mettre tout un chacun à contribution pour la préservation ou l’amélioration d’un bien collectif. Tout en se déclarant prêts à payer leur dû, ils font état de leur souhait de voir chacun solliciter à la hauteur de ses facultés contributives (par exemple en fixant un pourcentage du revenu qu’ils seraient prêts à consacrer à la préservation du bien ou du service écologique considéré). En conséquence, leur éventuelle fixation d’un PAP ou d’un PAE a moins le sens d’une évaluation monétaire d’un bien ou service écologique que celui de la détermination d’une juste contribution à une cause commune. Et c’est ce qui conduit fréquemment certains à proposer que «les pollueurs soient les payeurs»: que ceux (par exemple des industriels) qui ont une responsabilité directe et particulière dans la dégradation de l’environnement soient plus lourdement mis à contribution pour remettre en état un bien ou service collectif. Ce qui est en mesure d’expliquer pour partie l’écart entre PAP (dû par soi) et PAE (dû par d’autres, plus précisément les principaux responsables du problème), une manière détournée en quelque sorte de protester contre la dégradation par certains intérêts particuliers d’un bien collectif et contre la violation consécutive de leur droit commun à en jouir.
Cela nous conduit, en troisième lieu, à relever que bon nombre d’enquêtés font état de ce que les questions de protection de l’environnement devraient faire l’objet de discussions, de délibérations et de décision collectives, le cas échéant éclairées par les avis de scientifiques et d’experts, plutôt que d’évaluations monétaires effectuées sur la base d’opinions ou d’intérêts individuels et sommairement agrégés. La démocratie est ainsi implicitement opposée et préférée au marché, tant par attachement des enquêtés aux valeurs démocratiques que parce que la démocratie est jugée plus apte à faire naître des décisions informées et éclairées et plus appropriée à trancher des questions relatives à des biens collectifs. Les enquêtés attendent notamment d’une discussion et délibération collective qu’elle permette à toutes les opinions de s’exprimer et de se confronter et, partant, le cas échéant de se transformer au vu des informations reçues et des arguments échangés. La supériorité de ce type de procédures démocratiques pour fixer les PAP ou PAE par rapport à l’agrégation aveugle d’évaluations individuelles faites par des individus isolés a d’ailleurs été reconnue y compris par certains des partisans déclarés des «évaluations contingentes» (cf. par exemple Farber, Costanza et Wilson, 2002: 389-390).
En dernier lieu, enfin, un certain nombre d’enquêtés manifestent clairement leur malaise voire leur refus d’évaluer la nature et ses éléments en des termes monétaires pour des raisons d’ordre éthique ou même politique. Pour eux, il est visiblement impossible de raisonner comme des économistes néoclassiques faisant des réalités naturelles des marchandises potentielles comme les autres. Ainsi, dans le cadre d’une enquête destinée à préparer les opérations de préservation d’espèces sauvages en voie de disparition, des enquêtés ont répondu que «la vie sauvage avait un droit intrinsèque à l’existence, indépendamment des attitudes humaines à son égard»; un quart d’entre eux a protesté contre le fait de vouloir évaluer la vie sauvage en termes monétaires et les deux tiers d’entre eux ont approuvé l’affirmation selon laquelle «la vie sauvage devrait être préservée autant que possible, quel qu’en soit le coût» (Burkett, 2006: 70-71).
Ces enquêtés font notamment état de l’inadéquation de l’évaluation monétaire de la richesse naturelle au regard du caractère collectif et intergénérationnel de cette dernière. Une inadéquation qu’ils jugent souvent choquante au regard de leurs aspirations et valeurs morales. Ils disent être habités par le sentiment que la (socio)nature exprime des relations sociales au sein des générations actuelles et plus encore avec les générations passées dont on l’a héritée et les générations futures à laquelle il nous faut la transmettre. Comme le dit l’un deux:
«C’est une idée parfaitement dégoûtante que d’attribuer un prix à la nature. Vous ne pouvez pas attribuer un prix à l’environnement. Vous ne pouvez pas attribuer un prix à ce que vous allez laisser à vos petits-enfants… C’est un héritage. Ce n’est pas une foire aux bestiaux» (Burkett, 2006: 73).
Quels enseignements tirer finalement des résultats des «évaluations contingentes»? L’économie néoclassique postule des individus réduits à des homini œconomici qui, dans toutes leurs démarches, ne chercheraient que, de manière égoïste et hédoniste, la maximisation de leur bien-être individuel, que ce soit en termes d’utilité maximale (maximisation de l’utilité des biens et services consommés) ou en termes de bénéfice monétaire maximal (maximisation de leur flux de revenus monétaires ou de leurs stocks d’actifs valorisables sur le marché). Or un certain nombre de réponses aux enquêtes visant à des «évaluations contingentes» mettent en évidence qu’une partie au moins de la population non seulement ne raisonne pas en ces termes mais encore estime qu’il est impossible et même scandaleux de raisonner en ces termes, dès lors qu’il s’agit de la nature en général ou de réalités naturelles plus particulières, en remettant ainsi implicitement (et quelquefois même explicitement) en cause les postulats de l’économie néoclassique.
Ainsi, pour ces personnes, les réalités naturelles ne sont pas des biens ou des services privés, susceptibles d’une appropriation privative par des individus qui s’en réserveraient l’exclusivité dans le cadre de leur vie privée et le ressort de leur propriété privée. Ce sont au contraire des biens dont la jouissance doit être ouverte à tous et dont la préservation et la gestion relèvent non pas de mécanismes aveugles du marché mais de procédures démocratiques impliquant discussion, délibération et décision collectives. Et vouloir leur appliquer des mécanismes de marché revient à nier et violer leur caractère de bien commun en les menaçant de ce fait même. Raison pour laquelle certains ont déclaré impossible de répondre aux questions posées dans le cadre de ces enquêtes ou ont même tout simplement refusé par principe d’y répondre.
Pour ces mêmes personnes, les réalités naturelles ne sont pas davantage des biens et services pouvant faire l’objet d’évaluations monétaires en étant susceptibles d’être échangés contre d’autres marchandises équivalentes, contrevenant ainsi au postulat de l’économie néoclassique selon lequel tout peut s’acheter et se vendre en définitive. L’écart systématique entre PAP et PAE peut aussi se comprendre à partir de là. Pour s’en rendre compte, imaginons une «évaluation contingente» du prix d’un enfant qui demanderait aux parents combien ils ont prêts à payer (PAP) pour qu’on ne tue pas leur enfant et combien ils sont prêts à exiger (PAE) pour qu’on puisse le tuer malgré tout. Le plus probable serait que le PAP s’élèverait à la totalité de leur fortune privée, accrue de tout le crédit qu’il pourrait s’assurer, alors que le PAE s’élèverait jusqu’au montant de toute la richesse sociale. Manière de signifier l’absurdité doublée de monstruosité de l’exercice consistant à faire entrer dans l’ordre marchand, en lui attribuant un prix, ce qui par nature est au-delà de tout ce qui se peut se priser.
En somme, loin de démontrer que les principes de l’économie néoclassique sont susceptibles de régir aussi les réalités placées hors du marché, les «évaluations contingentes» apportent la preuve que ces principes sont totalement inadaptés à l’analyse et à la gestion des rapports des hommes à la nature, dans la mesure où ces rapports se situent totalement en dehors du paradigme individualiste, utilitariste et hédoniste qui préside à ces principes. Loin de démontrer que la solution des problèmes écologiques résiderait dans une extension des mécanismes de marché à la nature, elles laissent au contraire entendre que c’est à la pression de tels mécanismes sur la nature que l’on doit la dégradation de cette dernière.
Le changement climatique? Même pas peur!
Incapable d’évaluer et de gérer correctement les dégâts actuels entraînés par le procès de production capitaliste, l’économie néoclassique peine encore davantage lorsqu’elle se confronte à ceux que va engendrer l’aggravation du changement climatique dans les prochaines décennies. Ce qui la conduit à développer une forme spécifique de négationnisme climatique [6].
Pour elle, la question n’est pas tant de s’attaquer aux causes de ce changement que de s’intéresser à ses conséquences en se demandant quel intérêt il y a à les prévenir. Pour répondre à cette question, il suffit selon elle de se livrer à une analyse des coûts et des bénéfices d’une action de prévention, par exemple réduire les émissions de CO2 pour en stabiliser la concentration dans l’atmosphère. Une pareille réduction a un coût, puisque cela suppose des investissements et des reconversions industrielles. Mais elle produit aussi des bénéfices: on évite les dommages liés à la hausse des températures, à commencer par ceux qui limitent la production (notamment agricole). Dès lors, il n’est rationnel de prévenir le réchauffement climatique que dans la mesure où le coût de cette action préventive ne dépasse pas son bénéfice, d’autant plus que son coût est immédiat alors que son bénéfice est futur, ce qui revient à consentir à un transfert de richesse dans le temps qui doit donner lieu à un calcul d’actualisation. Et l’économie néoclassique se fait ainsi fort de déterminer le point d’équilibre entre coût et bénéfice actualisé, c’est-à-dire le niveau de concentration de CO2 optimal où les deux (coût et bénéfice) se compensent.
Certains tenants de cette école se sont livrés à cet exercice. Outre sur la fixation d’un taux d’actualisation, dont on sait l’arbitraire, il repose sur l’évaluation des coûts et bénéfices respectifs des opérations envisagées. Si la détermination des premiers ne pose pas de problème majeurs, il n’en pas de même pour celle des seconds, par définition identiques aux coûts des dégâts futurs du réchauffement climatique que l’on peut ainsi espérer éviter. Par exemple ceux que produirait un réchauffement global de 3°C consécutif à un doublement de la concentration du CO2 dans l’atmosphère par rapport à l’époque préindustrielle.
Pour déterminer ces derniers, l’économiste dispose principalement de trois méthodes. La première consiste à énumérer la liste des dommages qu’un tel réchauffement infligerait aux différents secteurs et branches économiques et à calculer la somme de leurs évaluations monétaires. William Nordhaus, par exemple, s’est livré à un pareil exercice sur le cas de l’économie états-unienne en divisant celle-ci en trois groupes de secteurs, selon leur degré d’exposition plus ou moins grand aux effets du changement climatique. Et de conclure que, dans l’ensemble, celui-ci se traduirait au plus par une diminution de 1% du PIB, tout simplement parce que les secteurs très exposés (comme l’agriculture, la pêche, la sylviculture) ne génère que 3% du PIB, dont 87% est généré par les secteurs sur lesquels le changement climatique est supposé n’avoir aucun impact (par exemple les services). Le défaut principal de cette méthode est qu’elle néglige totalement les effets de propagation des dommages d’un secteur à l’autre. Elle en devient absurde lorsque Nordhaus imagine qu’au pire le changement climatique puisse ruiner complètement la capacité productrice des secteurs très exposés et réduire de moitié celle des secteurs modérément exposés pour en conclure que cela ne diminuerait le PIB que de 8%, sans tenir compte de ce que signifierait pour le restant de l’économie états-unienne l’effondrement total de la production agricole aux Etats-Unis même, mais aussi dans le restant du monde: comment continuerait-on à produire des automobiles si les travailleurs de l’industrie automobile n’avaient plus de quoi se nourrir? Voilà ce qu’il en coûte à réduire le procès de production au procès de valorisation, de confondre production de valeurs d’usage et production de valeur.
La deuxième méthode est soucieuse de pallier les défauts de la précédente en tenant compte des répercussions des dommages dans un secteur sur tous les autres secteurs. Mais elle le fait par le biais des prix des biens et services nécessaires à la production de chaque secteur ou achetés par les consommateurs finaux. Résultat: selon elle, loin de diminuer, le PIB augmente sous l’effet du réchauffement climatique. Par exemple, les pertes d’exploitation des stations de sport d’hiver seront plus que compensées par l’augmentation des gains des stations touristiques estivales ou le développement d’autres loisirs. Ou encore l’effet dépressif du renchérissement du prix de certains matériaux (par exemple le bois) pourra être compensé par le recours à d’autres matériaux (par exemple le plastique, à condition que le prix de pétrole ne s’élève pas trop). Tout cela par la magie des mécanismes de marché qui sont censés toujours s’équilibrer parce que les prix transmettent aux producteurs et aux consommateurs les informations qui leur permettent d’ajuster en conséquence leurs comportements rationnels (leur offre et leur demande).
Méfiants à l’égard des deux méthodes précédentes, jugées spéculatives, certains économistes se sont enfin tournés vers une approche statistique du problème, consistant à évaluer les dégâts causés par le changement climatique sur la base des données économétriques existantes, en l’occurrence les variations de production dans le temps (d’une année à l’autre) et dans l’espace (à travers le globe) en fonction des fluctuations climatiques déjà enregistrées. Mais cette approche comporte elle-même plusieurs biais. Dans le premier cas, on oublie que le changement climatique correspond à une hausse continue de la température moyenne et non pas à des écarts (tantôt en plus, tantôt en moins) par rapport à une moyenne. Dans le second, on ne tient pas compte du fait que l’infrastructure de toute économie, locale ou nationale, est adaptée à un climat déterminé et que, par conséquent, tout changement fondamental de ce dernier supposera une transformation non moins radicale de la première, dont on néglige le coût. En somme, dans les deux cas, on fait comme si le changement climatique n’avait pas lieu: comme si le climat de demain était destiné à rester celui d’aujourd’hui, si bien que les variations de celui-ci peut nous permettre de préfigurer celles de celui-là.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que, quelle que soit la méthode mise en œuvre, les études concluent pareillement au fait qu’une hausse de 3°C de la température moyenne de la planète n’aurait aucun effet catastrophique sur «l’économie» et l’humanité (c’est un tout pour elles). Jusqu’à 1 à 2°C, cette hausse aurait même des effets bénéfiques et, au-delà, les dégâts resteraient mineurs. Le rapport commandité par le ministre travailliste des Finances, Gordon Brown, paru en 2006 sous le direction de Nicholas Stern, ancien chef économiste de la Banque mondiale, conclut même que, en dessous d’une hausse de 5°C, la baisse du PIB serait inférieure à 5 % et qu’elle n’approcherait les 6% qu’avec une hausse de 8°C, une estimation que le rapport veut bien doubler (soit 12%) pour tenir compte des dommages non marchands. Soit beaucoup moins que ce qu’ont pu produire certaines crises économiques sévères: par exemple, la crise de la dette publique a fait chuter le PIB de la Grèce de 25% entre 2007 et 2014.
Le caractère absurde plus encore qu’irréaliste de ces résultats saute aux yeux dès lors que l’on tient compte du fait qu’aucune civilisation humaine n’a jamais connu de pareilles variations de température depuis le néolithique et que les sciences du climat sont parfaitement incapables à l’heure actuelle de nous dire ce que seraient les climats terrestres dans ces conditions et si l’espèce humaine aurait les capacités de s’y adapter. Les extrapolations sur lesquelles se fondent ces résultats ignorent cette donnée fondamentale de la climatologie: comme tout système physique, l’évolution du climat n’a rien de linéaire, en présentant des points d’inflexion ou de rupture au-delà desquels elle devient absolument imprédictible au regard de ce qu’elle a été en deçà. Cela revient donc à évaluer des dommages pour un état de la planète qui est proprement inimaginable.
Que leurs résultats aient été absurdes n’a pas empêché ces économistes néoclassiques d’avoir l’oreille «des décideurs» économiques et politiques (capitalistes et gouvernements) et de conforter ainsi leur propension naturelle à l’inaction face au réchauffement climatique, en apportant ainsi leur pierre de touche à l’édifice du négationnisme climatique. Et qu’ils n’aient pas été conscients de l’absurdité de leurs résultats s’explique, outre par leur méconnaissance des données les plus élémentaires des sciences du climat, renforcée par l’exaltation infatuée de l’excellence de leur propre «science», par le fait que cette dernière, totalement engluée dans le fétichisme de la valeur et de l’abstraction mathématique, a perdu tout contact avec la réalité naturelle et sociale [7]. Rien n’illustre mieux son caractère proprement métaphysique et autiste.
Enfin, comme dans le cas des «évaluations contingentes», il faut s’insurger contre la tentative qui consiste à substituer une décision technocratique, celle de l’économiste, se prévalant d’un calcul réducteur fondé sur des conventions arbitraires, aboutissant qui plus est à des résultats absurdes, à la décision politique fondée sur une discussion publique soucieuse du principe de précaution. Dans les deux cas, l’économiste néo-classique se comporte en ou aspire à devenir le souverain dont le pouvoir serait d’autant moins contestable qu’il est censé être éclairé et auréolé d’une démarche réputée scientifique, seule capable d’arbitrer entre des exigences et des intérêts multiples et opposées. (10 juillet 2024)
Notes
[1] Le caractère imaginaire de toute la construction néoclassique est délicieusement moquée par Antonin Pottier dans la fable suivante: «Le naufrage de leur navire a laissé un Physicien, un Chimiste et un Economiste seuls sur une île inhospitalière. Les trois rescapés ont sauvé de l’épave quelques boîtes de conserve mais ils ne peuvent les ouvrir. Après réflexion, le Physicien propose de jeter les boîtes de conserve depuis le haut d’une falaise. Il a calculé que l’énergie dissipée lors du choc au sol provoquerait leur ouverture mais projetterait les trois quarts du contenu dans le sable. Le Chimiste préfère tremper les boîtes de conserve dans la mer: après vingt jours au fond de l’eau, la corrosion par le sel sera suffisante pour les ouvrir et récupérer leur contenu. Enfin l’économiste prend la parole: “Supposons que nous ayons un ouvre-boîte…”» (Pottier, 2016 : 21).
[2] Ainsi s’expliquerait la fameuse «tragédie des communs» (Hardin, 1968). Un «commun», soit un bien public, librement disponible mais non appropriable (privatisable), ne peut qu’être surexploité (pillé et gaspillé) et en définitive détruit puisque chacun a tout intérêt à en user le plus et le plus rapidement possible tant qu’il demeure disponible et avant que les autres n’en fassent autant.
[3] Le taux d’actualisation permet de rapporter une valeur présente à une valeur future, par exemple le coût présent d’un investissement (destiné à produire un avantage ou à éviter un inconvénient) au prix de ce même avantage ou inconvénient dans un certain laps de temps (dans dix, vingt, trente ans, dans une, deux, trois générations, etc.). Sa détermination pose des problèmes complexes et est sujette à des choix plus ou moins arbitraires, tenant compte d’une part de la préférence pour le présent et de l’aversion envers le risque («Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras» – ce qui explique sinon justifie que le prêt d’argent se fasse à intérêt), d’autre part du taux de croissance économique sur la période considérée, enfin de la valorisation plus ou moins grande de l’avenir. Un taux d’actualisation élevé conduit à déprécier le futur et, inversement, le taux d’actualisation est d’autant plus faible que le futur est valorisé.
[4] C’est par exemple selon la méthode des «évaluations contingentes» qu’un comité d’experts présidé par les deux «prix Nobel d’économie» Kenneth Arrow et Robert Solow a fixé à cinq milliards de dollars l’indemnité due par Exxon Mobil pour la marée noire provoquée en mars 1989 par le naufrage de l’Exxon Valdez en Alaska. Une évaluation suivie par le tribunal qui a condamné la compagnie pétrolière, en première instance, mais que la Cour suprême des Etats-Unis a finalement divisé par dix (de Perthuis, 2016: 42).
[5] Tous les développements suivants consacrés aux «évaluations contingentes» sont librement inspirés de Burkett, 2006: 56-92.
[6] Cette section doit beaucoup à Pottier, 2016: 69-192.
[7] Un indice parmi d’autres de cette disposition: sur les 4700 articles publiés en un siècle par la revue Quaterly Journal of Economics, la plus citée par la profession, aucun n’a été consacré au changement climatique. Cf. Andrew Ostwald et Nicholas Stern, «Why are economists letting down the world on climate change?», https://cepr.org/voxeu/columns/why-are-economists-letting-down-world-climate-change
Bibliographie
Bihr Alain (2010), La logique méconnue du «Capital», Lausanne, Page 2. Disponible sur http://classiques.uqac.ca/contemporains/bihr_alain/
Burkett Paul (2006), Marxism and ecological economics. Towards a Red and Green Political Economy, Leiden et Boston, Brill.
De Perthuis Christian (2016), «L’économiste face aux enjeux environnementaux», Annales de Mines – Responsabilité et environnement, n°83.
Farber Stephen, Costanza Robert et Wilson Matthew (2002), «Economic and Ecological Concepts for Valuing Ecosystem Services», Ecological Economics, vol. 41, n°/3.
Hardin Garett (1968), «The Tragedy of the Commons», Science, vol. 162, n°3859.
Harribey Jean-Marie (1999), «La soutenabilité, une question de valeur» Documents de travail, n°34, Groupe d’Economie du Développement de l’Université Montesquieu Bordeaux IV.
Marx Karl (1991 [1867]), Le Capital. Livre I, Paris, Presses universitaires de France.
Pottier Antonin (2016), Comment les économistes réchauffent la planète, Paris, Editions du Seuil.
Vallée Annie (2011), Économie de l’environnement, Paris, Éditions du Seuil.
Vivien Frank-Dominique (1994), Economie et écologie, coll. Repères, Paris, La découverte.
Vivien Frank-Dominique (1997), «L’économie et l’écologie entre science et idéologie», Natures Sciences Sociétés, vol. 5, n°4.
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