Entretien avec Hassan Boucenine de MSF conduit par Florian Reynaud
Fin août 2016, l’Organisation des Nations unies a revu à la hausse son bilan humain de la guerre qui oppose, au Yémen, le président en exil, Abd Rabbo Mansour Hadi, soutenu par une coalition arabe dirigée par l’Arabie saoudite, aux rebelles houthistes, partisans de l’ancien chef de l’Etat, Ali Abdallah Saleh. Au moins 10’000 personnes ont perdu la vie dans le conflit, assurait l’ONU. Chef de mission au Yémen pour Médecins sans frontières, Hassan Boucenine a passé dix-sept mois dans le pays, où il coordonnait l’aide humanitaire de l’ONG dans un pays ravagé par un an et demi de guerre.
Depuis l’échec des dernières négociations, les combats et les bombardements ont repris dans le pays début août [1]. Quelle est la situation humanitaire du pays aujourd’hui ?
Quatre ou six semaines après l’arrêt des négociations à Koweït, les hostilités ont repris avec une intensité violente, tant par les bombardements que par les combats urbains, comme à Taiz. Non seulement l’intensité est très haute, mais cela survient après un an et demi de conflit, le pays est épuisé, et la structure de santé publique n’existe plus.
L’ONU parle aujourd’hui de 10’000 morts dus au conflit.
Les morts dus à la violence directe et aux combats, à la guerre, c’est une chose, mais quand le système de santé publique s’écroule, il y a nombre de morts invisibles. La plupart des hôpitaux ont fermé, et dans ceux qui sont encore ouverts, les médicaments ne sont pas disponibles, ou très peu. Il y a des pans entiers de services qui ne fonctionnent plus.
Un couple avec une femme enceinte qui a besoin d’une césarienne, par exemple, va partir au dernier moment, faire une longue distance pour arriver à un hôpital. Très souvent les patients arrivent dans un état irrécupérable. Beaucoup trop tard. Et on va perdre la maman, ou l’enfant, ou les deux.
Ce sont des morts qui ne sont pas comptés. Comme ceux qui vont mourir d’une insuffisance cardiaque parce qu’ils n’ont pas les médicaments qu’ils prennent habituellement, etc. Il y a également des morts dus à la malnutrition, parce que dans plusieurs endroits du pays les gens sont mal nourris et contractent plus facilement des infections [2].
L’impact sur la démographie de cette guerre et l’effet sur la pyramide des âges vont se faire ressentir dans les années à venir. Nous étions dans une catastrophe humanitaire l’année dernière, aujourd’hui c’est hors échelle.
Un hôpital soutenu par MSF a subi cet été un bombardement meurtrier de la coalition saoudienne. Quelles sont les zones où MSF est actif au Yémen, et celles qui lui sont inaccessibles?
Jusqu’au dernier bombardement d’un de nos hôpitaux qui était dans le gouvernorat de Hajjah, nous étions présents dans la large majorité du pays, Nord et Sud, malgré les difficultés évidentes de sécurité, et nous avons été forcés et contraints de prendre la décision de retirer nos équipes internationales du gouvernorat de Hajjah et de Saada, tout au nord, après quatre destructions directes de nos infrastructures par la coalition saoudienne. Mais nous soutenons toujours les hôpitaux.
Nous sommes prêts à prendre des risques, mais la sécurité de nos équipes est une chose que nous prenons en compte très sérieusement. Il y a des limites à ne pas dépasser, on ne va pas se mettre sous les bombes sciemment.
Je ne pense pas qu’il soit impossible pour les Etats-Unis, qui soutiennent l’Arabie saoudite et sont responsables de la coordination des opérations aériennes, de faire en sorte qu’il y ait deux cents ou trois cents endroits qu’on ne cible pas. Je pense que si ce n’est pas fait c’est parce qu’on s’en fiche et que de toute façon il n’y a aucune conséquence. C’est la mort du droit international.
Quelles sont aujourd’hui les responsabilités de chaque partie dans ces violations du droit international que vous dénoncez?
La coalition saoudienne dispose d’une puissance de feu massive, jamais vue ailleurs [3]. Ils bombardent massivement. Nous, nous soutenons beaucoup d’hôpitaux et nous nous faisons bombarder par les Saoudiens.
Les houthistes ont beaucoup moins de puissance de feu et pas d’aviation. Mais nous avons des soucis sur les lignes de front: à Aden pendant le siège de la ville, et à Taiz aujourd’hui qui est sous le feu constant de l’artillerie houthiste, et où les deux parties se battent au milieu de zones résidentielles, à côté d’hôpitaux et d’écoles.
A quel point le pays est-il morcelé ?
Il y a une perte de contrôle total. Dans le Sud la situation est quasiment hors contrôle. Au Nord ça tient encore, mais sans une manne financière qui permet d’acheter les forces en présence cela ne durera pas longtemps, donc on va vers un éclatement du pays.
Si on laisse le pays se morceler, la situation qui est celle d’Aden aujourd’hui – éclatement des forces en présence, taux d’insécurité élevé – va être dupliquée dans tout le pays. Le pire scénario, c’est une perte de contrôle et une fragmentation totale du pays, avec des baronnies et milices locales qui gèrent leur district et leur gouvernorat, et une insécurité totale et permanente: assassinats, voitures explosives, attentats-suicides, etc.
En dehors d’une réponse politique, quelles sont les mesures humanitaires les plus urgentes ?
Le plus urgent, c’est d’apporter les médicaments nécessaires, de redémarrer les structures hospitalières dignes de ce nom, et qu’il y ait d’autres organisations que Médecins sans frontières qui s’occupent des hôpitaux centraux.
On ne peut pas tenir ce système à bout de bras bien longtemps. Il faut s’assurer que les programmes d’aide à la nutrition sont mis en place, avec des gens sur place qui les suivent vraiment, ce qui n’est fait nulle part. L’Unicef envoie énormément d’aide nutritionnelle, mais personne n’est là pour faire tourner les programmes nutritionnels et ça ne marche pas.
Une sortie politique du conflit est-elle toujours possible ?
Je ne vois pas qui a intérêt à ce que cela perdure, il n’y a rien à gagner. C’est vraiment un manque de volonté de la communauté internationale. Il est temps d’avoir une administration de transition avec au moins les deux parties en présence et que la communauté internationale joue son rôle. Il y a un abandon total.
Plus nous laisserons passer le temps et plus on va se diriger vers une guerre d’attrition et moins il sera possible de faire la paix. Aujourd’hui, c’est encore possible parce que le pays n’a pas implosé, il y a une résilience extraordinaire du peuple yéménite.
Sans l’intervention directe ou indirecte des Etats-Unis et de la Russie, je ne vois pas comment cela peut se régler. Les deux camps sont dans une impasse. Donc il faut que la communauté internationale pousse les deux parties à accepter un accord. Il n’est pas encore trop tard pour faire la paix.
Si on loupe le coche entre maintenant et la fin de l’année il ne faudra pas se plaindre que le Yémen soit irrécupérable pour les cinq à dix prochaines années. Et les conséquences se feront sentir jusqu’en Europe. On a vu ce qu’il s’est passé en Irak et en Syrie. Si on veut le même scénario on en prend la route. Il est encore temps d’agir, mais la fin de l’année c’est demain. (Entretien publié par Le Monde, mis à jour le 10 octobre 2016)
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[1] Le 8 octobre 2016 des raids aériens sur capitale Sanaa ont visé une salle publique où se tenait une cérémonie mortuaire. De très nombreuses personnes venaient présenter leurs condoléances suite au décès du père du «ministre de l’Intérieur» Jalal Al-Ruwaishan. Le bureau de l’ONU a dénombré 140 morts et 525 blessés [le chiffre de 115 morts a été énoncé par le «ministère de la santé» des «rebelles houthistes»].
Dans un entretien conduit par Adam Diabira sur MCD (Monte Carlo Doualiya), Mohamed Al Khawani effectue le témoignage suivant: «Il y a plusieurs vidéos qui montrent que c’est bien la coalition dirigée par l’Arabie saoudite qui est responsable de ce raid qui a eu lieu pendant la cérémonie de funérailles du père de Jalal Al-Ruwaishan, le ministre de l’Intérieur du gouvernement houthi. Je me suis rendu sur les lieux quelques minutes après les bombardements et j’ai pu voir beaucoup de morts, et beaucoup de blessés, éparpillés dans la salle de la cérémonie funéraire. Selon les témoins qui étaient là avant moi, le deuxième raid a fait aussi des victimes parmi les secouristes qui sont arrivés les premiers. Car oui, le premier raid a visé la salle principale où se tenait la cérémonie, mais il y a eu un second bombardement, qui a frappé l’ensemble du bâtiment.» (RFI, 9 octobre 2016)
Le quotidien Le Monde, en date du 10 octobre 2016, écrivait: «L’attaque a été menée par la coalition dirigée par l’Arabie saoudite, en guerre contre les rebelles houthistes et leur allié, l’ex-président Ali Abdallah Saleh. Elle a visé à plusieurs reprises un centre de réception dans un quartier aisé de la capitale, aux mains des rebelles depuis deux ans. Une cérémonie funéraire s’y tenait en l’honneur du père du ministre de l’intérieur rebelle, Jalal Al-Ruwaishan.» (Réd. A l’Encontre)
[2] L’Unicef travaille pour «établir l’ampleur exacte de l’épidémie» de choléra qui a été confirmée par les autorités yéménites le jeudi 6 octobre. Des cas de choléra ont été recensés dans la capitale Sanaa, tandis que d’autres sont suspectés à Taëz, dans le sud-ouest du pays, rapporte le Fonds des Nations unies pour l’enfance.
Le porte-parole de l’OMS, Christophe Boulierac, souligne que le contexte sanitaire extrêmement dégradé fait craindre le pire. «Il y a un cruel manque d’eau saine aujourd’hui au Yémen. Environ 19 millions de personnes n’ont pas accès à de l’eau potable. Il y a aujourd’hui 2,5 millions d’enfants qui sont exposés à des risques de diarrhée, une pathologie qui tue beaucoup d’enfants.» (Source: RFI, 6 octobre 2016)
[3] Selon un récent rapport de William Hartung du Center for International Policy, l’armement fourni par les firmes états-uniennes à l’Arabie saoudite depuis le début de la présidence d’Obama, en janvier 2009, représente une somme de 115 milliards de dollars. Une aide massive étatique à l’industrie d’armement. La livraison de ces armes implique l’entraînement des militaires sur place, l’entretien des avions et des chars, la vente permanente de bombes «intelligentes» pour assurer le maintien du stock, etc. Que l’administration Obama ose se prétendre «troublée», après les raids aériens du 8 octobre sur Saana, est plus que trouble.
Georges Malbrunot, dans le Figaro daté du 11 octobre 2016, écrit: «Des militaires américains et britanniques siègent dans une war room à Riyad, et Washington fournit du renseignement satellitaire, tout en participant au choix des cibles à viser au Yémen en coordination avec les Saoudiens.» (Version électronique, envoyée à 22h15, le 10 octobre) (Réd. A l’Encontre)
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