Par Gideon Levy
Cette semaine, alors même que la peine d’un enfant de 12 ans était réduite, une enfant de 13 ans a été inculpée. On lui a imposé une amende démesurée – en cas de non-paiement, sa mère sera envoyée en prison pendant une durée pouvant atteindre sept mois. Ce 17 avril 2016: dans les territoires occupés se déroulèrent les manifestations annuelles dédiées à la «journée du prisonnier». Depuis 1967, un million de Palestiniens et Palestiniennes ont été incarcérés dans des geôles israéliennes.
Actuellement, 7000 Palestiniens sont emprisonnés, dont 660 sur ordre administratif, donc sans inculpation. Plus de 400 enfants sont en prison. Un nombre en croissance permanente: 104 en décembre 2011, 177 en décembre 2012, 173 en décembre 2013, 146 en décembre 2014, 470 en décembre 2015. Dans cet article publié dans Haaretz (édition anglaise), Gideon Levy met en lumière le propre de méthodes les plus «banalement quotidiennes» d’une armée d’occupation et de «sa justice». (Rédaction A l’Encontre)
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Nous ne sommes même pas certain de la date exacte de son arrestation. Dans son entourage, on se souvient juste que c’était un mercredi, il y a presque un mois (en fait, le 23 mars). Ses proches ont aussi eu de la peine à trouver une photo de S. Sa mère a dû farfouiller pendant un bon moment avant de trouver une photo de famille – toute délavée et plissée – prise en studio quelques années plus tôt. On y voit S. au premier plan, assise sur un cheval à bascule, ses cheveux pris dans une queue-de-cheval. Il y a une autre photo de S. bébé. C’est tout. Où est sa chambre? Elle est ici, dans la salle de séjour où nous sommes assis, une pièce avec des murs moisis ne contenant que quelques matelas posés à même le sol et deux chaises en plastique brun clair. La nuit, c’est sa chambre à coucher.
Mais actuellement S. n’est pas chez elle. Elle est à la prison de Sharon. Une enfant de 13 ans, qui est en 7e, détenue dans une prison israélienne. Jeudi passé, S. a été condamnée à 4 mois et demi de prison et à une amende de 7000 shekels (1860 dollars). Si l’amende n’est pas payée – alors qu’il s’agit d’une somme inimaginable pour cette famille – la mère de S., Amna Takatka, sera envoyée en prison pour ce que sa fille a fait! Et ce, pendant une durée pouvant atteindre sept mois: un mois pour chaque millier de shekels impayés. C’est la condamnation prononcée par le juge militaire le Lt. Col. Ami Navon.
Il y a six semaines, nous avons rendu visite à la famille d’une autre jeune fille, D. âgée de 12 ans et originaire de Halhul. En février elle avait été condamnée à quatre mois et demi d’emprisonnement. Elle aussi élève de 7e.
C’est ainsi qu’au cours d’une même semaine, alors même qu’une campagne publique pour obtenir la libération anticipée de D. aboutissait – elle sera libérée le 24 avril, soit environ 2 mois avant terme – une autre fille de la même tranche d’âge, S., est jetée en prison.
Chez la famille al-Wawi à Halhul, la chambre bien tenue de D. l’attend, avec un lapin, un chat et un ours en peluche perchés sur son lit. S. rentrera pour sa part dans sa maison défraîchie à Beit Fajjar, à quelques kilomètres de Halhul. Les deux localités se trouvent dans la banlieue de Hébron.
A Beit Fajjar, ville connue pour ses tailleurs de pierre, tout est couvert de poussière: les rues, les voitures, les habits que portent les gens et l’air qu’ils respirent. La maison de S. se situe à l’entrée de la ville, tout près de la zone industrielle où se concentrent les tailleurs de pierre et où son père travaille comme tailleur de pierre. Amna, âgée de 45 ans et mère de 6 enfants, est assise sur un matelas dans la salle de séjour. Pour l’heure tout ce qu’elle sait au sujet de sa fille c’est qu’elle est détenue dans la prison de Sharon.
Le jour de son arrestation, S. s’était rendue à l’école comme d’habitude, ensuite elle est rentrée chez elle, a pris son repas de midi et a aidé sa mère pour des travaux domestiques et pour préparer un repas spécial en préparation de la visite de la famille de sa tante. Ensuite, à la demande de sa mère, S. a servi le thé aux invités. Elle a placé les verres de thé sur la table, puis a disparu.
Sa mère se souvient que S était bouleversée: elle avait été très bouleversée durant toute la semaine parce que le 17 mars, deux résidents de sa ville – Ali al-Kar et Ali Takatka – avaient été tués lors d’une attaque au couteau qu’ils avaient effectuée près de la colonie d’Ariel en Cisjordanie. S. avait regardé à la télévision les reportages sur leur mort. La première victime était le frère d’un élève de sa classe; la deuxième était un membre de sa propre famille étendue. Leur assassinat l’avait profondément choquée.
Ses amies de classe ont raconté que S. haïssait Israël à cause de leur mort et qu’elle voulait les venger. Son grand-père l’a vue quitter la maison et courir vers la route qui conduit vers la sortie de la ville, mais n’a pas pu l’arrêter. C’était en début de soirée. Il a ajouté que son visage était tout rouge et qu’elle semblait au bord des larmes. Il n’a pas vu de couteau dans sa main.
Un check-point improvisé de l’armée israélienne avait été érigé dans la rue centrale. L’armée descend souvent sur Beit Fajjar, de jour ou de nuit, à cause de la proximité de l’Etzion Bloc Junction, un important site de colonisation et un centre de l’actuelle vague de résistance. Parfois les soldats empêchent les jeunes de sortir de la ville; les arrestations de nuit sont routinières.
D’après des témoins, S. se trouvait à quelques dizaines de mètres des soldats. Par la suite on a prétendu qu’elle portait un couteau («particulièrement long»). Il semble qu’elle ait aussi jeté des pierres. Quelques habitants du quartier ont essayé de la calmer et de la faire entrer dans une voiture pour l’emmener, mais les soldats l’ont poursuivie et l’ont arrêtée avant que le véhicule ne puisse démarrer.
Son père explique que dans la soirée il a reçu un coup de fil du bureau du Civil Administration District Coordination, l’informant que sa fille avait été écrouée. Sa mère l’a vue quelques jours plus tard dans la salle d’audience de la base d’Ofer, près de Ramallah. Elle avait l’impression que le visage de S. était maladif, le teint jaune. S., qui était menottée, a éclaté en sanglots lorsqu’elle a vu sa mère pleurer. Sa mère ne l’a pas vue depuis. On lui a dit que les visites en prison ne seraient pas permises pendant encore trois mois. Tout comme dans le cas de D, l’accusation et la défense se sont mis d’accord pour qu’elle plaide coupable.
Dans la transcription de la Cour on peut lire: «Le tribunal pour enfants de Judée, devant son honneur le Juge Lt. Gral. Ami Navon». L’accusée: «La cour m’a lu les faits qu’on m’attribue dans l’inculpation. Je l’ai comprise et je l’admets.»
Le jugement: «Je reconnais l’accusé (la forme masculine est utilisée plutôt que féminine) coupable de ce dont on l’accuse, à savoir de tenter délibérément de tuer, une offense selon les articles 205 et 209 du Security Directives Order. D’avoir été en possession d’un couteau, selon l’article 248. D’avoir jeté des objets contre une personne ou une propriété, article 248.»
Le verdict: «L’accusé est inculpé, suite à sa confession dans le cadre d’une négociation de peine (plea bargain), d’avoir décidé le 23 mars 2016, après avoir regardé un programme de télévision, de poignarder et de causer la mort de civils juifs (d’après l’inculpation, elle avait essayé d’attaquer des soldats et non pas des civils). L’accusé a donc pris un couteau avec une lame particulièrement longue, de 19 centimètres. Elle est allée exécuter son plan, pour provoquer la mort d’un civil juif en tant que tel. En plus l’accusé a jeté des pierres contre des soldats pour qu’ils s’approchent d’elle, avec l’intention d’ensuite pouvoir effectuer son projet d’en poignarder un.»
«Il n’y a aucun doute sur le fait que ce sont-là parmi les plus graves délits qui existent, dont le but de porter atteinte à une vie humaine en tant que telle, dans ce cas uniquement parce qu’elle appartient au peuple juif».
Ici l’interprétation de la Cour répète ce que débite la machine de propagande israélienne, à savoir que les Palestiniens chercheraient à tuer des juifs parce qu’ils sont juifs, et non parce qu’ils sont des occupants.
Et au Juge Navon de conclure: «Après avoir considéré les arguments des parties, j’ai trouvé que le plea bargain est raisonnable et mérite qu’on l’accepte» et a prononcé sa condamnation.
Le même jour, des soldats israéliens ont arrêté un autre enfant, un garçon, à quelques rues de la maison de S. ; voilà que dans le même quartier une nouvelle famille se trouve avec un enfant en prison. La maison de ce garçon, M., est plus «riche». Zinab Takatka nous montre la belle pièce de son fils, les murs et le lit peints en bleu clair, elle ne peut pas s’arrêter de pleurer. Son fils de 14 ans a été arrêté à l’école jeudi passé. Ses amis lui ont apporté son sac d’école et lui ont raconté que des soldats étaient arrivés et avaient arrêté M. et un autre garçon, qui, lui, a été relâché depuis. M. n’a pas encore été jugé.
Sa mère explique que des enfants du quartier lui ont dit qu’ils jouaient au foot lorsque les soldats ont procédé à ces arrestations. Il est très possible qu’il y ait eu des jets de pierres: c’est peut-être justement la raison pour laquelle les soldats font des raids dans ces lieux lorsque les enfants sont à l’école ou en train de rentrer chez eux. Zinab est convaincue que son fils a été arrêté parce qu’il est le plus grand de sa classe. La sœur de M., Fatma âgée de 4 ans et Osama, son petit frère de 3 ans, n’arrêtent pas de réclamer M. Et Zinab fond de nouveau en larmes.
Lorsqu’on lui a demandé de commenter ces arrestations, le porte-parole de l’armée a expliqué à Haaretz que le 7 avril, «les forces militaires ont identifié des jeunes, y compris celui actuellement sous enquête, qui brûlaient des pneus dans la périphérie de Beit Jaffar dans un but de provocation. Les forces sont arrivées sur place et ont attrapé les deux jeunes qui tenaient encore les briquets dans les mains. Les jeunes ont été remis aux forces de sécurité.» (Traduction A l’Encontre, 14 avril 2016)
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