La candidate de droite, Keiko Fujimori, a gagné le premier tour des élections présidentielles péruviennes, avec une large marge d’avance sur ses deux concurrents les plus proches. Sur la base de ces projections, la fille de Alberto Fujimori [qui occupa une sorte de place de «première Dame» suite au divorce de son père], qui a été président entre 1990 et 2000. Il se trouve aujourd’hui en prison pour corruption et violations graves des droits humains [1]. Keiko Fujimori est la plus susceptible de triompher au deuxième tour, alors qu’il y a 5 ans, elle fut vaincue également au second tour par le mandataire sortant, Ollanta Humala [élu en 2011].
Le processus électoral, qui sera conclu par le deuxième tour prévu dimanche 5 juin 2016, a été marqué par une accumulation d’irrégularités comme la déclaration par la justice de disqualification de plusieurs candidats, dont deux d’entre eux [César Acuña et de Julio Guzmán Cáceres] concentraient le tiers des intentions de vote. Il convient de rappeler que les élections étaient régies par une législation électorale approuvée au dernier moment par la majorité fujimoriste du Congrès, faisant ainsi que les résultats sont contestés d’avance par des secteurs opposés au courant fujimoriste.
Mais, au-delà de la polémique qui entoure le processus électoral, la nation andine se trouve face à une involution tragique et un grave risque de revenir à l’un des moments les plus sombres de sa vie institutionnelle: le «fujimorato», (le système Fujimori). On ne peut interpréter autrement ce triomphe de l’héritière politique d’un régime qui fit de la violence d’Etat et de la corruption généralisée, les axes de l’exercice gouvernemental, qui annula les pouvoirs législatif et judiciaire – dans un épisode très semblable à un coup d’Etat réalisé à partir de la Présidence [auto-golpe de 1992] – et qui imposa une version particulièrement prédatrice du néolibéralisme.
Dans ce sens, la continuité des réseaux clientélistes tissés par Alberto fujimori et la présence de personnages proches de lui dans la plateforme politique de sa fille, démentent les tentatives répétées de cette dernière de se présenter comme extérieure aux pires vices du fujimorisme et comme représentante d’un discours rénovateur [2].
On doit reconnaître cependant que les préoccupantes perspectives du triomphe du fujimorisme régressif ne s’expliquent pas seulement par la distribution massive d’argent, ce qui a été la marque de l’exercice du pouvoir du père et de la fille, mais aussi par une décomposition de la vie politique péruvienne qui vient d’avant la présidence de Fujimori père et qui se caractérise par la perte de clarté idéologique et la liquidation des partis historiques. Le fait est que le pays se retrouve et se débat encore entre les mains des mêmes courants politiques d’il y a plus de cinquante ans dont l’épuisement maintient la vie institutionnelle dans un marécage. Comme preuve, il suffit d’observer la récurrence de formules qui dans le passé récent ont démontré leur non-viabilité, comme le fujimorisme lui-même et les gouvernements de Alan Garcia (1985-1990 et 2006-2011).
C’est pour cela que, quel que soit le résultat du ballottage [le 5 juin], le processus actuel est une tragédie pour la politique et la société péruvienne. Le Pérou n’a pas réussi à construire un projet transformateur de type progressiste et souverainiste comme ceux qui ont défié l’ordre néolibéral dans une bonne partie de l’Amérique Latine pendant les dernières décennies du siècle, perspective qui paraît encore plus lointaine pour la nation andine dans un contexte où ce cycle à l’échelle du continent se trouve dans un très net repli. (Traduction A l’Encontre; éditorial de La Jornada, México DF, 11 avril 2016)
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[1] Au pouvoir de 1990 à 2000 (deux mandats), Alberto Fujimori a engagé, dans un premier temps, un programme d’ajustement structurel (sous les auspices du FMI), d’une rare brutalité. L’essentiel des fonds récoltés lors des multiples privatisations a été investi dans des infrastructures; ce qui a créé un terrain favorable à des opérations de corruption. La réduction de l’hyperinflation a joué en faveur de Fujimori parmi la population. Durant la période de relance de l’économie, la bipolarisation sociale n’a fait que s’accentuer. En avril 1992, Fujimori a dissous le Congrès et a imposé un régime autoritaire. Au nom de la lutte comme contre le «trafic de cocaïne» et des initiatives contre-insurrectionnelles visant le Sentier lumineux (organisation dirigée par Abimael Gúzman), Fugimori reçut l’appui de Georges H. W. Bush (1989-1993), malgré les réticences de certains pays d’Amérique latine. En 1995, à l’occasion de nouvelles élections, Fujimori a battu l’ancien secrétaire général des Nations Unies: Pérez de Cuéllar. L’impact de cette victoire ne dura pas longtemps: la multiplication des affaires de corruption, les atteintes aux droits humains (massacres de paysans sous prétexte de lutter contre le Sentier lumineux; la stérilisation de dizaines de milliers de paysannes, la torture de plus en plus commune, la corruption liée à de nombreux trafics – cocaïne – en lien avec le patron de services de renseignement, Vladimiro Montesinos) vont miner son projet de briguer un troisième mandat (ce que la Constitution excluait). Tout cela va précipiter sa chute. Après un exil au Japon, il sera arrêté au Chili et extradé au Pérou où il est condamné, en 2009, à une peine de prison de 25 ans. Après la victoire de sa fille lors du premier tour des élections, la parlementaire Cecilia Chacon, du parti Fuerza Popular (Force populaire) de Keiko Fujimori, a affirmé: «Le président (Alberto) Fujimori doit sortir par la grande porte et la justice doit annuler ce jugement.» (Rédaction A l’Encontre)
[2] Le quotidien Le Monde, en date du 11 avril 2016, soulignait: «Force populaire est le parti qui comptait le plus de candidats au Congrès financés par les narcos, quand ils ne sont pas eux-mêmes des trafiquants», dénonce Jaime Antezana, 50 ans, chercheur indépendant, spécialiste du trafic de stupéfiants. Au Pérou, comme en Colombie, on peut parler de «narco-politique». Le clan italien, le clan juif, le clan de la région de Chimbote, les deux clans liés à des universités privées, investissent dans les élections pour protéger leurs affaires. Premier producteur de cocaïne au monde, le Pérou exporte sa drogue vers l’Europe via le Brésil. «Si Keiko est élue, le Pérou redeviendra un narco-Etat, comme du temps de son père», avertit M. Antezana. La lutte contre la drogue et les trafiquants est totalement absente du débat électoral.» (Rédaction A l’Encontre)
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