Par Hossam El-Hamalawi
Nous publions ci-dessous un article important de Hossam El-Hamalawi, journaliste et militant égyptien reconnu, qui analyse le «coup de force» des courants islamistes le 29 juillet 2011 sur la place Tahrir. Nous avons déjà publié sur ce site trois de ses analyses, la première intitulée Les travailleurs, les «classes moyennes», la Junte et la «révolution permanente» (13 février 2011), la deuxième sur Le pouvoir des militaires (3 avril 2011) et la troisième sur Le rôle des élites (12 avril 2011).
L’affrontement politique du 29 juillet risque de passer à la trappe. En effet, l’attention médiatique, depuis ce 3 août,va être centrée sur l’ouverture du procès de Hosni Moubarak, de ses deux fils Gamal et Alaa qui mettaient en coupe réglée le pays, en coalition avec de nombreux militaires recyclés dans les entreprises dites nationalisées. Dans le tribunal, aux côtés de Moubarak se trouve Habib el-Adli,l’ancien ministre de l’Intérieur. Le procureur chargé d’instruire le procès a été nommé à ce poste par Moubarak, ce qui suscite plus d’un doute parmi les opposants. A cela s’ajoute que, suivant l’angle choisi par le procureur – Moubarak comparaît devant une cour criminelle,pour crime de sang –, un ensemble de charges et d’accusations portant sur les 30 ans de règne de Moubarak ne serait pas abordé. (Réd.)
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Ce qui avait à l’origine été annoncé comme un «Vendredi de l’Unité» (le 29 juillet 2011) a été tout sauf cela. On aurait pu l’appeler le vendredi de la désunion, le vendredi du sectarisme et de la réaction, le vendredi du fanatisme religieux.
Durant des semaines, toutes les forces islamistes sans exception avaient dénoncé le sit-in de la place Tahrir en diffusant toutes sortes de vils mensonges à sensation contre les protestataires, largement laïcs, qui occupaient la place. Le Conseil suprême des forces armées (CSFA) également menait une agitation qui avait déjà encouragé les résidents du quartier d’Abbassiya à affronter la marche des manifestants le 23 juillet. [Le 23 juillet, une marche de protestation en direction du quartier général des forces armées, qui se trouve dans le quartier d’Abbassiya, a été bloquée par un cordon de militaires. Les manifestants furent pris entre deux feux: d’une part, les militaires qui les empêchaient de progresser et, d’autre part, des hommes de main qui les attaquèrent en lançant depuis les toits des pierres, des cocktails Molotov. Selon le Ministère de la santé, 145 manifestants furent blessés à cette occasion. Le Conseil suprême des forces armées, dans un communiqué, a accusé les quelque 28 forces qui avaient organisé cette marche d’être les premiers coupables des affrontements et d’être manipulées par des forces extérieures.]
Les forces islamistes, dont les dirigeants – également sans exception – sont tous alliés d’une manière ou d’une autre au CSFA dans l’espoir de recevoir leur part du butin lors des élections parlementaires et de la réforme constitutionnelle, ont décidé d’intensifier leurs manœuvres contre les révolutionnaires de la place Tahrir. C’est ainsi qu’il y a environ deux semaines, ils ont annoncé qu’ils allaient appeler à une manifestation de masse sur la place pour «affirmer l’identité islamique de l’Egypte, pour dénoncer des principes supra-constitutionnels et pour exiger l’application de la charia islamique». Cette annonce allait de pair avec une campagne d’agitation où il était question de «purger Tahrir des laïcs».
Ces derniers jours une certaine tension régnait sur la place. Nous ne savions pas à quoi nous devions nous attendre pour ce vendredi 29 juillet. Certains craignaient une «invasion islamiste» de la place, dans le style médiéval, avec des épées et des bâtons. D’autres pensaient que la journée serait paisible.
Certains, comme moi, s’attendaient à ce qu’il y ait des troubles, mais nous espérions au moins pouvoir tenter de bipolariser les manifestants islamistes autour des différentes revendications mises en avant par leurs dirigeants. J’ai suggéré qu’on accueille les islamistes aux entrées [de la place Tahrir] en distribuant des tracts sur les questions des tribunaux militaires [des civils arrêtés passent devant ces instances d’exception], des détenus [le mouvement réclame la libération des personnes emprisonnées lors du mouvement ayant conduit au départ de Moubarak le 11 février et lors des manifestations qui suivirent], de la torture, des réparations pour les familles des martyrs [quelque 850 personnes ont été tuées au cours du processus de renversement du pouvoir dictatorial] et des revendications sociales. Certains appelaient aussi à bloquer les islamistes et à les empêcher d’entrer sur la place, mais cela était irréalisable. En effet, même si on avait pensé que c’était correct du point de vue politique, un tel procédé aurait entraîné un massacre.
Lorsque le compte à rebours de vendredi a commencé, des pourparlers étaient en cours entre, d’une part, les dirigeants des protestataires, parmi lesquels des représentants de groupes de gauche, progressistes et laïcs, et, d’autre part, des cadres des groupes islamistes, dont le Al-Gamaa Al-Islamiya [courant islamiste fortement réprimé sous l’ancien régime avec plus de 12’000 prisonniers et qui se réorganise comme force politique], le parti du courant salafiste qui a pour nom le parti Nour [Lumière] et surtout les Frères musulmans [qui ont constitué le Parti de la liberté et de la justice]. Finalement un accord a été annoncé le 28 juillet selon lequel les islamistes se sont engagés à ne pas inclure l’application de la charia dans leur liste de revendications et de ne pas agresser ni harceler les manifestants laïcs. En échange, les groupes de gauche et progressistes ont accepté de ne pas lancer le débat sur «D’abord les élections» ou «D’abord la Constitution» [1], et se sont engagés à ne pas scander des slogans contre le CSFA (en fait les progressistes en général s’inclinent tous les jours devant le CSFA, l’accord engageait donc surtout les groupes de gauche). L’accord a ensuite été divulgué publiquement, avec une liste des revendications sur lesquelles s’étaient mis d’accord toutes les parties.
Ce qui s’est passé ensuite à partir de jeudi soir fut un scandale complet. Les islamistes ont rompu leurs engagements. Ils ont commencé à se rassembler jeudi fin d’après-midi pour monter leurs podiums sur la place Tahrir avant d’installer des haut-parleurs qui braillaient des slogans de propagande contre les laïcs et contre la gauche, des appels pour l’application de la charia et des mots d’ordre en faveur du CSFA.
Pour être précis, quelques jeunes Frères musulmans [une rupture générationnelle et politique s’est opérée au sein des Frères musulmans avec pour résultat l’émergence d’une force de la jeunesse des Frères musulmans, formalisée en juin 2011] ont tenté d’intervenir et de contrôler la situation, mais ils ont échoué. Les principaux à avoir manqué à leur parole furent les salafistes. Pendant des heures interminables, jusqu’au vendredi à 19 heures, des dizaines de milliers d’islamistes ont hurlé des slogans revendiquant la charia, le Coran comme principes organisateurs de la Constitution, intimidant les militants laïcs et les femmes non voilées.
Les groupes de gauche et progressistes ont tenu une conférence de presse dans l’après-midi annonçant qu’ils se retiraient des activités de la journée du 29 et dénonçant les islamistes pour avoir renié l’accord, mais en affirmant qu’ils reprendraient le sit-in. Pour ce qui est des progressistes, ils paniquaient et suppliaient l’armée de protéger l’Etat laïc. L’armée?! Les progressistes ne font que répéter la même erreur qui a été commise dans les années 1990, lorsque, avec les staliniens, ils ont pris le parti de Moubarak dans sa guerre contre les «islamofascistes».
Beaucoup de manifestants laïcs, en particulier les femmes, ont décidé de quitter la place, car ils se sentaient très mal à l’aise dans cette situation. D’autres sont restés et ont tenté d’engager un débat avec les manifestants islamistes. Il y a également eu des marches et des protestations où musulmans et chrétiens revendiquaient ensemble un Etat laïc et l’unité nationale.
Vendredi à 19 heures, la plupart des salafistes et des islamistes avaient quitté la place, comme prévu. Beaucoup des manifestants salafistes venaient non pas du Caire mais des provinces rurales. Des bus les attendaient pour les transporter chez eux depuis les places Abdee, Talaat Harb et Abdel Moneim Riyadh.
Les forces laïques ont alors commencé à réoccuper la place. Des manifestations ont démarré avec des slogans réclamant un Etat laïc, de la justice sociale et des réparations pour les familles des martyrs.
Alors que les dirigeants des forces islamistes se vautrent dans leur opportunisme et le clientélisme à l’égard du CSFA, je continue à espérer que la jeunesse islamiste, ces jeunes qui ont défié leurs dirigeants et ont participé au soulèvement aux côtés de leurs frères et sœurs de gauche et progressistes, rompront avec leur courant et se joindront à nous. (Traduction A l’Encontre)
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[1] Le Conseil suprême des forces armées et les principales forces politiques du courant islamiste sont favorables à ce que déroulent d’abord des élections qui leur assureraient dans l’assemblée élue une présence leur permettant de dicter les contours de la Constitution, cela contre l’option d’ouvrir un large débat sur les principes constitutionnels, antérieurement aux élections. (Réd.)
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