La stratégie du mouvement espagnol des «indignés»

Par Ludovic Lamant

L’activisme des indignados ne faiblit pas. Deux mois et demi après leur surgissement sur les places d’Espagne, ils continuent de fixer, en partie, l’agenda politique et médiatique du pays. Ces militants semblent en tout cas bien partis pour bousculer la campagne électorale qui vient de s’ouvrir, en vue des élections générales du 20 novembre. Le chef de l’exécutif socialiste José Luis Rodriguez Zapatero a en effet annoncé, vendredi 29 juillet, sa décision d’avancer ce scrutin, qui devait initialement se tenir en mars 2012.

Ceux qui redoutaient la disparition des «indignados» lors de leur départ, le 19 juin, de la Puerta del Sol, l’un des carrefours stratégiques de Madrid qu’ils avaient occupé pendant plus d’un mois, se sont donc trompés. Non seulement le mouvement est bien vivant, mais il engrange désormais des victoires politiques. Des milliers d’«indignés», révoltés par l’explosion du chômage et la politique d’austérité mise en place par le gouvernement, se sont ainsi retrouvés à Madrid le 24 juillet.

Cette manifestation a marqué le point d’aboutissement de plusieurs marches (au nombre de six) organisées à travers le pays, durant un mois, afin de sensibiliser l’ensemble de la population espagnole aux revendications du «15-M», référence au «15 mai», date de naissance officielle du mouvement. Au fil de leur périple, les marcheurs ont rédigé un document, qui dresse la liste des besoins de bon nombre des communes qu’ils ont traversées

En creux, cette somme de petites indignations dresse un saisissant portrait de l’Espagne en crise de 2011. A Nava del Rey (Valladolid), le maire s’est augmenté son salaire de 238%. A Moratalla (Murcie), les 8000 habitants portent le fardeau d’une dette de 28 millions d’euros. A Alcaniz (Teruel), les élus promettent, depuis trois législatures, la construction d’un hôpital qui n’a toujours pas démarré. A La Mata de Olmos (Teruel), il n’existe aucun espace consacré à la culture. A La Robla (León), où fonctionne une cimenterie, le taux de mortalité par cancer est en forte progression. Ce cahier des doléances vient d’être remis aux parlementaires espagnols, avant leur départ en vacances.

Une nouvelle colonne de marcheurs vient de partir de Madrid, avec l’espoir de rejoindre Burelles, aux environs du 8 octobre. Ils passeront, entre autres, par Toulouse et Paris.

Le 25 juillet s’est également tenue à Madrid la première édition du Forum social du 15-M, à l’ombre des grands arbres du parc Retiro. Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie (et proche des socialistes espagnols), s’est même invité aux travaux de la commission «économie» du Forum, durant l’après-midi). Surtout, des revendications des «indignés» commencent à s’imposer dans le débat public. Certaines ont été reprises par des partis politiques. Des textes sont en train d’être adoptés par les députés. Bref, les lignes semblent, doucement, bouger. Mediapart fait le point sur quelques revendications clés.

1 – Réformer la loi électorale

C’est l’une des principales revendications du «15-M»: en finir avec l’actuelle loi électorale qui favorise les deux grands partis (socialiste à gauche, et populaire à droite) et tend à sur-représenter le vote des habitants en milieu rural. En cause, une trentaine de circonscriptions faiblement peuplées, mais aussi l’application stricte de la loi d’Hondt [une des méthodes de calcul pour le scrutin proportionnel], pour répartir les sièges entre partis, qui réduisent le poids des petits partis.

Les «indignés» militent pour une proportionnelle plus radicale, inspirée du système allemand, qui permettrait selon eux d’en finir avec le bipartisme issu de la constitution de 1978. Cette vieille revendication des partis minoritaires, Izquierda Unida (IU, gauche) en tête, est devenue, depuis un discours du , l’une des promesses phare du candidat socialiste Alfredo Pérez Rubalcaba. A la surprise de bon nombre d’observateurs.

2 – Plus de transparence au sein de la vie politique ?

Objectif des «indignés»: une loi sur la transparence. Jusqu’à présent, l’Espagne fait figure d’intrus en Europe, parce qu’aucun texte législatif ne régit précisément le financement de sa vie politique. Les activistes de «Sol» veulent ainsi avoir accès aux comptes des partis politiques, mais aussi connaître les revenus et le patrimoine de leurs députés. Sur ce deuxième point, les avancées sont réelles, et rapides. D’ici au 7 septembre, l’ensemble des parlementaires devrait avoir rempli une déclaration de biens, et toutes ces informations seront publiées sur internet.

On connaîtra ainsi les revenus des députés, leur imposition fiscale, la valeur de leur patrimoine immobilier et financier. Comme en France, ils devront déclarer les éventuels bateaux, avions et voitures en leur possession. Par contre, à l’inverse de ce qu’exige le règlement français, les élus n’auront pas à déclarer la valeur de leurs bijoux, œuvres d’art et autres antiquités. En France toutefois, ces déclarations ne sont pas publiques – ce qui sera bien le cas en Espagne.

Reste une question décisive pour évaluer la pertinence de ce texte: qui contrôlera l’exactitude des déclarations des parlementaires? Sur ce point, les éléments de réponse sont encore flous.

3 – Un moratoire sur les saisies immobilières?

Coup de pub, ou véritable concession aux «indignés»? Santander, la première banque du pays, a profité de la présentation, le 27 juillet, de ses résultats semestriels, pour annoncer une mesure choc: un moratoire de trois ans, à compter du 1er août, pour le remboursement d’un crédit immobilier sur une résidence principale, accordé aux clients qui auraient perdu leur emploi, ou au moins 25% de leurs revenus. Les ménages se contenteront de payer, pendant trois ans, les intérêts de leur dette. Une solution plus efficace qu’un allongement de la durée de remboursement, assure Santander.

Le géant bancaire, présidé par Emilio Botín, véritable bête noire des «indignés», tente ainsi de redorer son image: «Nous avons pensé qu’il nous fallait agir pour améliorer notre image, et la perception qu’ont de nous certains segments de la société, et en particulier les jeunes», a déclaré mercredi l’un des responsables de Santander, référence limpide aux «indignés». La banque n’a toutefois pas convaincu les associations de consommateurs: ces dernières ont surtout noté que les ménages en question devront payer, du coup, des intérêts durant trois années supplémentaires, pour le même prêt…

Alors que le taux d’impayés, à des niveaux record en Espagne, fragilise le secteur bancaire, d’autres banques, comme Bankinter, ont tenté, sans tout à fait convaincre, de se montrer plus souples avec leurs clients les plus endettés.

4 – Boycotter les politiques corrompus

Face aux affaires de corruption qui plombent la classe politique, le «15-M» propose, par exemple, d’abandonner le système des «listes électorales pré-ordonnées bloquées», ces listes de candidats à la députation établies par les partis. L’électeur pourrait ainsi voter pour la liste de son choix, en rayant les députés dont il ne veut pas. Par exemple des candidats ayant eu affaire avec la justice.

En l’état, cette proposition a peu de chance d’être adoptée. Mais les «indignés» ont d’ores et déjà remporté une victoire symbolique, le 20 juillet: l’une de leur bête noire, Francisco Camps, proche du candidat du Parti populaire Mariano Rajoy, a finalement annoncé son intention de démissionner de la présidence de la région de Valence. Camps est soupçonné de s’être fait offrir des costumes pour un montant de 14’000 euros par une entreprise ayant bénéficié des marchés publics pour sa région. Il devrait être jugé à l’automne. Malgré le scandale (qui n’est qu’une des ramifications de l’«affaire Gürtel» en Espagne), Camps avait été réélu lors des élections régionales du 22 mai.

Ces avancées sont évidemment fragiles. Et minuscules par rapport aux ambitions des «indignés». D’autres chantiers (nationalisation des banques, lutte contre les paradis fiscaux, mise en place d’une taxe sur les transactions financières, etc.) en sont toujours au point mort. Mais l’agenda particulièrement chargé de l’automne espagnol pourrait servir le mouvement. Une grande journée d’«indignation» à travers toute l’Europe est d’ores et déjà prévue pour le 15 octobre, avant la tenue des élections du 20 novembre.

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Cet article est paru sur le site français Mediapart

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