«A Gaza, 20 000 personnes ont été tuées. Voici quelques-unes de leurs histoires»

Des Palestiniens pleurent leurs proches tués lors des bombardements israéliens, à l’hôpital de Rafah, le jeudi 21 décembre 2023.

Par Sheren Falah Saab

«Gaza est comme une fosse commune à ciel ouvert», dit Asil de Beit Hanoun, la ville située au nord-est de la bande de Gaza. Agée de 31 ans, Asil n’a pas revu sa maison depuis que sa famille et elle ont été déplacées à Rafah, dans le sud, au début de la guerre.

Asil, comme d’autres habitants de Gaza qui ont échangé avec Haaretz cette semaine, décrit une vie où la mort semble de plus en plus inévitable. Sa propre mort aussi. «Qu’elle survienne à la suite d’un bombardement, d’une maladie ou de la faim, la seule issue certaine est la mort», dit-elle.

Jeudi 21 décembre, les autorités de Gaza, dirigées par le Hamas, ont annoncé que le nombre de Palestiniens tués en 76 jours de guerre s’élevait à environ 20 000. Mais ce chiffre devrait augmenter de plusieurs milliers une fois les décombres déblayés, sans parler des corps qui gisent sur les bords des routes inaccessibles pendant les combats [sans compter les blessés qui décéderont par manque de soins – réd.].

Outre les bombardements, d’autres dangers guettent les civils de Gaza à mesure que la «crise humanitaire» s’approfondit.

Ainsi, depuis le massacre par le Hamas de quelque 1200 Israéliens le 7 octobre, environ 1% des 2,2 millions d’habitants de Gaza ont été tués. Le contrôle du ministère de la Santé par le Hamas a suscité des réserves en Israël quant au nombre de morts. Mais selon les experts et les groupes internationaux de défense des droits, les chiffres publiés sont en réalité en deçà de la réalité.

En outre, à la fin du mois de novembre 2023, les Forces de défense israéliennes ont fourni des estimations qui correspondaient aux chiffres donnés par les autorités à Gaza. Par ailleurs, un article récent de la revue médicale The Lancet [6 décembre «No evidence of inflated mortality reporting from the Gaza Ministry of Health»] a exprimé une concordance avec les chiffres du ministère de la Santé de Gaza.

Le Hamas est présent dans toute la bande de Gaza, densément peuplée, et l’armée israélienne affirme qu’elle vise le groupe terroriste et non les civils. Mais l’armée de l’air a largué des milliers de bombes dans toute l’enclave [selon l’armée israélienne, en date du 16 décembre, 25 000 «cibles» ont été bombardées – réd.], y compris dans des endroits déclarés «zones de sécurité». Les habitants de Gaza et les fonctionnaires de l’ONU chargés de l’aide humanitaire affirment qu’aucun lieu ni aucune personne n’est en sécurité.

En Israël, certains observateurs, y compris des hommes politiques, ont déclaré qu’«il n’y a pas d’innocents à Gaza». Selon les forces armées, seul un tiers des personnes tuées à Gaza étaient des membres du Hamas. En outre, un rapport de l’ONU basé sur des données du ministère de la Santé de Gaza indique qu’environ 70% des morts sont des femmes et des enfants. Voici quelques-unes de leurs histoires.

Des familles entières tuées

Shahda al-Bahbahani, un enseignant de 73 ans, a été tué à la fin du mois d’octobre lorsque sa maison, située dans le camp de réfugié·e·s de Bureij, au centre de Gaza, a été touchée par une bombe. Sa famille se trouvait également dans la maison à ce moment-là. Dans un entretien accordé à Haaretz, une connaissance de la famille nommée Ahmed – un résident de la ville voisine de Deir al-Balah et un ancien élève de Shahda al-Bahbahani – a corroboré les détails rapportés par les journalistes à Gaza.

Selon Ahmed, la famille a décidé qu’il valait mieux être ensemble pendant la guerre. Certains membres de la famille ont quitté la ville de Gaza au début des combats pour se réfugier au domicile du père, lieu considéré comme plus sûr.

Cette situation n’est pas inhabituelle à Gaza ces jours-ci. Des familles entières déplacées s’entassent chez des proches, des étrangers, dans des écoles gérées par l’agence pour les réfugiés de l’UNRWA ou dans des camps de tentes mis en place par cette même agence. Si toute une famille est entassée, il y a de fortes chances que des familles entières soient décimées. Selon des documents de l’ONU, 1697 familles ont vu plusieurs de leurs membres être tués.

Selon Ahmed, lorsque la bombe a frappé la maison de Shahda Al-Bahbahani pendant la nuit, environ 23 personnes se trouvaient à l’intérieur. Ce n’est que le lendemain matin que les voisins ont pu identifier les corps et les enterrer. Ahmed précise qu’en plus du patriarche de la famille, cinq personnes ont été tuées: la femme de Shahda Al-Bahbahani, Jamila, ses filles Asmaa et Israa, son fils Mohammed et son petit-fils Waleed, un nourrisson.

Shahda Al-Bahbahani était titulaire d’une licence de l’Université du Caire (1974) et d’une maîtrise en éducation de l’Université islamique de Gaza (2003). «C’était un homme généreux qui aimait beaucoup la langue arabe, la poésie et la littérature», explique Ahmed, qui nomme toujours al-Bahbahani: «Professeur Shahda». «Il n’était pas seulement un père de famille, il aidait aussi les étudiants dans le besoin, en leur apportant des cahiers, des stylos et des plumiers.»

Les milliers d’enfants morts (tués) à Gaza sont devenus le point de mire des critiques internationales à l’égard d’Israël. Parmi les victimes figure Rabab Mahmoud Nafez al-Aidy, 5 ans, originaire de Rafah. Elle a été tuée lors d’une frappe aérienne en même temps que des membres de sa famille, selon le témoignage que son père Mahmoud a donné à l’association israélienne de défense des droits B’Tselem. Le 23 octobre, il était sorti faire des courses pendant que sa femme, ses enfants, ses parents et ses frères et sœurs se préparaient à déjeuner. «Dès que j’ai quitté le bâtiment, j’ai été projeté à une cinquantaine de mètres. Je me suis relevé et j’ai voulu courir voir ma famille, mais des passants qui m’ont trouvé en train de saigner de la tête m’ont emmené dans une pharmacie, où ils m’ont fait un bandage.» Il raconte que lorsqu’il est revenu dans l’immeuble, il a vu que les appartements de sa famille élargie étaient complètement détruits. Il s’est évanoui. Plus tard, avec l’aide de voisins et d’amis, il a retrouvé les corps, dont ceux de Rabab, 5 ans, et de son frère, 8 ans. «Nous avons sauvé 11 blessés de l’immeuble et retiré de nombreux cadavres. Ce n’est que le lendemain que nous avons pu récupérer les corps de ma famille – ma femme, les enfants, mes parents et mes frères et sœurs. Les corps avaient été déchiquetés.» Mahmoud était désormais tout seul…

A mesure que la guerre se poursuit, il devient de plus en plus difficile d’extraire les corps des décombres. Selon un rapport publié le 26 octobre par des responsables palestiniens à Gaza, basé sur des entretiens avec des familles de personnes tuées, même à ce moment de la guerre, au moins 1000 corps n’avaient pas pu être récupérés ou transportés à la morgue.

Selon les estimations du ministère palestinien de la Santé à Ramallah, en Cisjordanie, des milliers de corps sont désormais ensevelis sous les décombres. Selon la ministre palestinienne de la Santé [dépendant de l’Autorité palestinienne], Mai Salem al-Kailah, une grande partie des équipements de recherche et de sauvetage de Gaza a été détruite par les frappes aériennes.

La dernière vidéo

Les bombardements n’épargnent personne dans la bande de Gaza, y compris le personnel de santé qui s’occupe des familles déplacées et des blessés. C’est le cas de Mustafa Abed al-Halim Fayed, travailleur social et père de trois enfants, originaire de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza.

Au début de la guerre, Fayed s’est porté volontaire pour aider à encadrer les enfants orphelins pris en charge par le Croissant-Rouge. «C’était un thérapeute connu», explique une connaissance. «Aider les autres était une valeur importante dans sa vie. Il savait comment calmer et aider les gens en cas de besoin, et les enfants l’aimaient beaucoup.» Selon le Croissant-Rouge, Fayed a été tué par une bombe dans un quartier résidentiel. Dans sa dernière vidéo, publiée sur X, Fayed joue avec des enfants près du principal abri du Croissant-Rouge à Khan Younès. Il leur parle avec un air enjoué et les enfants applaudissent. «Nous voyons à quel point il aimait ces moments de jeu», a déclaré un collègue du Croissant-Rouge lors d’un éloge funèbre.

Selon les Nations unies, le système de santé de Gaza s’est effondré. Alors que les bombes tombent, les quelques structures médicales qui fonctionnent encore manquent d’équipements médicaux et de médicaments.

Le mois dernier, Médecins sans frontières a annoncé que trois de ses médecins avaient été tués dans l’attaque de l’hôpital Al-Awda [dans le nord de Gaza]. Selon le ministère palestinien de la Santé, depuis le début de la guerre, 296 membres du personnel médical ont été tués et 57 ambulances ont été frappées par des bombardements.

Il y a quelques jours, le professeur Ghassan Abu Sitta, chirurgien plasticien britannique né à Gaza et travaillant bénévolement dans les hôpitaux de Gaza, a déclaré à la journaliste Muna Al Omari sur le podcast en langue arabe Atheer: «J’en suis arrivé à un point où j’étais convaincu que mes chances de survie à Gaza étaient très faibles, comme pour les autres. Je me suis fait une raison et j’ai envoyé des messages vocaux quotidiens à mes enfants, au cas où ce serait mon dernier jour. Je voulais qu’ils aient un message de ma part avant qu’il ne m’arrive quoi que ce soit.» A la mi-novembre, Abu Sitta est retourné à Londres. Il a survécu.

Des enfants affamés

Outre les bombardements, d’autres dangers guettent les civils de Gaza à mesure que la «crise humanitaire» s’aggrave. Le ministère de la Santé de Gaza précise que sa liste de morts ne comprend que les personnes tuées directement par les bombardements.

Les Nations unies ont prévenu que l’effondrement du système alimentaire de Gaza présentait un risque élevé de famine. Selon le groupe Global Nutrition Cluster, au moins 7685 enfants de moins de 5 ans à Gaza souffrent de malnutrition sévère et ont besoin de soins médicaux pour éviter la mort.

Bien entendu, les enfants plus âgés souffrent également. Par exemple, Jana Qadih, 14 ans, originaire de Khan Younè, est décédée ce mois-ci dans une école de la ville d’Abasan al-Kabira, dans le sud de la bande de Gaza, qui sert d’abri aux familles déplacées. Jana était née avec une infirmité motrice cérébrale et avait besoin d’un régime liquide spécial.

Les détails de l’affaire ont été publiés par des journalistes palestiniens et un membre de la famille les a confirmés à Haaretz. Le membre de la famille, qui a requis l’anonymat, explique qu’il était impossible d’obtenir la poudre nécessaire à l’alimentation liquide de Jana. «L’adolescente a perdu beaucoup de poids depuis le début de la guerre et il n’y avait aucun moyen de l’aider», explique le membre de la famille, qui vit également avec ses enfants dans l’école. «Les chars entourent l’école et il est impossible de sortir. Il n’y avait aucun moyen d’apporter de la nourriture à Jana. Elle ne buvait que de l’eau, qui n’était pas propre. A la fin, son corps a succombé à la faim. Pendant trois jours, elle a agonisé. Elle était comme une pierre. Elle ne réagissait plus et ne respirait plus bien – jusqu’à ce qu’elle meure. J’ai peur que mes enfants ne meurent aussi de faim.» La famille Qadih a enterré Jana près de la cour de l’école. «C’est une tombe temporaire jusqu’à ce qu’il soit possible de l’enterrer au cimetière», explique le parent.

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[Face à ces faits] les Forces de défense israéliennes ont publié la déclaration suivante: «L’organisation terroriste du Hamas utilise les habitants de la bande de Gaza comme boucliers humains, plaçant ses quartiers généraux et ses infrastructures militaires dans des zones résidentielles, des hôpitaux [1], des mosquées et des écoles, transformant des installations civiles en cibles militaires, tout en utilisant des civils et des installations civiles comme boucliers humains. Depuis le début de la guerre, les FDI utilisent divers moyens pour éviter de blesser des civils. Entre autres, les FDI envoient des messages et des tracts aux habitants de Gaza, leur ordonnant d’évacuer des zones spécifiques ciblées par des activités terroristes, et leur demandant d’évacuer par les itinéraires appropriés. Les FDI opèrent en conformité avec le droit international et prennent toutes les précautions possibles pour réduire les dommages causés aux civils.» (Article publié par le quotidien israélien Haaretz le 21 décembre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Le Washington Post du 21 décembre a publié un long article intitulé «Le cas d’Al-Shifa: enquête sur l’assaut contre le plus grand hôpital de Gaza». L’article examine la validité des affirmations des Forces de défense israéliennes ayant trait à la fonction de l’hôpital Al-Shifa comme centre de commandement du Hamas. La lecture de cet article permet de saisir l’ensemble des mécanismes visant à valider publiquement la stratégie militaire de ciblage des hôpitaux. Ce type d’enquête est peu ou pas présent dans des médias écrits francophones.

Parmi les conclusions, les auteurs rapportent ce propos: «Si vous ne trouvez pas ce que vous avez dit que vous alliez trouver, cela justifie le scepticisme quant à la légitimité de votre évaluation de la valeur militaire de l’opération», a déclaré Geoffrey Corn, professeur de droit à l’université Texas Tech et ancien conseiller principal en matière de droit de la guerre auprès de l’armée américaine. «Ce n’est certainement pas probant. La question ultime est alors de savoir si l’évaluation de l’avantage militaire était raisonnable dans ces circonstances.» (Réd.)

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