Par Hala Kodmani
«Ce dimanche 28 septembre 2014, un peu avant une heure du matin, Ibrahim raconte en direct à Libération les explosions qui secouent la ville. Elles se concentrent autour de l’aéroport d’Al-Tabaka, connu pour avoir abrité des jihadistes venus du Caucase et leur famille. «Aucun ne sera tué, ils sont partis depuis longtemps», dit Ibrahim. Soudain, alors qu’une autre explosion, plus proche, vient de retentir, l’activiste se met à rire: «Ça y est, les jihadistes paniquent, ils deviennent fous! Ils ont amené leurs douchkas [des mitrailleuses lourdes montées sur des pick-up] dans la rue et ils tirent n’importe comment vers le ciel.» Deux minutes plus tard, nouvel éclat de rire: «Un combattant est sorti de chez lui en hurlant. Il vient de se réveiller, il a encore son oreiller à la main!»
Cette nuit-là (entre le 23 et 24 novembre), l’armée américaine procédera à plus de vingt frappes. A quoi auront-elles servi, hormis avoir ulcéré quelques jihadistes? «Comme les précédentes, à pas grand-chose. C’est vrai que les bombardements américains ont fait fuir des combattants de Raqqa, mais ils sont toujours en Syrie. Le risque est que l’armée de Bachar al-Assad remplisse le vide qu’ils ont laissé. Si ça se produit, ce sera fini, nous aurons définitivement perdu. La seule solution serait d’équiper et de former très rapidement des bataillons de l’Armée syrienne libre. Ils sont encore là, cachés dans les environs de Raqqa, et ils connaissent parfaitement le terrain», explique Ibrahim.
Dans la pièce aux murs de parpaings nus qui lui sert d’abri à Gaziantep, Abou Jaffer dit lui aussi que, sans aide à l’opposition, les frappes américaines ne profiteront qu’au régime de Bachar al-Assad. «Cela reviendrait à une alliance de fait entre son régime et les Etats-Unis, contre nous, les premiers rebelles», remarque-t-il inquiet. Abou Jaffer sort d’une pochette des photos de l’époque où il combattait le régime, avant l’Etat islamique et l’intervention des Etats-Unis. On le voit raide dans son treillis noir, moustache rasée et barbe bien taillée, le regard fier. Il les récupère aussitôt avec un sourire triste.»
Cette affirmation d’Abou Jaffer est validée par les bombardements sur Raqqa, en date du 24 novembre 2014. Bombardements effectués par les forces du clan Assad. Elles ont eu des effets analogues: entre 67 et 91 civils (enfants, femmes, hommes), sans compter les blessés.
Que signifie cette stratégie, lorsque Steffan de Mistura, envoyé spécial en Syrie du secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, négocie une transition «assadiste» en Syrie. Tout cela préparé dans le contexte d’un accord entre les Etats-Unis et l’Iran; une puissance régionale qui distribue ses forces (les Gardiens de la révolution) comme forces d’appui décisives auprès du pouvoir dictatorial de Damas, avec l’appui de milices irakiennes. En outre, selon les dernières informations (selon Noura Al-Ameer, vice-présidente de la Coalition nationale parlant à Genève le 25 novembre 2014 à Genève), des militaires de Corée du Nord seraient présents à Damas. En outre, les accords entre la direction iranienne et russe, dans le cadre de la rencontre de Vienne du 24 novembre, dite rencontre ministérielle P+5 (Etats-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni, France + Iran), créent une «fenêtre d’opportunité – comme disent les stratèges des quotidiens – pour étayer la mise en place d’une transition dans la continuité, autrement dit un appareil d’Etat assadiste, légèrement relooké. La «stabilité régionale» est aussi recherchée par l’autocratie d’Arabie saoudite (soucieuse, entre autres, des affrontements au Yémen). Un des relais des Saoud n’est autre que l’Egypte de Sissi. Tout cela se fera au nom de la lutte contre l’Etat islamique. (Rédaction A l’Encontre). Extrait initial d’un article de Libération datant du 28 septembre 2014, de Luc Mathieu, présent à Gaziantep (Turquie)
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Abou Ryad, sa femme et ses 5 enfants en sont à leur septième déplacement en moins d’un an dans la région d’Alep. «Six fois à cause des bombardements de l’aviation du régime et la dernière pour fuir la bataille entre l’Armée libre et Daech [l’Etat islamique], au début de l’année. Nous sommes devenus comme des Bédouins nomades, mais sans brebis, ni chameaux», dit le père de famille dont le dernier refuge est dans la localité d’A’zaz, frontalière de la Turquie. Il se sent privilégié dans la petite maison abandonnée du village, sans électricité mais avec l’eau courante, des installations sanitaires et, surtout, des murs en pierre. Car à quelques kilomètres au nord, près de 2000 familles se sont trouvées les pieds dans l’eau et la boue à la première pluie de la saison, mi-octobre. Dans le camp «provisoire» de Bab El-Salameh, aux abords du poste frontière de Kilis, où les Turcs bloquent l’afflux de nouveaux réfugiés, le nombre de tentes dressées depuis des mois gonfle tous les jours avec l’arrivée de réfugiés chassés par les combats de capitale du Nord syrien.
Daech vient de voler encore une fois la vedette à Alep. Après la bataille de Kobané, qui mobilise depuis deux mois l’attention du monde, l’exécution spectaculaire de l’otage britannique Alan Hennig puis celle de l’Américain Peter Kassig attirent à nouveau les regards vers le monstre terroriste en Syrie. Pendant ce temps, le régime marque des points dans de nombreuses zones du pays.
«Personne ne se soucie de la bataille cruciale qui se déroule à Alep», se désole Bassam Hajji Mustapha, chef d’une rare brigade qui se présente comme laïque et membre du «commandement de la révolution», regroupant les brigades locales de la rébellion armée syrienne. «Depuis des mois, le bain de sang se poursuit au quotidien. Les civils meurent par dizaines sous les barils d’explosifs de l’aviation du régime, et nos militaires sur les fronts où ils se battent. C’est la survie même de la révolution armée syrienne dans tout le nord du pays qui est en jeu», affirme l’officier, de passage en Turquie.
Cellule. Les avertissements sur les risques de la chute d’Alep se multiplient depuis que les forces de Bachar al-Assad ont lancé au début de l’année leur opération de «reconquête» de la deuxième ville du pays, coupée en deux depuis l’été 2012. Au moment où les brigades rebelles attaquaient les positions de l’Etat islamique, qu’ils ont réussi à chasser de la ville, l’aviation du régime entamait une campagne de bombardements massifs sur les quartiers populaires tenus par l’opposition. Celle-ci devait désormais se battre sur deux fronts. La menace d’encerclement s’est précisée cet été, quand les forces gouvernementales ont reconquis la zone industrielle au nord-ouest d’Alep et la localité de Henderat. C’est là que se déroule depuis des mois la bataille décisive entre les deux camps. Si Henderat tombe, la grande moitié d’Alep tenue par les rebelles, avec ses 300 000 habitants, sera prise au piège du froid et de la faim.
Le régime d’Al-Assad a accentué ces derniers jours sa campagne de bombardements aériens, cherchant à pousser son avantage militaire et politique aux yeux d’un monde qui le considère aujourd’hui comme un moindre mal par rapport à l’Etat islamique. Face à la menace, les rangs des militaires de l’opposition non jihadiste se sont resserrés à Alep sous la pression de l’opinion et des autorités civiles, qui exigent depuis un mois l’unification des formations armées disparates qui défendent la ville. La coalition d’opposition a créé lundi une cellule de crise pour «sauver Alep» en commandant un plan de bataille à son état-major et au Conseil militaire et en mettant en place une aide logistique et humanitaire en concertation avec les conseils civils locaux. Ces derniers parviennent à se faire entendre par les habitants et les combattants car ils gèrent tous les aspects de la vie des gens, du plus ordinaire au plus dramatique. Dans son bulletin quotidien publié sur Facebook, le Conseil central d’Alep annonçait mardi 18 novembre la remise de prix aux meilleurs élèves du secondaire et le massacre de dizaines de civils dans un raid de l’aviation contre le quartier du «cimetière anglais».
Usure. Tout en criant au loup, comme les autres chefs de l’opposition militaire et politique, Hajji Mustapha reconnaît que «le risque d’encerclement n’est pas imminent».«Nous résistons miraculeusement avec de modestes moyens et des munitions qui nous parviennent au compte-gouttes», précise-t-il. Le colonel Zuhair al-Saket, chef du conseil militaire d’Alep, a fait lundi 17 novembre une tournée en ville auprès des combattants et des populations, pour leur assurer qu’Alep ne serait pas encerclé par le régime. Une détermination affichée aussi dans un message à l’envoyé spécial de l’ONU, Staffan de Mistura, pour signifier que la rébellion n’acceptera pas de concessions sans contrepartie sur son plan de «gel» des combats sur les fronts d’Alep. Difficile d’y voir clair dans la réalité du rapport de forces sur le terrain comme dans l’alternance des rodomontades et des cris alarmistes.
Un front important s’est calmé pour les insurgés syriens qui affrontent l’Etat islamique à Mareh, localité à mi-chemin entre le centre d’Alep et la frontière turque. «La bataille de Kobané épuise les forces de Daech et les frappes de la coalition sont efficaces sur ce plan, dit un combattant de cette région au nord d’Alep, joint par téléphone. Il fait valoir toutefois «qu’il y a comme une répartition des tâches entre l’aviation américaine qui vise Daech pendant que celle du régime bombarde la population syrienne des localités environnantes». Le gel du front à Mareh a permis aux groupes rebelles de résister aux assauts des forces pro-régimes à Henderat. «Celles-ci comptent une minorité de Syriens, selon le combattant. Elles sont dirigées par un officier libanais du Hezbollah. Parmi les prisonniers que nous avons pris, il y a des Iraniens et des Pakistanais. Ils ne peuvent se battre sérieusement sur un territoire qui n’est pas le leur.»
Face à des troupes prorégimes sans convictions et à des jihadistes sous pression, les rebelles d’Alep mènent une guerre d’usure. La bataille triangulaire du nord syrien semble tourner à la confrontation entre trois protagonistes affaiblis. «Mais le risque aujourd’hui peut venir d’une quatrième force», craint Bassam Hajji Mustapha, en désignant le Front al-Nusra.
Siège. La formation d’Al-Qaeda historique, qui vient de reprendre le contrôle d’une grande partie de la région d’Idlib et d’en chasser notamment les «révolutionnaires» non islamistes de Jamal Maarouf, ne tolère pas d’avoir été doublée par le califat dissident d’Al-Baghdadi. «Pour le moment, ils ne s’attaquent pas à nous, mais peuvent engager quelques batailles de diversion dangereuses qui dégarniraient le front de Henderat face au régime», précise Bassam Hajji Mustapha. En effet, depuis deux jours, une offensive a été lancée à l’initiative du Front al-Nusra contre deux villages alaouites encerclés au nord d’Alep et dont les troupes d’Assad tentent de briser le siège. La formation affiliée à Al-Qaeda est familière de ce genre d’opérations attaquant d’abord les forces d’Assad pour légitimer ensuite sa mainmise sur la rébellion modérée. La bataille d’Alep est loin de se clarifier. Dans l’attente, l’officier résolument anti-islamiste espère que le plan de Metsura «sorte du brouillard actuel» pour devenir acceptable par la rébellion. «Le gros avantage serait de stopper les bombardements d’explosifs sur Alep», et aussi l’exode des réfugiés vers la frontière turque en ce début d’hiver. (Hala Kodmani, 25 novembre 2014)
Syrie. Les frappes de l’EI favorisent, de facto au moins,
les forces de l’EI (II)
Par Luc Mathieu
C’était il y a un mois, dans la nuit du 22 au 23 septembre. Pour la première fois depuis le début du conflit, des missiles tirés par des avions de chasse et des navires américains visaient l’Etat islamique (EI) et Al-Qaeda dans le nord et l’est de la Syrie. Les frappes se sont poursuivies, surtout à Kobané, au Kurdistan. En un mois de bombardements, environ 850 jihadistes et 50 civils ont été tués, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). «Autant dire que d’un point de vue militaire, cela ne change strictement rien. La majorité des pertes de l’EI se concentre à Kobané. Dans le reste du pays, les frappes n’ont eu aucun effet. Et sur le plan politique, le bilan est désastreux. L’EI ne pouvait rêver mieux pour améliorer son image alors qu’il était haï par une majorité de Syriens. Quant aux groupes rebelles modérés, soutenus par les Etats-Unis, ils sont désormais dans une position intenable», explique Thomas Pierret, maître de conférences Edimburg (Ecosse).
Débandade. Hormis à Kobané, où les jihadistes reculent, l’EI n’a perdu aucune position en Syrie depuis la fin septembre. Le groupe tient toujours de larges pans de l’Est, dans les provinces de Raqqa et Deir Ezzor, ainsi que quelques villages à la frontière turque.
Les frappes américaines ont également agi comme un argument idéal pour recruter. «La majorité des jeunes avec qui je combattais ont rejoint l’EI ces dernières semaines. Même si nous ne sommes pas d’accord avec eux sur la manière dont ils ont créé leur califat, ce sont des musulmans sunnites bombardés par les Américains. C’est normal de les aider», explique un jihadiste du Front al-Nusra, la filiale syrienne d’Al-Qaeda. Plus surprenant, des rebelles de groupes modérés rejoignent eux aussi l’EI. Le phénomène est particulièrement visible à Idlib, l’un des premiers gouvernorats à s’être soulevé militairement contre le régime d’Al-Assad.
Ces défections tiennent aussi à la débandade des rebelles modérés du Front des révolutionnaires syriens (FRS) et d’Harakat Hazm. Financés et armés par les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite, ni salafistes, ni jihadistes, ni même Frères musulmans, ils incarnaient aux yeux de Washington l’opposition quasi idéale au régime syrien. Une image renforcée en janvier dernier lorsque le FRS était parvenu à chasser l’EI de la région.
Mais peu à peu, les relations avec le Front al-Nusra se sont tendues, sur fond de lutte pour le contrôle de la contrebande du pétrole avec la Turquie. Début novembre, le conflit est devenu guerre ouverte. En quelques jours, le Front al-Nusra a chassé d’Idlib le FRS et Harakat Hazm, récupérant une partie des armes, des pick-up et des tanks. «L’affrontement avec le Front al-Nusra était prévisible. Les jihadistes savaient que ces groupes étaient armés par les Etats-Unis et qu’ils allaient à terme se tourner contre Al-Qaeda. Les bombardements américains ont probablement constitué un déclencheur», explique Aron Lund, éditeur de Syria in Crisis pour la Fondation Carnegie.
«Accords». Egalement visé par les bombardements américains, Al-Qaeda ne paraît en revanche plus en mesure de lutter contre l’EI. Les deux groupes se défient depuis que l’EI a tenté d’absorber le Front al-Nusra en 2013. En septembre, Abou Mohammad Al-Joulani, le chef du Front al-Nusra, a décidé de passer à l’offensive. Il a convoqué la plupart des commandants à une réunion à Marea, entre Alep et la frontière turque. «Son message était : “Maintenant, nous devons tous combattre l’EI.”», raconte un membre du Front al-Nusra. Mais le discours a été rejeté par la plupart des combattants, rétifs à l’idée d’ouvrir un nouveau front. «C’est encore pire depuis les frappes américaines. Comment voulez-vous qu’on aille se battre contre eux alors qu’ils sont bombardés ?», poursuit le jihadiste.
Le 2 novembre, une réunion de conciliation entre l’EI et Al-Qaeda s’est tenue à Atareb, selon l’agence AP. S’est-elle conclue par un accord ? «Je ne pense qu’un accord global soit possible aujourd’hui. Mais les deux groupes étant bombardés par les Etats-Unis, cela peut les conduire à des accords tactiques et locaux, entre commandants», explique Aron Lund.
Furieux. L’EI n’a plus rien à craindre non plus de son principal adversaire au sein de la rébellion syrienne, Ahrar al-Sham. Salafiste et nationaliste, l’organisation était l’une des plus puissantes du nord de la Syrie. Ce sont ses combattants qui ont lancé l’assaut contre l’EI en janvier 2014, rendus furieux par les assassinats de plusieurs de leurs commandants. Déjà affaibli par la perte de son état-major, tué lors d’une mystérieuse explosion en septembre, Ahrar al-Sham a subi un nouveau coup le 6 novembre lorsque les Etats-Unis ont bombardé son quartier général de Bab el-Hawa. La frappe a stupéfait les analystes. «A mon avis, ce ne peut être qu’une erreur», avance un diplomate. Dans une interview accordée à Syria in crisis, l’un des fondateurs d’Ahrar al-Sham se dit, lui, furieux. «C’est un acte injustifiable. Nous considérons que c’est une tentative de tuer la révolution et d’ignorer le véritable criminel qui est le régime de Bachar al-Assad.»
Comme lors des luttes intestines du début d’année entre rebelles, l’armée syrienne a effectivement profité du chaos provoqué par les frappes américaines pour resserrer son étau sur Alep. «Le fait est que l’administration américaine dit clairement que l’objectif n’est plus de renverser Al-Assad, explique Thomas Pierret. En réalité, elle n’a aucun plan, hormis celui très vague de former 1000 rebelles dans deux ans. Elle n’offre aucune perspective aux populations bombardées qui vivent déjà sous l’emprise de l’EI. C’est consternant.» (24 novembre 2014, in Libération)
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