Par Amira Hass
Une armée dotée d’un équipement tout droit sorti d’un film de science-fiction attaque une tribu indienne. C’est plus ou moins l’équilibre des forces, et c’est l’un des aspects qui font des Palestiniens du camp de réfugiés de Jénine des héros.
Les civils sont des héros par contrainte. Comme d’habitude. Alors que ceux qui ont choisi de s’armer et d’essayer de frapper les envahisseurs – au cours des 23 dernières années, leur bravoure et leur courage (et aussi leur impassibilité face à la mort, dans la mesure où ils ne disposent d’aucun horizon dans la vie depuis leur naissance) – n’ont pas arrêté le plan d’ensemble israélien, qui consiste à s’assurer que la majeure partie de la Cisjordanie sera annexée de facto à Israël et «nettoyée» des Palestiniens, tout en les entassant dans des réserves délimitées. Les gouvernements israéliens se succèdent et font avancer ce projet d’ensemble, et chaque jour qui passe révèle à quel point il s’agit d’une stratégie délibérée, conçue par de nombreuses personnes, et dotée d’une multitude de moyens pour la mettre en œuvre.
Les partisans de la lutte armée affirment à juste titre que la tactique de la diplomatie et de la négociation, à laquelle Mahmoud Abbas adhère, n’a pas freiné la soif d’expansion d’Israël, et qu’Israël a, dès le premier jour des accords d’Oslo (1993), ignoré de manière flagrante le consensus international selon lequel les colonies sont incompatibles avec un «processus de paix» et qu’elles doivent cesser d’être construites. Mais ce que l’on appelle la lutte armée n’a pas non plus réussi, au cours des trois dernières décennies, à freiner la voracité israélienne pour les terres palestiniennes et à renforcer les aspirations nationales palestiniennes. Au contraire, elle a souvent été utilisée pour justifier cette voracité (voir la barrière de séparation et l’immense «zone de jointure» [le long de la Ligne verte] où la présence palestinienne est interdite).
L’évacuation des colonies de la bande de Gaza – que le Hamas présente comme une victoire et une preuve du succès de la lutte armée – a servi un autre objectif israélien primordial: continuer à fragmenter la population palestinienne, en la forçant à se diviser en catégories distinctes, dans des enclaves séparées les unes des autres.
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Parallèlement, l’implantation des colonies en Cisjordanie (y compris à Jérusalem-Est) s’intensifie. L’évacuation des quatre colonies [Homesh, Sa-Nur, Ganim et Kadim] du nord de la Cisjordanie en 2005 n’a pas changé grand-chose. Israël a continué à classer les terres sur lesquelles elles étaient construites en «zone C» [placée sous occupation israélienne], interdisant aux Palestiniens de les utiliser et de les développer conformément à leurs besoins, même après qu’elles ont été débarrassées des colons. Ces sites évacués sont restés là, à attendre, jusqu’à ce que les circonstances politiques adéquates permettent de revenir en arrière [en mars 2023].
C’est également dans ce contexte – et pas seulement dans celui du procès contre Netanyahou, de sa dépendance politique à l’égard des partis de colons et des manifestations contre le changement [constitutionnel] du régime – qu’il convient de comprendre l’assaut de science-fiction contre Jénine. Le gouvernement Netanyahou-Levin-Smotrich-Ben-Gvir a abrogé la Loi sur le désengagement [de 2005] en ce qui concerne le nord de la Cisjordanie. La colonie yeshiva [centre d’étude de la Torah] de Homesh se développe et prospère, sous la protection des forces armées, sur les terres de Burqa et de Silt a-Daher [villages palestiniens]. Après tout, c’est avec l’aide et la protection de cette même armée que le gouvernement a terrorisé les propriétaires terriens palestiniens bien avant l’abrogation de la loi. Trois autres sites sont visés par la nouvelle loi: les anciennes colonies de Sa-Nur, Kadim et Ganim, toutes situées dans le gouvernorat de Jénine.
L’expérience accumulée nous permet d’estimer que le haut commandement, c’est-à-dire les différents mouvements de colonisation et leurs nombreux représentants au sein du gouvernement, planifie déjà le repeuplement de ces sites. Dans le même temps, ou peut-être même avant, nous sommes sûrs de voir apparaître des fermes individuelles prétendument de manière spontanée, avec des gros troupeaux de bovins et de moutons, des milices privées et du crowdfunding pour permettre à quelques familles supplémentaires, craignant Dieu, d’accomplir le commandement d’usurpation de la terre palestinienne. Avec le mélange familier d’abattage d’arbres et de leur destruction par le feu, de vol de récoltes, de blocage de routes, de tirs et, ici et là, de pogroms directs qui ne se contentent pas d’attaquer un berger solitaire ou un couple d’agriculteurs dans les champs, mais qui visent un village entier.
Les milliers de soldats, les hélicoptères, les drones bombardiers, les war rooms et les centres de commandement, les bulldozers [qui détruisent entre autres les routes], les centaines de jeeps blindées et toutes les autres technologies de pointe que les profanes peuvent à peine imaginer: ils ont été conçus à l’avance pour dominer – tuer, blesser, arrêter, dissuader, intimider – ceux qui pourraient essayer (l’accent est mis sur les termes «pourraient» et «essayer») de perturber, dans une certaine mesure, l’exécution harmonieuse de l’abrogation de la Loi sur le désengagement [de 2005].
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L’immense écart de pouvoir se manifeste, comme d’habitude, dans la disponibilité de l’information. Les porte-parole de Tsahal, de la police israélienne et du Shin Bet (sécurité intérieure) fournissent leurs informations filtrées en temps réel. S’ils le souhaitent, ils sont généreux en détails; sinon, ils en sont avares. L’important est que le public israélien les considère comme des narrateurs omniscients, censés être objectifs. Et lorsqu’ils montrent des photos de barils de carburant et répètent pour la millionième fois les mots «infrastructure terroriste» et «laboratoire d’explosifs au cœur d’une population civile», les Israéliens sont certains d’ignorer le fait que les bases des Forces armées et les installations du Shin Bet sont situées dans des zones résidentielles manifestement civiles. Ils sont également certains d’oublier qu’une seule unité de soldats ou de la police des frontières est plus lourdement armée que l’ensemble d’un camp de réfugiés. Ils ne se souviennent pas, et ne peuvent donc pas oublier, qu’Israël est la force d’occupation qui s’impose aux Palestiniens.
Et les autres informations, reçues du terrain, sont partielles et minuscules: parce que les Forces armées ont détruit l’infrastructure électrique du camp de réfugiés de Jénine et que les batteries des téléphones portables sont épuisées, parce que les gens sont occupés à se sauver et à sauver les autres, parce que les civils ne peuvent pas voir plus loin que le tronçon de route que le bulldozer militaire a détruit, parce que l’Autorité palestinienne n’a pas mis en place de mécanismes pour transmettre les informations qu’elle détient (autres que le ministère de la Santé, le Croissant-Rouge et les conseils locaux). Nous devons recueillir les informations auprès des personnes qui ont vécu les bombardements, la destruction et l’horreur dans leur chair. Or, cela ne sera possible qu’après le départ des vastes forces militaires israéliennes envoyées pour détruire une fois de plus le camp de réfugiés de Jénine.
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Nous savons déjà que des milliers d’habitants du camp ont été contraints, lundi soir 3 juillet, de quitter leurs maisons. (Certains sont partis sur ordre des Forces armées, d’autres ont «choisi» de partir parce que la vie sans eau est impossible.) Aujourd’hui, lorsqu’ils sortent du camp, qu’ils se rendent à l’école ou qu’ils rencontrent des connaissances dans les villages voisins, ils ne savent pas dans quel état ils trouveront leur maison à leur retour: détruite, avec les portes et les murs arrachés, avec les quelques objets de valeur volés, avec la photo déchirée du grand-père avec le keffieh, avec la télévision dans laquelle ils ont investi toutes leurs économies criblée de balles, avec leurs sacs de riz et de sucre éventrés, dont le contenu s’est répandu sur le sol.
Lorsque nous pourrons rencontrer les résidents du camp, nous pourrons au moins clarifier certains détails. Les jeunes de 16 et 17 ans étaient-ils réellement armés lorsque les soldats les ont tués, ou lançaient-ils des pierres sur une jeep blindée? Nous saurons combien de personnes ont été arrêtées et où elles sont détenues. Nous aurons une idée plus précise de l’ampleur des dégâts laissés par l’armée. Mais d’ici là, tout cela sera considéré comme des «nouvelles d’hier», qui n’intéresseront plus le public israélien. (Article publié sur le site du quotidien Haaretz, le 5 juillet 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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