Entretien avec Gilbert Achcar mené par Eric Ruder
Eric Ruder: Au commencement de l’année 2011, les soulèvements arabes ont nourri un espoir énorme. Il semble toutefois, aujourd’hui, qu’ils se soient transformés en son opposé – un profond désespoir – sous le poids des événements récents en Syrie, en Egypte, en Tunisie, etc. Quelle est ton interprétation des soulèvements arabes trois ans après qu’ils ont débuté?
Gilbert Achcar: Je pense que l’euphorie suscitée par les événements du début de l’année 2011 était en fait injustifiée – de la même manière que l’est la perception très lugubre que l’on peut désormais trouver. Il s’agit plutôt de réactions impressionnistes aux développements présents.
Le moment initial du soulèvement, avec ses mobilisations de masse immenses se déroulant dans plusieurs pays, a bien sûr suscité beaucoup d’espoirs. C’est une chose compréhensible. Mais c’était et cela reste important de reconnaître que ce qui est en jeu est quelque chose de plus qu’un changement de la forme du régime politique, c’est-à-dire ce que l’on appelle une transition démocratique. Dernièrement, ces soulèvements font face au défi de trouver comment faire aboutir des changements bien plus radicaux devant le noyau dur de l’Etat, lequel est composé des forces armées.
C’est une carapace bien plus difficile à faire craquer que le retrait d’un Moubarak en Egypte ou d’un Ben Ali en Tunisie au cours des premières semaines de l’insurrection. Les mobilisations de masse sont parvenues à renverser le dirigeant dans ces deux pays, mais «l’Etat profond» – la colonne vertébrale de l’ancien régime – est toujours là, ce qui signifie que l’ancien régime est toujours bel et bien en place, et qu’il y a plus de continuité que de discontinuité entre les conditions qui prévalent aujourd’hui et celles qui dominaient auparavant.
Dans un pays comme la Syrie, où les forces armées sont liées organiquement à la famille régnante, même cette étape initiale constituée par le renversement du régime ne peut se réaliser sans défaire le noyau dur de l’Etat – et, ainsi, nous avons vu évoluer les événements en Syrie inexorablement vers une guerre civile, après plusieurs mois de répression de plus en plus sanglante contre une insurrection à mains nues.
Dans ces trois pays, les difficultés sont immenses. Dans aucun d’entre eux cela ne devait être un processus bref – et encore moins un «printemps» – qui se serait achevé par l’organisation d’élections libres, dans le cas de l’Egypte et de la Tunisie.
L’élément clé qu’il faut saisir est que ce qui a débuté en 2011 est un processus révolutionnaire à long terme, qui prend sa source dans des décennies de blocage économique en raison de la nature de l’ordre social dominant. Nous nous trouvons en réalité dans les premières étapes de ce processus révolutionnaire. Il va se poursuivre pendant de nombreuses années, si ce n’est des décennies.
Il y a donc incontestablement toujours de la place pour l’espoir, tant que la détermination du mouvement de masse perdure dans sa volonté de réaliser les principaux objectifs sociaux qui ont inspiré au départ la majorité des personnes qui prirent part aux soulèvements. Mais cet espoir devrait être un espoir réaliste, conjugué avec une compréhension réelle des difficultés de la tâche.
Peux-tu nous en dire plus sur les défis en Egypte?
Ce qui s’est produit en Egypte en 2011 était un changement à la surface. Seul le sommet de l’iceberg a été coupé: la famille Moubarak et leurs acolytes les plus proches; et c’est tout. Nous ne devrions pas oublier que Moubarak n’a pas été renversé par le seul mouvement de masse, mais par une combinaison entre le mouvement de masse et un coup militaire.
Ce qui s’est produit le 11 février 2011 peut être plus encore caractérisé comme un coup que ce que nous avons vu le 3 juillet 2013, en ce sens que l’armée a écarté Moubarak du pouvoir et a pris directement le pouvoir en main. Le Conseil suprême des forces armées (CSFA) prit le pouvoir en tant que junte militaire, il s’agissait donc d’un coup dans son sens le plus classique, réalisé sur la toile de fond d’une immense mobilisation de masse.
Avant ce coup, alors même que l’euphorie était à son sommet, j’ai mis en garde une bonne fois pour toutes contre les illusions dans l’armée, parce que la colonne vertébrale réelle de l’Etat égyptien et du régime qui est en place depuis plusieurs décennies est l’armée. Ainsi, l’idée selon laquelle l’ordre des choses contre lequel la population égyptienne se soulevait serait changé par le simple retrait de Moubarak était une illusion complète, cela d’autant plus que Moubarak a été renversé par des membres de la colonne vertébrale de son régime.
En réalité, le renversement de Moubarak était destiné à préserver la continuité de l’Etat. En ce sens, il s’agissait d’un coup conservateur. Tenter de préserver le régime en sacrifiant la tête du régime était possible dans le cas de l’Egypte en raison d’une institutionnalisation relativement accentuée de l’Etat. En d’autres termes: l’institution est plus importante que le dirigeant.
Le dirigeant lui-même n’était rien d’autre qu’un produit de l’institution, c’est-à-dire: l’armée. Cette caractéristique de l’Etat égyptien s’applique également à l’Etat tunisien. Mais on ne la trouve pas dans la plupart des Etats de la région, tels que les monarchies pétrolières ou les monarchies de fait qui se qualifient elles-mêmes «républiques», comme c’était le cas en Libye ou en Syrie – ou, en la matière, dans l’Irak de Saddam Hussein avant que le régime ne soit renversé par les Etats-Unis.
En Egypte, toutefois, il était clair que le coup ne mettrait pas un terme au mouvement. En effet, après une relativement brève période d’euphorie, le peuple a dû faire face à la dure réalité de la continuité du régime. Il s’est rebellé contre cela une fois de plus, et l’on a assisté à de nombreuses mobilisations à partir de la fin de 2011.
La situation était à nouveau très tendue en Egypte. Puis il y a eu l’élection des Frères musulmans et de Mohamed Morsi comme président. Morsi était le gagnant lors du deuxième tour de l’élection présidentielle parce que les électeurs souhaitaient empêcher l’ancien régime de s’imposer à nouveau [avec son candidat, Ahmed Chafik]. Morsi a réuni sous son nom beaucoup d’électeurs qui n’avaient pas voté pour lui lors du premier tour. Au second tour, il était donc plus un choix par défaut.
Pour ces derniers, de même que pour la grande partie des personnes qui votèrent pour lui au premier tour avec l’espoir que les Frères musulmans résoudraient les problèmes clés du pays, en particulier dans les domaines sociaux et économiques, Morsi a suscité une déception considérable.
En outre, les Frères musulmans se comportèrent avec une telle arrogance que tout le monde finit par se convaincre qu’ils tentaient de se saisir du contrôle de toutes les institutions de l’Etat. Cela souleva de nombreuses craintes parmi d’autres forces: les Frères musulmans parvinrent même à s’aliéner les autres courants islamistes fondamentalistes, tels que les salafistes.
La colère contre Morsi redonna vie au mouvement de masse, à des grèves ouvrières, ainsi que plus généralement à d’autres luttes et conflits sociaux. Cela culmina dans la plus grande manifestation que l’Egypte ait jamais vue, le 30 juin 2013. Une fois encore, le scénario qui s’est déroulé en février 2011 s’est répété. L’armée est intervenue pour renverser le président.
Le fait que Morsi ait été élu à la suite d’élections libres, à la différence de Moubarak, ne change pas le fait que dans les deux cas il y a eu un coup. Et cela ne modifie pas le fait que Morsi a perdu sa légitimité, bien qu’il ait été élu lors d’élections relativement libres et équitables. Il a été élu dans des circonstances révolutionnaires avec un mandat du peuple et il a trahi ce mandat. En conséquence, le peuple souhaitait se débarrasser de lui. En ce sens, son renversement était le produit d’un mouvement de masse mettant à exécution le droit profondément démocratique de révoquer un officiel élu.
Le problème est que dans l’Egypte actuelle, il n’y a que deux principales forces organisées. La première est, bien sûr, l’armée, la colonne vertébrale de l’ancien régime, qui est en même temps une force sociale et politique et non pas simplement une institution militaire. La seconde, qui s’oppose à l’ancien régime, est constituée par les Frères musulmans, avec son immense machine organisationnelle.
Les jeunes du mouvement Tamarod (Rébellion) réussirent à initier une mobilisation gigantesque, mais ils ne disposaient pas du levier organisationnel pour renverser Morsi, qui était soutenu par l’appareil politique considérable des Frères musulmans. Ainsi, à l’instar de ce qui s’est passé en 2011, le mouvement populaire misa sur l’armée pour renverser le président.
L’armée, bien entendu, utilisa le mouvement de masse contre Morsi comme une possibilité de se débarrasser de lui car elle considérait la tentative des Frères musulmans d’étendre leur contrôle sur l’Etat comme une menace majeure; de la même façon l’emprise de la Confrérie sur les mécanismes du pouvoir était ressentie comme une menace par les libéraux et par l’ensemble de la gauche.
Le problème majeur est que désormais, plus encore qu’en 2011, une part significative de la population a une nouvelle fois des illusions sur l’armée, comme si elle était en quelque sorte une institution au service du peuple qui intervient simplement pour exécuter sa volonté. Ce qui est, bien sûr, une idée aberrante. L’armée n’est strictement pas un instrument du peuple. L’armée est l’outil de l’ancien régime de bien des façons, mais elle défend également, et avant tout, ses propres intérêts.
Comme institution, l’armée contrôle une part immense de l’économie: près d’un tiers du PIB, selon les estimations. Elle est très attachée à la défense de l’ensemble de ses prérogatives et privilèges dont elle a joui tout au long des décennies précédentes. Nous avons vu cela de façon très claire lors des discussions récentes sur la Constitution, au cours desquelles l’armée a fait le maximum pour garantir ses privilèges ainsi qu’un statut constitutionnel élevé qui assurera qu’aucune autre institution – qu’il s’agisse du président, du parlement ou de quiconque – ne puisse s’immiscer dans ce qu’elle considère comme ses propres affaires.
Pour retourner à votre première question, l’euphorie de 2011 s’est transformée en déception à tel point que beaucoup ont commencé à publier des avis mortuaires de la révolution égyptienne – ou même à prétendre qu’il n’y avait jamais eu de révolution. Mais l’idée selon laquelle ce qui a débuté en 2011 est désormais terminé et que nous sommes revenus au point de départ, si ce n’est vers quelque chose de pire, est profondément erronée.
Les principales questions en Egypte sont de nature sociale et économique. Elles possèdent une puissante charge explosive. Les militaires ne disposent cependant pas d’une orientation sur les modalités permettant de faire face à ces revendications, si ce n’est de les réprimer. Ainsi, bien qu’il y a beaucoup d’illusions sur le général Abdel Fattah Al-Sissi, le chef de l’armée, la croyance que cette perception durera relève d’une myopie politique.
Il est clair que les tensions reprendront. Il y a déjà eu une certaine reprise dans les luttes sociales, dans les grèves et les luttes ouvrières ainsi que dans des conflits croissants parmi la vaste coalition qui est opposée aux Frères musulmans. Beaucoup de ceux qui descendirent dans les rues contre Morsi le 30 juin sont désormais hostiles à ce que l’armée tente d’imposer.
Ainsi que tu l’as indiqué, certains observateurs des questions du Moyen-Orient ont affirmé qu’aucune révolution ne s’est déroulée en Egypte – ou ailleurs dans la région – parce qu’il n’y a pas eu de transfert de pouvoir politique d’une classe vers une autre. Que répondrais-tu?
Le terme «révolution» s’applique à différentes formes de transition, mais les révolutions partagent des traits communs en ce qu’elles impliquent la participation d’un grand nombre de personnes dans le renversement des formes politiques institutionnalisées du moment.
Une révolution prend la forme d’une insurrection, laquelle dans certains cas conduit à un changement profond et radical, y compris un changement de la classe sociale qui détient le pouvoir politique dominant. Mais, si l’on place la barre si haut, alors le terme «révolution» ne s’applique qu’à un nombre très limité d’épisodes historiques.
Si une mobilisation de masse renverse un président, même si cela se conjugue avec un coup, la perception de ceux qui y sont impliqués selon laquelle ils participent à une révolution est exacte. Vous ne pouvez leur contester la fierté qu’ils sont engagés dans une révolution. L’élément essentiel pour ce qui a trait aux développements dans la région arabe est qu’il s’agit, en effet, d’un long processus révolutionnaire.
La plupart des révolutions dans l’histoire sont de très longs processus – et encore plus lorsque l’ensemble d’une région géopolitique est impliqué dans le processus. Mais même si l’on se concentre sur un seul pays, il est évident que les révolutions ne se déroulent pas en quelques jours ou semaines.
La Révolution française ou la Révolution anglaise se déroulèrent pendant plusieurs années ou décennies, selon ce que l’on considère comme en étant le terme. Il est important de saisir l’ensemble du processus historique, et même si l’on peut déterminer, plus moins, une date où tout commença, il reste que cela devient un processus de changement sur la durée.
Si le problème central de l’Egypte réside dans le fait que le développement est bloqué par une structure sociopolitique particulière, il est évident qu’il n’y a pas d’autre manière de débloquer cette situation qu’en renversant cette structure. Remplacer cette structure par un pouvoir sociopolitique progressiste ne culminera pas nécessairement dans une transformation socialiste, bien que cela puisse servir d’horizon historique. Si le renversement du capitalisme égyptien des «compères» conduit à l’émergence, par exemple, d’un ordre politique possédant quelques similitudes avec le chavisme au Venezuela, cela serait déjà un changement majeur de la structure sociopolitique.
Pour l’heure, ce qui est en jeu est le renversement de la structure sociopolitique qui est actuellement au pouvoir et son remplacement par quelque chose de différent. Pour que cela se produise, il est essentiel d’être clair sur ce qui est nécessaire d’être changé. La structure sociopolitique dominante, à l’instar de tout pouvoir social, est soutenue par l’armée. Afin d’écarter cet obstacle, le mouvement de masse doit être en mesure de gagner les soldats pour empêcher qu’ils soient utilisés pour la défense de l’ancien régime.
Afin de réaliser un tel objectif, il est indispensable d’œuvrer à l’émergence d’un mouvement de masse possédant un certain degré d’organisation, de coordination et une clarté stratégique. En ce moment, ce type de force organisée est absente. Elle ne sera pas construite en quelques semaines ou mois. C’est la raison pour laquelle les révolutions sont des processus très longs.
Historiquement, l’expérience russe de 1917 – où l’on trouve un parti révolutionnaire comme le parti bolchevique qui est antérieur à la crise révolutionnaire et qui est alors capable de croître très rapidement et d’engager la prise du pouvoir – est l’exception plus que la règle. Dans les pays arabes, aujourd’hui, nous ne rencontrons pas de telles conditions.
La force organisée en faveur d’un changement social progressiste doit encore être construite. Il y a peut-être seulement un pays de la région arabe où une telle force organisée existe déjà, jusqu’à un certain point. Il s’agit de la Tunisie. Le mouvement ouvrier tunisien est organisé et il est très puissant. Par contre, ce qui fait défaut c’est une clarté stratégique dans la gauche.
Le défi révolutionnaire au régime syrien semble faire face à des circonstances encore plus difficiles. Qu’est-ce qui permet de comprendre cela?
La Syrie est une illustration tragique de l’une des caractéristiques partagées par les soulèvements arabes en général, c’est-à-dire le défi de contre-révolutions multiples, qui se chevauchent. Les mouvements révolutionnaires doivent, c’est une exigence, faire face au défi contre-révolutionnaire de l’ancien régime mais, dans cette région, ce n’est que le début.
Outre la contre-révolution organisée par l’Etat, il y a aussi le rôle régional contre-révolutionnaire joué par les monarchies pétrolières du Golfe arabo-iranien. De surcroît, il y a la contre-révolution internationale représentée dans la région avant tout par les Etats-Unis. Mais dans le cas de la Syrie, il y a aussi la Russie et l’Iran, qui sont les principaux soutiens du régime syrien.
A cette combinaison de forces contre-révolutionnaires locales, régionales et internationales, s’ajoute quelque chose d’encore plus pernicieux: il s’agit du fait qu’une partie des forces – qui émergèrent dans le cours du soulèvement populaire et qui apparurent comme participantes de la révolution – ont un programme réactionnaire. Je parle ici des forces islamiques fondamentalistes. Qu’il s’agisse des Frères musulmans ou des salafistes ou de certains éléments djihadistes, ces forces ont proliféré dans la région depuis les années 1970-80.
Elles sont parvenues à exploiter une part importante du ressentiment populaire, en raison du déclin des forces de gauche: les nationalistes de gauche, les communistes et d’autres. Ce vide a été rempli par les courants fondamentalistes qui sont en réalité des forces réactionnaires et non progressistes. Dans le cas de figure où ils s’opposent aux régimes existants, ils ne s’y opposent pas avec un programme progressiste, mais avec un programme réactionnaire fondé sur la religion, ce qui se traduit par une idéologie socialement réactionnaire.
Depuis le début des soulèvements, les Etats-Unis ont été confrontés à la question épineuse de savoir comment y répondre, en particulier lorsque les soulèvements ciblaient leurs alliés, comme le régime Moubarak en Egypte. D’une manière générale, Washington a tenté de renouveler le type de relation qu’il a eu par le passé avec les Frères musulmans, entre les années 1950 et 1980, lorsque ces deux entités s’associèrent dans leur opposition à toute force considérée comme de gauche ou progressiste dans la région.
En 2011, les Etats-Unis parièrent essentiellement que ces forces conservatrices seraient en mesure d’agir comme un allié dans l’effort de miner la dynamique révolutionnaire de l’intérieur – dans la mesure où les régimes locaux échouèrent à l’arrêter au moyen de la répression, de réformes, de cooptations ou d’une certaine combinaison de ces éléments.
Dans le cas de la Syrie, les Etats-Unis ont déployé la même stratégie qu’en Egypte et partout ailleurs. Elle consistait à empêcher le mouvement révolutionnaire de devenir trop radical, de tenter de le maintenir dans des limites établies.
Sous cet angle, ils font appel aux leçons de l’Irak. En Irak, l’option rejetée par l’administration Bush était celle qui était correcte, si l’on considère les objectifs de l’impérialisme américain; et c’est ce qui à Washington est considéré comme tel actuellement. Cette option était le saddamisme sans Saddam, en d’autres termes le maintien de l’Etat du Baas et des diverses structures de l’ancien régime mais sans Saddam Hussein à son sommet.
Il s’agit aujourd’hui du plan des Etats-Unis pour la Syrie: l’assadisme sans Assad. En fait, c’est ce qu’ils envisagent pour tous les pays de la région où des mouvements atteignent un point qui ne rend plus possible la perpétuation de l’ordre ancien.
C’est fondamentalement ce qu’ils ont tenté d’obtenir en Egypte, et l’on voit toutes les contradictions que cela comporte. En fait, ils réalisèrent cela au Yémen, au moyen d’un accord négocié par les Saoudiens, lequel impliquait l’avortement des aspirations fondamentales des jeunes, des masses et des travailleurs qui firent partie du soulèvement yéménite. C’est la raison qui explique que la mobilisation de masse continue quoi qu’il en soit dans ce pays.
En Syrie, leur perspective préférée est celle d’imposer une sorte d’accord qui préserve les structures clés du régime, mais afin de préserver une crédibilité, la condition minimale est que Bachar el-Assad se retire; comme cela s’est fait au Yémen. Et soyons clairs: la «démocratie» n’a rien à voir avec cela.
Ce que l’on voit en Syrie c’est une convergence d’intérêts du régime et des monarchies pétrolières qui cherchent ensemble à détourner ou à diluer le caractère démocratique du soulèvement et à l’enfouir sous la domination des forces islamiques fondamentalistes.
Pour les monarchies du Golfe, un soulèvement démocratique et progressiste en Syrie – et où que cela puisse être – est extrêmement dangereux. Ainsi, dès qu’ils peuvent s’opposer à un tel soulèvement en soutenant le régime lui-même, ils le font, comme en Egypte – ou, bien sûr, au Bahreïn où ils sont même intervenus militairement pour défendre la monarchie.
Mais dans des situations où ils ne peuvent soutenir directement le régime, l’autre option, la meilleure, consiste à tenter de contrôler le mouvement et d’en désamorcer le potentiel progressiste. En cela, les forces islamiques fondamentalistes correspondent bien à cet objectif parce qu’elles ne représentent aucune menace – au moins idéologique – pour les monarchies pétrolières, en particulier pour les Saoudiens dont l’idéologie officielle repose sur l’interprétation fondamentaliste la plus réactionnaire de l’islam.
Le régime syrien souhaitait également que de telles forces dominent le soulèvement parce qu’elles constituent son ennemi préféré: elles sont les meilleures pour dissuader une fraction assez importante de la population ainsi que les puissances occidentales à soutenir le soulèvement. Cela explique pourquoi le régime syrien a relâché de prison plus de 1000 djihadistes quelques mois après le début du soulèvement, en 2011. L’intention du régime était de permettre aux courants islamiques fondamentalistes de devenir une force majeure dans le soulèvement afin de le discréditer.
Ainsi, même si le régime syrien et les monarchies du Golfe ont des objectifs différents, ils convergent sur la stratégie. Et le résultat est le même. Les deux ont un intérêt d’une certaine manière à voir de telles forces devenir dominantes dans le soulèvement.
En outre, pour le régime syrien, c’était une manière de dissuader les Etats-Unis de soutenir le soulèvement. Cette stratégie était efficace en ce sens que l’on peut voir à quel point Washington a fait montre de sa faible inclination à fournir un quelconque soutien réel au soulèvement, au-delà de vagues déclarations et de moyens matériels très limités.
Plus que tout, Washington craint une plus grande radicalisation de la situation et la déstabilisation potentielle du Golfe, où reposent des intérêts majeurs des Etats-Unis, en raison évidemment du pétrole. Pour cette raison, les Etats-Unis sont tout à fait satisfaits de voir que le régime syrien survit.
Est-ce que quelque chose peut changer cette dynamique en Syrie?
La situation en Syrie est sans aucun doute très tragique. La population syrienne est absolument épuisée. Outre les 200’000 personnes tuées et le nombre colossal de celles qui sont mutilées, il y a des millions de personnes déplacées et des réfugié·e·s vivant dans des conditions effrayantes. Tout cela est devenu une tragédie humanitaire de proportion immense.
Les progressistes en Syrie sont plutôt isolés alors que les autres forces disposent de parrains variés: le régime est fortement soutenu par la Russie et l’Iran, les forces fondamentalistes reçoivent des fonds et du soutien de la part du Golfe. Nous assistons à une évolution de la situation qui est sans aucun doute préoccupante, dont les évaluations sombres semblent légitimes.
Mais même en Syrie, il est fondamental de penser au-delà du moment présent. Nous ne devrions pas oublier que le retournement de la situation militaire est relativement récent.
Jusqu’à il y a quelques mois, le régime syrien perdait du terrain, et dans une telle proportion que cela conduisit l’Iran à intervenir massivement pour le secourir. Ce qui incluait l’envoi de milliers de combattants du Hezbollah libanais et d’Irak pour combattre aux côtés du régime. Cela permit au régime de renverser la dynamique sur le front militaire et de lancer une contre-offensive qui était accompagnée par la visibilité croissante, si ce n’est l’hégémonie, des forces islamiques au sein de l’opposition armée.
Il y a toujours un potentiel pour qu’un mouvement progressiste et démocratique se manifeste une nouvelle fois, ainsi qu’il le fit au cours de la première année et au-delà du soulèvement. Ce mouvement est toujours là. La population syrienne n’est en aucune manière séduite par les ordres et dispositions des forces fondamentalistes.
Tant qu’il y a un conflit armé, ceux qui en ont les moyens prédomineront sur le terrain. Mais, à un certain moment, la lutte armée cessera, et la crise sociale et économique se réaffirmera, ainsi que le feront les aspirations sociales de ceux qui se soulevèrent au début. Ce potentiel en Syrie – le potentiel progressiste, le potentiel démocratique – est plutôt fort, de la même manière qu’il l’est dans l’ensemble de la région.
En définitive, il ne s’agit de rien d’autres que de phases dans un processus révolutionnaire de longue durée. De ce point de vue, je pense que l’élément clé est qu’en 2011 on a bouté le feu à l’ensemble de l’ordre despotique et réactionnaire qui a régné sur la région pendant des décennies et qui semblait devoir rester là pour l’éternité. Les flammes du changement révolutionnaire se sont répandues et il ne serait pas aisé de les éteindre.
Bien sûr, différentes forces réactionnaires ont aussi été libérées. Il y a, malheureusement, aucune certitude que tout cela s’achèvera par des victoires et des perspectives progressistes dans toute la région. Il peut aussi y avoir des défaites majeures et des reculs réactionnaires, si ce n’est des régressions historiques. Toutefois, l’élément clé est que le processus est enclenché et que c’est une période pour l’action, pour l’organisation ainsi que pour la clarification politique et stratégique.
Ainsi, de nombreux observateurs, éloignés e la région, traduisent simplement les développements les plus récents et ils en parlent d’eux comme s’ils représentaient le dénouement du processus. Il est essentiel de résister à cette tendance et de s’insérer dans ce processus tel qu’il se déroule, ainsi que mener un combat pour l’orienter vers un résultat progressiste. (Publié le 16 janvier 2014, sur le site socialistworker.org, de l’ISO. Traduction A l’Encontre).
Gilbert Achcar est professeur à l’Ecole d’études orientales et africaines (SOAS), Université de Londres. Il est, entre autres, l’auteur de l’ouvrage Le peuple veut: une exploration radicale du soulèvement arabe (Sindbad, Actes Sud, 2013).
Soyez le premier à commenter