Par Patrick Cockburn
Il est probable que le colonel Mouammar Kadhafi perde le pouvoir au cours des semaines à venir. Les forces liguées contre lui sont trop puissantes. Son propre soutien politique et militaire est trop faible. Il est peu probable que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France acceptent que la situation ne débouche sur une impasse où Kadhafi conserverait Tripoli et une partie des territoires de l’ouest de la Libye et les rebelles garderaient l’est du pays.
Même avant les frappes aériennes, Kadhafi n’a pas réussi à mobiliser plus de quelque 1’500 hommes pour marcher sur Benghazi, et beaucoup d’entre eux qui n’étaient pas des soldats entraînés. S’ils ont pu prendre de l’avance, c’est parce que les rebelles de l’est du pays ont été incapables d’amener les 6’000 soldats dont la défection avait été à l’origine du premier soulèvement à participer aux combats.
Durant les premiers jours d’intervention étrangère, les opérations se sont très bien déroulées, reflétant l’expérience que les Etats-Unis et ses alliés ont accumulée en Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003. Des attaques aériennes ont détruit une colonne de chars et d’infanterie au sud de Benghazi. Les survivants ont fui. La déroute ressemblera bientôt à la rapide dissolution des talibans et de l’armée irakienne.
En Irak et en Afghanistan la majorité de la population était heureuse de se débarrasser de ses dirigeants, tout comme la plupart des Libyens seront contents de voir les talons à Gadhafi. Il est possible que son régime tombe plus vite qu’on ne le pense généralement. Ces derniers jours, on a entendu des experts pérorer sur le fait que Kadhafi est peut-être fou, mais qu’il n’est pas stupide, et il ne faut pas sous-estimer le caractère d’opéra-bouffe de son régime.
C’est après la chute de Gadhafi que s’ouvrira une période qui peut entraîner un désastre semblable à celui d’Afghanistan et de l’Irak. Dans ces deux cas, la réussite de la guerre a laissé les Etats-Unis comme puissance prédominante dans le pays. En Irak, cela a rapidement débouché sur une occupation impérialiste classique. Comme le répétait un leader irakien, «L’occupation a été la mère de toutes les erreurs». Même si Hamid Karzaï était à la tête du gouvernement afghan, ce sont toujours les Etats-Unis qui ont pris les décisions qui comptaient.
Le même problème va se poser en Libye. Les rebelles ont démontré qu’ils étaient politiquement et militairement faibles et ne constituent pas un partenaire crédible. Sinon ils n’auraient pas eu besoin d’une intervention étrangère de la dernière minute pour les sauver.
Les leaders locaux qui émergent dans de telles circonstances sont généralement ceux qui parlent le mieux l’anglais et s’entendent avec les Etats-Unis et avec leurs alliés. A Baghdad et à Kaboul les premiers à monter en grade ont été ceux qui se montraient les plus obséquieux et qui étaient prêts à se présenter devant le Congrès [des Etats-Unis] pour exprimer leur gratitude servile pour les actions états-uniennes.
Il y a encore une autre complication. La Libye, tout comme l’Irak, est un état pétrolier, et la richesse pétrolière tend à susciter les pires instincts chez presque tout le monde. Cela conduit à l’autocratie parce que quiconque contrôle les revenus du pétrole peut se payer de puissantes forces de sécurité et ignorer le public. Les Etats qui dépendent entièrement du pétrole sont rarement démocratiques.
Les Libyens qui aspirent à devenir des dirigeants et qui joueront soigneusement leurs cartes au cours des prochains mois pourraient se mettre en position de gagner beaucoup d’argent. Un fonctionnaire irakien à Baghdad a commenté cyniquement avant la chute de Saddam Hussein en 2003: «Les Irakiens exilés sont une réplique de ceux qui nous gouvernent», mais les dirigeants actuels sont presque repus «puisqu’ils nous volent depuis 30 ans» alors que les nouveaux dirigeants «auront une faim de loup».
Il y a déjà des signes que David Cameron, Hillary Clinton et Nicolas Sarkozy commencent à trop croire leur propre propagande, surtout en ce qui concerne le soutien de la Ligue Arabe pour les frappes aériennes. Ces mêmes diplomates qui tendent à traiter avec mépris les opinions de la Ligue arabe pensent brusquement que le fait qu’ils appellent à une zone d’exclusion aérienne prouve que le monde arabe est en faveur d’une intervention.
Cela pourrait changer très rapidement. Les dirigeants de la Ligue arabe sont surtout des gens que le «réveil arabe» tente d’écarter. On attend que les Emirats arabes unis et le Qatar, membres du Conseil de coopération du Golfe qui réunit les monarchies du Golfe, participent militairement à l’intervention contre le gouvernement libyen. Or, c’est ce même Conseil qui vient d’envoyer des troupes au Bahrein pour aider le gouvernement à écraser les protestataires pro-démocratie de la majorité chiite.
L’atrocité la plus vérifiable qui a eu lieu dans le monde arabe au cours de la semaine passée ne s’est pas déroulée en Libye mais au Yémen, où, vendredi passé, des tireurs pro-gouvernementaux ont mitraillé une manifestation non armée en tuant 52 personnes.
En termes de l’exercice d’une réelle autorité, il est probable que Kadhafi sera remplacé non pas par des Libyens mais par des puissances étrangères qui participent à son renversement. Si l’on se fonde sur ce qui s’est passé en Afghanistan et en Irak, il n’en faudra pas beaucoup pour que leurs actions soient vues à travers le Moyen-Orient comme étant hypocrites et intéressées, et déclenchent donc une résistance. (22 mars 2011)
* Patrick Cockburn est l’auteur de Muqtada Al-Sadr, the Shia Revival, and the Struggle for Irak.
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