Liverpool. Une existence passée à compter chaque centime…

Thomas Bebb, près de son logement, dans le quartier de Kirkdale

Par Amelia Gentleman

Un tiers des ménages à Liverpool sont désormais au chômage. Or, la récession contraint certains allocataires d’aides sociales [liées au «statut de chômeur»] à survivre avec moins de 20 livres par semaine [un peu moins de 29 CHF].

Thomas Bebb tend la tête hors de la fenêtre de son salon pour évaluer le nombre de personnes au chômage dans son quartier. Il compte le nombre d’appartements – douze – que contient ce bloc maussade couvert de crépis gris et brun. Après une pause pour estimer combien de personnes travaillent, il déclare qu’il y en a deux: un ouvrier du bâtiment et une infirmière. Regardant en direction de deux autres blocs, un peu plus loin sur la gauche, il ne parvient pas à mentionner d’autres personnes qui auraient un travail.

Le nombre élevé de ménages au chômage dans ce lotissement permet de comprendre les chiffres impressionnants révélés par le GMB [General, Municipal, Boilermakers and Allied Trade Union, troisième fédération syndicale en importance avec UNITE et UNISON] la semaine dernière: dans un ménage sur trois à Liverpool personne ne travaille. C’est là la conséquence d’un déclin historique de l’industrie dans cette région. La récente série de licenciements dans le secteur public, qui a provoqué par effet de ricochet une diminution du nombre d’emplois dans les secteurs du commerce de détail et de l’industrie, a détérioré encore la situation.

Bebb a perdu son emploi à durée déterminée de jardinier des parcs et de préposé à l’entretien des terrains municipaux en novembre 2011 (en raison des réductions budgétaires opérées par le conseil municipal de Liverpool, qui est en train de réduire son budget de 28%). Il vit depuis lors largement en dessous du seuil de pauvreté. Concrètement, cela signifie qu’il dispose de seulement 7 livres [environ 10 CHF] auxquelles on peut ajouter 30 pence de petite monnaie, tintant dans la poche de son training, pour affronter les dix prochains jours, jusqu’à ce qu’il reçoive ses prochaines allocations.

Il est impatient de trouver un nouveau  travail et se lance assidûment à la recherche de possibilités d’emploi. Il se porte volontaire auprès de son ancien employeur une fois par semaine. Parce qu’il aime son travail et surtout parce qu’il espère ainsi être le premier à être réengagé lorsqu’une occasion se présentera. Pour l’instant, il effectue son ancien job avec obligeance, et gratuitement.

Toutefois, avec sept personnes au chômage pour chaque poste vacant à Liverpool, la recherche d’un nouvel emploi est une démarche fort décourageante. Les coupes budgétaires du gouvernement local, alors que près de 30% des emplois dépendent d’un financement public, ont largement accru le chômage à travers toute la ville. Ces coupes ont également entraîné la diminution des ressources disponibles pour financer nombre de centres de quartier ainsi que des cours de formation qui auraient pu aider Bebb et ses voisins à retrouver un emploi.

Des années au chômage

Du fait que le chômage est une expérience qui est partagée par la plupart de ses amis, de sa famille et de ses voisins, Bebb, qui est âgé de 45 ans, ne trouve rien de particulier dans sa situation. La description qu’il fait de la manière dont il se débrouille au jour le jour n’est pas un appel à la compassion, mais seulement un compte rendu détaché de la réalité.

Ses deux fils aînés, âgés de 21 et 23 ans, sont au chômage depuis qu’ils ont quitté l’école à 16 ans, bien qu’ils cherchent en permanence un emploi. Bebb se souvient des années passées au chômage juste après qu’il a quitté l’école dans une période économique qui était aussi sombre, au début des années 1980. A cette époque, Margaret Thatcher avait abandonné Liverpool à un «déclin contrôlé», avertie par ses conseillers qu’essayer de faire quelque chose serait comme vider l’océan avec une cuillère.

Bebb s’interroge sur le fait que ses enfants trouveront les choses plus difficiles encore. «Cette situation est normale pour leur génération. Elle est comme ça pour chaque famille dans le coin, seulement très peu de leurs enfants ont des jobs», dit-il. Selon les chiffres de la municipalité, plus d’un tiers des circonscriptions électorales de Liverpool ont des taux de chômage qui sont plus de deux fois supérieurs à la moyenne nationale.

La zone commerciale la plus proche de son appartement du quartier de Kirkdale, au nord de la ville, indique à quel point les gens ont peu d’argent à dépenser. Deux des pubs locaux sont fermés. Dans une rue qui comptait initialement six magasins, quatre ont fermé récemment. Cette rue n’est pas ornée des habituelles enseignes lumineuses et stores distinctifs des magasins. On y voit plutôt une rangée de matériaux hétéroclites utilisés pour en condamner les entrées: planches, tôle ondulée et volets métalliques.

Bebb voit ses vieux camarades d’école au Jobcentre [office de l’emploi en Grande-Bretagne]. «Ce n’est pas le meilleur endroit pour les rencontrer, mais c’est toujours chouette de les voir», dit-il. En comparaison avec nombre d’entre eux, il estime qu’il a eu de la chance d’avoir auparavant un emploi stable, au cours de la plus grande partie de sa vie active, auprès de la municipalité puis, ensuite, avec de nombreuses entreprises privées auxquelles la municipalité avait sous-traité l’entretien des parcs.

La perte de son emploi à plein-temps dans l’entretien des terrains municipaux, deux ans plus tôt, a été pour lui «la fin du monde»: pendant un moment il ne voulait parler à personne et avait de la peine à sortir de son lit le matin. Son humeur s’est améliorée lorsqu’il a obtenu un travail temporaire comme jardinier. Toutefois, ce travail s’est achevé au bout de quelques mois.

Il reçoit une allocation «demandeur d’emploi» [jobseeker’s allowance] d’environ 67 livres [moins de 97 CHF]. De cette somme, 15 livres [moins de 22 CHF] sont immédiatement retranchées au titre de pensions alimentaires pour trois de ses cinq enfants qui ont moins de 16 ans, car aucun d’entre eux ne vit avec lui. 10 autres livres [moins de 14 CHF] lui sont prélevées à la source en raison d’un ancien prêt qu’il avait obtenu auprès du Jobcentre pour dépanner sa famille lorsqu’il avait déjà perdu une fois son emploi, dix ans plus tôt. Il dispose donc d’un peu plus de 40 livres [plus de 57 CHF] par semaine. Sur cette somme restante, il rembourse peu à peu à sa banque une dette sur sa carte de crédit d’environ 1000 livres [un peu plus de 1440 CHF]. Cette dette s’est accumulée après son premier licenciement, 18 mois plus tôt, et qu’il avait besoin d’argent pour faire face à ses besoins immédiats (lorsqu’il était allé à sa banque pour solliciter un arrangement pour un découvert sur son compte pour l’aider durant cette période difficile, on lui avait répondu que cela n’était pas autorisé mais qu’il pouvait par contre, à la place, faire une demande pour une carte de crédit).

Bebb rembourse avec beaucoup de difficultés cette dette par tranche de 33 livres [plus de 45 CHF] par mois. Il dépense 14 livres [plus de 20 CHF] par semaine pour payer son gaz et l’électricité. Il lui reste donc moins de 20 livres [un peu moins de 29 CHF] par semaine pour se nourrir, se vêtir, acheter ses tickets de bus et tout le reste. Son loyer est actuellement pris en charge par une aide au logement.

Cela est gérable, uniquement parce qu’il a dû changer radicalement sa façon de vivre et de se nourrir. Il se rend une fois toutes les deux semaines à l’un des deux magasins qui vendent des aliments à des prix très modérés: des paquets de «achetez un hamburger surgelé, vous partez avec un second gratuit» pour une livre, deux tubes de crème glacée pour le même prix qu’il destine à ses plus jeunes enfants qui lui rendent visite le week-end, un sac de frites surgelées dont il arrive à faire quatre repas, à condition de le rationner correctement. Lorsque cela vient à manquer, il mange du riz et des pâtes qu’il achète à 25 pence le sachet dans un magasin de la chaîne Tesco. «Des fois, tu es obligé de manger même de la merde.»

Quant aux petits déjeuners, il prend du pain toast plutôt que des Weetabix [marque confectionnant des céréales pour le petit déjeuner]. Cela semble une modification banale. Il explique les subtils calculs financiers qui sont pourtant à l’origine de ce changement. Une miche de pain contient, disons, 30 tranches et coûte environ 40 pence; alors qu’un paquet de Weetabix coûte près de 2 livres et ne permet de faire que 12 petits déjeuners. Ils sont donc moins économiques. Parce qu’il ne mange pas de céréales, il achète moins de lait [utilisé pour arroser les Weetabix]. Il achète désormais du lait qui peut se conserver plus longtemps une fois ouvert, pour qu’il ne s’avarie pas avant que le paquet de toasts soit entièrement consommé. «Vous devez songer à toutes ces choses-là lorsque vous faites vos achats.»

Un luxe inabordable

Bebb ne peut pas se permettre de fumer, il ne le fait donc pas. Il dit aussi qu’une bière est un luxe inabordable: la dernière fois qu’il a été ivre était le jour où il a été licencié de son emploi fixe, il y a deux ans. «J’étais sous le choc, je voulais noyer mon chagrin.» Il n’est pas allé voir un match de football depuis son enfance («c’est trop cher»), ni au cinéma depuis des années. Il n’a pas non plus acheté de nouveaux vêtements depuis qu’il a été licencié. Il pêche dans le canal avec son plus jeune gosse pour se détendre, ce qui a l’avantage d’être gratuit.

Les épiceries et les «friteries» vivotent le long de la rue principale, mais le magasin à prix bas (discounter) dans lequel il se rend se trouve plus loin. Il n’a pas acheté de repas à l’emporter pour ses enfants depuis qu’il a perdu son emploi (10 livres c’est trop pour les dépenser d’un coup, explique-t-il). «C’est une lutte; elle exige beaucoup de toi mentalement», ajoute-t-il.

Bebb semble en bonne santé. Il admet toutefois se sentir quelquefois faible parce qu’il n’a pas assez mangé au cours de la marche de 45 minutes nécessaires pour se rendre au Jobcentre (la carte journalière de bus à 3,80 est habituellement inabordable pour lui). «Je dois m’arrêter des fois parce que j’ai des frissons et des vertiges.»

Il est heureux de pouvoir s’exprimer franchement et de disséquer tous les détails de son budget parce qu’il pense que les gens ont une idée faussée sur la «générosité» des aides sociales. Il a remarqué que le ton du nouveau gouvernement [du conservateur David Cameron, arrivé au pouvoir en juillet 2010] était devenu plus hostile face aux demandeurs d’aides sociales. Il estime que l’ignorance compte sans doute pour une part du problème. Il n’attend toutefois pas d’empathie de la part d’un Premier ministre qu’il décrit comme étant multimillionnaire. «Si le Premier ministre peut aller dans un restaurant et dépenser en un soir 100 livres pour un repas alors que je n’ai même pas cette somme en deux semaines, où se trouve la justice là-dedans?»

Pour l’heure, les portes du centre de quartier de Kirkdale sont encore ouvertes dans la rue principale. Le centre est un espace dans lequel les jeunes du quartier peuvent passer du temps. Au guichet, Sheena Orton, qui aide à faire fonctionner le centre, explique qu’en raison des compressions budgétaires elle n’est plus en mesure d’offrir des cours d’informatique ni de rédaction de CV pour les chômeurs et chômeuses. L’équipe du centre a perdu 13 de ses membres au cours de l’année passée et c’est une lutte permanente pour le maintenir ouvert. Elle travaille toujours à plein-temps,  mais il n’y a de l’argent que pour la payer 10 heures par semaine; elle travaille le reste du temps sans être rémunérée, gratuitement. «Les jeunes de 18 à 24 ans sont en colère. Ils désirent ce que tous les autres ont: ils veulent une voiture, un téléphone portable, des habits à la mode. Certains d’entre eux recourent au crime, ce que l’on peut voir lorsque l’on regarde les statistiques des cambriolages», dit-elle.

Elle est aussi préoccupée pour ses propres enfants; trois de ses quatre fils, âgés entre 20 et 38 ans, ont récemment perdu leurs emplois. «Je ne crois pas que l’on puisse être plus motivé que mes fils, ils ne trouvent pourtant rien.»

Le responsable de l’emploi au sein de la municipalité de Liverpool, Nick Small, membre du Labour Party, déclare que le chiffre selon lequel un ménage sur trois n’a aucun travail ne le surprend pas: «Nous réalisons que nous sommes face à une situation très difficile à Liverpool. Dans certaines parties de la ville, 40% des ménages sont au chômage. Cela crée des obstacles supplémentaires pour retrouver un emploi. Il n’y a pas de culture de recherche d’un emploi dans ces quartiers, pas d’exemples à suivre. Cela peut devenir très paralysant.»

Au moyen de son dispositif Into Work [«Au boulot!»], dont un centre fonctionne dans le lotissement Tees [où habite Bebb], la municipalité tente de faire le maximum pour entrer en contact avec les habitants, mais Small concède «que s’ils n’ont pas d’offres d’emploi auxquelles répondre», des aides à la rédaction de CV et des motivations ne sont qu’une partie de la solution. «Nous devons néanmoins aller partout où nous pouvons pour stimuler la demande», ajoute-t-il!

Kim Griffiths, directeur de l’emploi du programme Liverpool in Work, affirme que l’effet combiné de la récession et des coupes dans le secteur public a eu pour conséquence une restriction des offres d’emploi dans des secteurs tels que les soins, la sécurité, les hôpitaux, le tourisme et l’industrie. «Une grande partie des emplois sont à temps partiel et avec des horaires de travail des plus divers. Il y a beaucoup de gens qui veulent travailler. Il est vraiment déchirant de continuer à recevoir toutes ces personnes qui font face à des refus. Nous ne sommes pas de balourds scousers [le «scouser» est l’habitant de Liverpool, il désigne aussi son dialecte et son accent; ce terme est dérivé d’un mot norvégien servant à nommer le ragoût que mangeaient les marins de la région] qui restons assis sur notre cul toute la journée. Ce n’est pas le cas. Nous sommes talentueux, créatifs; nous sommes des gens qui voulons vraiment travailler.»

Bebb est en train d’être aidé par ce programme. Les conseillers sont impressionnés par son «employabilité»[1]. Ils sont remplis d’espoir qu’un nouvel emploi puisse être trouvé pour lui. Entre-temps, pour pouvoir recevoir ses aides sociales, il doit, chaque semaine: adresser au moins deux demandes d’emploi, téléphoner à au moins deux employeurs et sonner à la porte, afin de pouvoir saisir toute éventualité, d’au moins deux autres employeurs potentiels.

Plus tard, ses fils de six et huit ans sont déposés chez lui pour qu’il s’occupe d’eux un moment. Ils galopent et se roulent sur le sol, mangeant goulûment leurs crèmes glacées et regardant la télévision. Bebb est optimiste sur le fait que les choses iront mieux pour eux lorsqu’ils quitteront l’école. Il espère qu’ils apprendront un métier – électricien ou gazier.

Les enfants ont d’autres idées. Le plus jeune veut être pirate. Le plus âgé dit que son instituteur lui a dit qu’il était suffisamment intelligent pour se rendre à l’université. Il voudrait devenir professeur.  (Traduction A l’Encontre)

[1] Le terme renvoie à «l’activation» des chômeurs qui aboutit à déconnecter un emploi effectif de la disponibilité sans limites à en trouver un. «Le travail sur soi», étayé par le conseiller, prend le masque de l’emploi recherché! (Réd.)

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Cet article a été publié le 15 janvier dans le quotidien britannique The Guardian. Son titre original traduit: «Une existence passée à compter chaque centime dans un quartier de Liverpool où domine le chômage».

 

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