Les tremblements de terre d’Haïti exigent une solution haïtienne

Par K. Jessica Hsu et Mark Schuller

Haïti fait à nouveau la une des journaux, ce qui ne semble se produire qu’en période de crise – un scandale, une catastrophe, la violence. Ces récits dominent l’imaginaire de la plupart des personnes résidant en dehors d’Haïti. Depuis 2010, pour beaucoup, Haïti est synonyme de «tremblement de terre». Quant aux habitants d’Haïti, ils n’ont pas besoin qu’on leur rappelle «douz janvye» – le 12 janvier – et la réponse de l’aide internationale, car le pays est encore marqué par les répliques humanitaires, ce que Raoul Peck [réalisateur, scénariste haïtien] appelait «l’assistance mortelle». Haïti est un cimetière de projets d’ONG qui ont échoué, qui sont éparpillés sur le territoire, comme des pierres tombales. Le Palais national, toujours non reconstruit, n’est peut-être pas le meilleur symbole de l’effritement de la souveraineté haïtienne.

Dans la matinée du 14 août 2021, deux tremblements de terre ont frappé le sud de la péninsule le long de la même ligne de faille (Enriquillo-Plantain Garden) que le séisme de 2010 qui a dévasté Port-au-Prince, Léogane et les régions environnantes. Les sismologues haïtiens avaient alors prévenu que le séisme de magnitude 7,2 sur l’échelle de Richter n’avait libéré que très peu de l’énergie accumulée, faisant de la ligne de faille un risque sismique, une bombe à retardement. Les deux séismes à répliques multiples de samedi 14 août se sont produits à un peu plus de 100 kilomètres à l’ouest du tremblement de terre de 2010. Le premier, au nord de Nippes, se situant à 6,9 sur l’échelle de Richter, et le second, près de Saint-Louis-du-Sud, à 7,2. Selon la Direction de la protection civile d’Haïti, le bilan des victimes s’élevait à 1297 morts dimanche après-midi.

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Nombreux sont ceux qui, au vu des récents événements et de la couverture médiatique internationale, se demandent comment apporter leur soutien. Où devrions-nous faire des dons? Il est difficile de répondre à cette question car les organisations les plus efficaces en matière d’aide humanitaire sont les groupes locaux, les organisations qui font partie des communautés, qui sont respectées et en qui on a confiance. Elles sont dirigées par des professionnels haïtiens de longue date. De plus, il n’y a souvent pas de ligne directe pour faire parvenir les dons à ces groupes.

L’expérience de 2010 a montré que la ruée vers les dons immédiats et vers des groupes reconnus par les Etats-Unis comme la Croix-Rouge a entraîné de graves problèmes, qui ont fait l’objet de centaines d’articles et de dizaines de livres. D’ailleurs, les intervenants du gouvernement haïtien et des ONG sont toujours en train d’évaluer les dégâts. Malheureusement, comme le soulignent depuis longtemps les chercheurs spécialisés dans les catastrophes, la générosité est fonction de la couverture médiatique.

Si vous devez faire un don maintenant, investissez dans le renforcement des capacités haïtiennes. Non seulement les professionnels locaux sont mieux équipés en savoir-faire et en relations linguistiques, culturelles et sociales, mais ils sont plus proches des communautés touchées (ou en font partie) qui doivent définir leurs propres priorités. Voici une liste ad hoc, fonctionnelle et évolutive de groupes haïtiens. Vous pouvez aussi envisager de vous adresser à votre fondation communautaire locale et de «garder en réserve» les fonds pendant que les capacités techniques et logistiques nécessaires à l’acheminement de l’aide sont mises en place.

Espérons qu’une fois pour toutes, les ONG tirent – et appliquent – les leçons du dernier tremblement de terre et de l’ouragan Matthew [en 2016], et suivent les nouvelles normes minimales en matière d’aide, notamment:

  • Arrêter la présentation obscène du désastre.
  • Présentez le peuple haïtien avec dignité.
  • Investir dans les capacités haïtiennes.
  • Soutenir les priorités identifiées localement.
  • Préciser le projet, les partenaires locaux et les relations.
  • Coordonner avec les fonctionnaires locaux ou avertir le ministère compétent.
  • Enregistrez-vous auprès d’OCHA (Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU) qui travaille en relation directe avec la Direction de la protection civile (DPC) et du COUN (Centre national de coordination des urgences). Faites-leur savoir ce que vous comptez faire.

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Bien que le peuple haïtien puisse manquer de ressources financières, la réponse aux tremblements de terre doit être une #HaitianSolution; la solidarité et non la charité, construite sur la justice, les droits, les relations et le leadership haïtien.

Une véritable solution haïtienne s’attaque également aux causes profondes. Des catastrophes récentes comme le tremblement de terre de 2010 continuent de montrer qu’il ne s’agit pas de catastrophes naturelles, mais de phénomènes naturels dont les impacts dévastateurs sont prédéterminés par des vulnérabilités créées par l’homme.

Ces vulnérabilités latentes ont été façonnées depuis la création d’Haïti. Michel-Rolph Trouillot [anthropologue haïtien, 1949-2012] a soutenu que depuis l’indépendance d’Haïti en 1804, il n’y a jamais eu de contrat social entre l’Etat et la Nation. Robert Fatton [Université de Virginie] a appelé Haïti la République prédatrice, pour qualifier de violence d’Etat qui a engendré un déclin constant des conditions de vie de la majorité des habitants des campagnes. La désolation croissante de la campagne pousse beaucoup de gens à quitter leurs maisons pour cheche lavi, littéralement «chercher la vie», à la recherche de moyens de subsistance dans l’économie urbaine informelle surpeuplée et sursaturée qui offre toujours plus d’opportunités économiques que andeyò (littéralement «dehors») en raison de l’histoire de la centralisation calculée pour maintenir le pouvoir politique et économique.

L’occupation par la Marine des Etats-Unis de 1915 à 1934 a amorcé ce processus de centralisation, accéléré par le dictateur François «Papa Doc» Duvalier, avec le soutien inébranlable des Etats-Unis et d’agences internationales comme le Fonds monétaire international, y compris par le financement conscient les tontons macoutes [expression créole renvoyant au père fouettard] paramilitaires dont les exécutions extrajudiciaires terrorisaient la population. Ce processus s’est accéléré avec les interventions internationales qui ont conduit à des politiques axées sur moins de protection sociale et plus d’accès aux marchés rendant les riches plus riches après l’éviction du fils de Duvalier en 1986. Cela s’est poursuivi avec l’afflux d’ONG internationales suite au tremblement de terre de 2010.

Les plus vulnérables dans les zones urbaines et rurales sont connectés: après le tremblement de terre, 630 000 personnes sont retournées chez elles à la campagne pour trouver refuge chez des amis et de la famille. Après l’ouragan Matthew en 2016, les familles ont envoyé les personnes âgées et les autres personnes les plus vulnérables à Port-au-Prince pour les protéger des éléments. Ces derniers mois, certaines personnes ont migré à nouveau vers leurs origines campagnardes pour se tenir à l’écart de l’insécurité qui sévit à Port-au-Prince.

Les pauvres urbains et ruraux créent des espaces que Robert Fatton appelle la «périphérie extérieure» pour survivre dans un système qui les marginalise quotidiennement. Ce sont les descendants d’anciens esclaves qui ont brisé les chaînes de l’esclavage mobilier [statut des esclaves considérés comme meubles] et ont été exclus immédiatement en 1804 lors de la formation de l’Etat postcolonial. Le 14 août marque également le 230e anniversaire de Bwa Kayiman [Bois-Caïman, lieu de la réunion secrète et cérémonie – avec sa dimension vaudoue de «pacte avec les forces invisibles» – des esclaves noirs des plantations le 14 août 1791 qui a conduit à la révolte contre les esclavagistes blancs], une insurrection menée par Dutty Boukman et Cécile Fatiman qui a déclenché la révolution haïtienne. Comme après le tremblement de terre de 2010, il ne sera pas surprenant d’entendre qu’Haïti a fait un pacte avec le diable. Ces groupes continueront à proférer des blasphèmes et à désavouer la révolution haïtienne, ce qui a été fait depuis ses débuts.

Pour leur rôle de fondateurs de l’abolition et de la libération des Noirs, la majorité du peuple haïtien a été punie pour son audace à affirmer que tout moun se moun, «tout le monde est un être humain». Pendant six décennies, les Etats-Unis voisins, redevables aux esclavagistes du Sud, y compris leurs huit présidents, se sont assurés d’éteindre toute notion de Black Lives Matter. En 1862, alors que l’abolition de l’esclavage sur leur propre territoire était proche, les Etats-Unis ont finalement reconnu Haïti.

Les morts d’aujourd’hui sont les descendants des abolitionnistes – que ce soit dans les quartiers populaires comme dommages collatéraux des affrontements armés pour capter les ressources de Port-au-Prince ou dans les campagnes où les gens meurent régulièrement du manque d’accès aux biens de base, ce qui les pousse à migrer vers les villes. Le nom de ceux qui nous quittent physiquement ne sont jamais prononcés, on ne se souvient jamais d’eux et on ne les reconnaît même pas de leur vivant. Comme ceux qui ont été tués par la violence systématique de l’Etat aux États-Unis, comme George Floyd, Sandra Bland, Trayvon Martin et tant d’autres, ce sont les victimes de la violence de l’Etat qui se manifeste par l’exploitation et l’abandon. Ils doivent être reconnus et non pas oubliés.

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Depuis le 7 juillet, suite à l’assassinat du président Jovenel Moïse, la couverture internationale en dehors de Port-au-Prince était très limitée. Les campagnes, et plus particulièrement la péninsule du Sud, ne se sont jamais remises de l’ouragan Matthew ni de la longue histoire d’indifférence de l’Etat postcolonial. En juillet 2021, 4,4 millions de personnes étaient en situation d’insécurité alimentaire, soit environ 46% de la population.

En ce moment, l’aide est absolument nécessaire. Une aide bien intentionnée doit s’attaquer aux conditions actuelles façonnées par des histoires de marginalisation de longue date. Nous devons également agir en solidarité avec des efforts tels que la Commission pour une solution haïtienne. Ce processus tente, en quelques mois, de réparer des siècles de marginalisation, de négligence de l’Etat et d’intervention étrangère. Ce dialogue toujours en cours montre que le compromis et la collaboration sont possibles pour construire un avenir différent qui honore les ancêtres abolitionnistes qui rêvaient d’une Haïti libre et libérée, un phare pour les peuples non libres du monde entier.

Ce rêve a été différé à cause de l’exploitation incessante du capitalisme racisé mondial. Pour faire de ce rêve une réalité, il faut voir les liens qui nous unissent déjà dans la solidarité, à savoir que la violence d’Etat racisée qui tue des Vies noires dans les zones rurales et urbaines des Etats-Unis, avec ou sans insigne et arme, a la même source qu’en Haïti. Travailler à la défense des Vies noires aux Etats-Unis nécessite de soutenir les Vies noires en Haïti, et vice versa. Comme Charlene Carruthers et d’autres leaders américains l’ont dit depuis longtemps, la libération des Noirs nécessite une action internationale.

Espérons que, comme il y a 230 ans, le 14 août fera s’écrouler cet ancien ordre mondial, ce que la féministe haïtienne Sabine Lamour a appelé le «paradigme de 1915», lorsque a commencé l’occupation des Etats-Unis qui n’a eu de cesse. Nous pouvons y parvenir en demandant des comptes à nos propres gouvernements ou, mieux encore, en nous inspirant des militants haïtiens et en exigeant une véritable participation à la définition de la politique étrangère.

Une praxis abolitionniste est nécessaire pour aller de l’avant; le temps est venu depuis longtemps d’une véritable solidarité et de réparations. (Article publié dans Counterpunch, le 16 août 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

K. Jessica Hsu est une anthropologue et une militante de la solidarité qui a passé la majeure partie de ses 15 dernières années à travailler avec des communautés dans les zones rurales d’Haïti sur les questions de travail, d’agriculture, de genre et de développement communautaire. Elle est actuellement basée à Port-au-Prince. L’anthropologue Mark Schuller est l’auteur de l’ouvrage Humanitarian Aftershocks in Haiti.

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