Comprendre «les rapports de forces». Des puissances pas si extraordinaires sur une planète dangereuse

Par Michael T. Klare

Dans les cercles militaires occidentaux, il est courant de parler de «l’équilibre des forces», c’est-à-dire de l’alignement de chars, d’avions, de navires, de missiles et de formations de combat de camps opposés de tout conflit. Si l’un des camps dispose de deux fois plus de moyens de combat que son adversaire et que les capacités de commandement de chaque camp sont approximativement égales, elle devrait gagner. Sur la base de ce raisonnement, la plupart des analystes occidentaux ont supposé que l’armée russe – avec un avantage apparemment écrasant en termes de nombre et d’équipement – prendrait rapidement le dessus sur les forces ukrainiennes.

Bien sûr, les choses ne se sont pas exactement passées ainsi. L’armée ukrainienne a, en fait, combattu les Russes jusqu’à provoquer un quasi-blocage. Les raisons de cette situation seront sans aucun doute débattues par les théoriciens militaires pendant des années. Lorsqu’ils le feront, ils pourraient commencer par le fait que Moscou n’a étonnamment pas prêté attention à une équation militaire différente – les «rapports des forces» – développée à l’origine dans l’ancienne Union soviétique.

Cette notion diffère de l’«équilibre des forces» en accordant plus de poids aux facteurs intangibles. Elle stipule que le plus faible des deux belligérants, mesuré en termes conventionnels, peut néanmoins l’emporter sur le plus fort si son armée possède un meilleur moral, un soutien plus fort à l’intérieur du pays et l’appui d’alliés importants. Un tel calcul, s’il avait été effectué début février 2022, aurait abouti à la conclusion que les perspectives de l’Ukraine étaient loin d’être aussi mauvaises que les analystes russes ou occidentaux le supposaient généralement, tandis que celles de la Russie étaient bien pires. Cela devrait nous rappeler à quel point la compréhension des «rapports de forces» est cruciale dans de telles situations, si l’on veut éviter les erreurs de calcul et les tragédies.

Le concept en vigueur, avant l’invasion de l’Ukraine

La notion de «rapports de forces» a une longue histoire dans la pensée militaire et stratégique. On peut en trouver un exemple dans l’épilogue du roman épique de Léon Tolstoï, Guerre et Paix. Ecrivant à propos de l’invasion désastreuse de la Russie par Napoléon en 1812, Tolstoï observe que les guerres sont gagnées non pas par les qualités supérieures de stratège de chefs charismatiques, mais par l’esprit combatif de simples soldats prenant les armes contre un ennemi détestable.

Cette perspective sera plus tard intégrée à la doctrine militaire des bolcheviks russes, qui cherchaient à calculer non seulement la force des troupes et des équipements, mais aussi le degré de conscience de classe et de soutien des masses dans les camps se faisant face dans tout potentiel conflit. Après la révolution de 1917, en pleine Première Guerre mondiale, le dirigeant russe Vladimir Lénine s’est prononcé, par exemple, contre la poursuite de la guerre avec l’Allemagne, car les rapports de forces n’étaient pas encore adéquats pour mener une «guerre révolutionnaire» contre les Etats capitalistes (comme le préconisait son concitoyen Léon Trotsky). «En résumant les arguments en faveur d’une guerre révolutionnaire immédiate», disait Lénine, «il faut conclure qu’une telle politique répondrait peut-être aux besoins de l’humanité de rechercher le beau, le spectaculaire et le saisissant, mais qu’elle méconnaîtrait totalement les rapports de forces objectifs des forces de classe et des facteurs matériels au stade actuel de la révolution socialiste déjà commencée.»

Pour les bolcheviks de son époque, les rapports de forces étaient un concept «scientifique», basé sur une évaluation des facteurs matériels (nombre de troupes et de canons de chaque côté) et qualitatifs (le degré de conscience de classe impliqué). En 1918, par exemple, Lénine observait que «la paysannerie pauvre de Russie… n’est pas en mesure, immédiatement et à l’heure actuelle, d’entamer une guerre révolutionnaire sérieuse. Ignorer ce rapport objectif des forces de classe sur la question actuelle serait une erreur fatale.» C’est pourquoi, en mars 1918, les Russes ont conclu une paix séparée [Traité de Brest-Litovsk] avec les puissances centrales dirigées par l’Allemagne, leur cédant de nombreux territoires et mettant fin au rôle de leur pays dans la guerre mondiale.

A mesure que le parti bolchevique devenait une dictature institutionnalisée sous la direction de Joseph Staline, le concept de rapport des forces s’est transformé en un article de foi fondé sur la croyance en la victoire finale du socialisme sur le capitalisme. Au cours des périodes de Khrouchtchev [1953-1964] et Brejnev [1966-1982] , dans les années 1960 et 1970, les dirigeants soviétiques ont régulièrement affirmé que le capitalisme mondial était en déclin irréversible et que le camp socialiste, renforcé par les régimes révolutionnaires du «tiers-monde», était destiné à atteindre la suprématie mondiale.

Cet optimisme a prévalu jusqu’à la fin des années 1970, lorsque la marée socialiste dans le «tiers-monde» a commencé à reculer. La révolte contre le gouvernement communiste en Afghanistan a été la plus significative à cet égard. Lorsque le Parti démocratique populaire d’Afghanistan, soutenu par l’Union soviétique, a été attaqué par des insurgés islamiques, ou moudjahidines, les forces soviétiques ont envahi et occupé le pays. Malgré l’envoi de contingents de plus en plus importants et l’utilisation d’une puissance de feu considérable contre les moudjahidines et leurs partisans locaux, l’Armée rouge a finalement été contrainte de rentrer «chez elle» en 1989, pour voir l’Union soviétique elle-même imploser peu de temps après.

Pour les stratèges des Etats-Unis, la décision soviétique d’intervenir et, malgré des pertes incessantes, de persévérer était la preuve que les dirigeants russes avaient ignoré les rapports de forces, une vulnérabilité à exploiter par Washington. Dans les années 1980, sous la présidence de Ronald Reagan, la politique des Etats-Unis consiste à armer et à aider les insurgés anticommunistes du monde entier dans le but de renverser les régimes pro-soviétiques – une stratégie parfois appelée «doctrine Reagan». D’énormes quantités de munitions ont été données aux moudjahidines et aux rebelles comme les Contras au Nicaragua, généralement via des canaux secrets mis en place par la Central Intelligence Agency (CIA). Bien qu’ils ne fussent pas toujours couronnés de succès, ces efforts ont généralement accablé les dirigeants soviétiques. Comme l’écrivait avec ravissement le secrétaire d’Etat George Shultz en 1985, alors que la défaite des Etats-Unis au Vietnam avait amené les Soviétiques à croire «que ce qu’ils appelaient les “rapports de forces à l’échelle mondiale” tournait en leur faveur», aujourd’hui, grâce aux efforts des Etats-Unis en Afghanistan et ailleurs, «nous avons des raisons d’être confiants que les “rapports de forces” tournent à nouveau en notre faveur».

Et oui, l’échec soviétique en Afghanistan a effectivement reflété une incapacité à peser correctement les poids respectifs de tous les facteurs en jeu: la mesure dans laquelle le moral des moudjahidines surpassait celui des Soviétiques; le soutien réservé à la guerre parmi les populations soviétique et afghane; et le rôle de l’aide extérieure fournie par la CIA. Mais les leçons ne s’arrêtent pas là.

Washington n’avait jamais envisagé les implications de l’armement de volontaires arabes sous le commandement d’Oussama Ben Laden ou de l’autorisation donnée à ce dernier de créer une entreprise djihadiste internationale, «la base» (Al-Qaida), qui s’est ensuite retournée contre les Etats-Unis. Ce qui a conduit aux attaques terroristes du 11 septembre 2001 et à une «guerre mondiale contre le terrorisme» désastreuse, d’une durée de 20 ans, qui a englouti des milliers de milliards de dollars et affaibli l’armée des Etats-Unis, sans éliminer la menace du terrorisme. Les dirigeants étatsuniens n’ont pas non plus calculé les rapports de forces lorsqu’ils ont entrepris leur propre guerre en Afghanistan, ignorant les facteurs qui ont conduit à la défaite soviétique, et subissant ainsi le même sort, 32 ans plus tard.

Les mauvais calculs de Poutine à propos de l’Ukraine

Beaucoup a déjà été écrit sur les mauvais calculs du président russe Vladimir Poutine concernant l’Ukraine. Mais tout a commencé par son incapacité à évaluer correctement les rapports des forces en présence dans le conflit à venir. Et cela, de manière assez étrange, a résulté de la mauvaise interprétation par Poutine de la signification du retrait des Etats-Unis d’Afghanistan.

Comme beaucoup à Washington – en particulier dans l’aile néoconservatrice du Parti républicain – Poutine et ses proches conseillers ont considéré le retrait soudain comme un signe évident de faiblesse des Etats-Unis et, en particulier, de désarroi au sein de l’alliance occidentale. La puissance étatsunienne était en plein recul, pensaient-ils, et les puissances de l’OTAN irrévocablement divisées. «Aujourd’hui, nous assistons à l’effondrement de la politique étrangère des Etats-Unis», a déclaré Viatcheslav Volodine, le président de la Douma d’Etat russe. D’autres hauts fonctionnaires ont fait écho à son point de vue.

Poutine et son cercle restreint étaient donc convaincus que la Russie pouvait agir avec une relative impunité en Ukraine, ce qui constituait une erreur radicale d’appréciation de la situation mondiale. En fait, à l’instar des hauts responsables militaires étatsuniens, la Maison Blanche de Joe Biden était impatiente de quitter l’Afghanistan. Elle souhaitait se concentrer sur des priorités jugées bien plus importantes, notamment la revitalisation des alliances des Etats-Unis en Asie et en Europe afin de mieux contenir la Chine et la Russie. «Les Etats-Unis ne devraient pas et ne s’engageront pas dans des “guerres éternelles” qui ont coûté des milliers de vies et des milliers de milliards de dollars», a affirmé l’administration dans son orientation stratégique provisoire en matière de sécurité nationale de mai 2021 (National Security Strategic Guidance). En lieu et place, les Etats-Unis se positionneront «pour dissuader nos adversaires et défendre nos intérêts… [et] notre présence sera la plus robuste dans l’Indo-Pacifique et en Europe».

En conséquence, Moscou s’est affronté à l’exact opposé de ce que les conseillers de Poutine avaient sans doute prévu: non pas un Occident faible et divisé, mais une alliance Etats-Unis-OTAN nouvellement dynamisée et déterminée à aider les forces ukrainiennes en leur fournissant des armes essentielles (bien que limitées), tout en visant à isoler la Russie sur la scène internationale. Des troupes supplémentaires sont maintenant déployées en Pologne et dans d’autres Etats de la «ligne de front» face à la Russie, ce qui met encore plus en danger sa sécurité à long terme. Et, ce qui est peut-être le plus dommageable pour les calculs géopolitiques de Moscou, l’Allemagne a abandonné sa position pacifiste, adhérant pleinement à l’OTAN et approuvant une énorme augmentation des dépenses militaires [voir à ce propos l’article publié sur ce site le 7 mars].

Mais les plus grandes erreurs de calcul de Poutine concernent les capacités de combat de ses forces militaires comparées à celles de l’Ukraine. Lui et ses conseillers pensaient manifestement qu’ils envoyaient en Ukraine la monstrueuse Armée rouge de l’époque soviétique, et non l’armée russe de 2022, beaucoup plus faible. Plus grave encore, ils semblent avoir cru que les soldats ukrainiens accueilleraient les envahisseurs russes à bras ouverts ou n’opposeraient qu’une résistance symbolique, avant de se rendre. Cette illusion est due, du moins en partie, à la conviction inébranlable du président russe que les Ukrainiens sont vraiment des Russes dans l’âme et qu’ils accueilleraient donc naturellement leur propre «libération».

Nous le savons, tout d’abord, parce que bon nombre des troupes envoyées en Ukraine – qui n’ont reçu que de la nourriture, du carburant et des munitions pour quelques jours de combat – n’étaient pas préparées à un conflit prolongé. Il n’est pas surprenant qu’elles aient affiché un moral étonnamment bas. Le contraire est vrai pour les forces ukrainiennes qui, après tout, défendent leurs foyers et leur pays. Elles ont pu exploiter les faiblesses de l’ennemi, comme les convois d’approvisionnement longs et lents, pour leur infliger de lourdes pertes.

Nous savons également que les principaux responsables du renseignement de Poutine lui ont fourni des informations inexactes sur la situation politique et militaire en Ukraine, ce qui a contribué à le convaincre que les forces de défense se rendraient après seulement quelques jours de combat. Il a ensuite arrêté certains de ces responsables, dont Sergey Beseda, chef de la branche des renseignements extérieurs du FSB (le successeur du KGB). Bien qu’ils aient été accusés de détournement de fonds publics, la véritable raison de leur arrestation, selon Vladimir Osechkin (The Independent, 12 mars 2022), militant russe des droits de l’homme en exil, était de fournir au président russe des «informations peu fiables, incomplètes et partiellement fausses sur la situation politique en Ukraine».

Comme le redécouvrent les dirigeants russes, quelque trois décennies après la débâcle soviétique en Afghanistan, le fait de ne pas évaluer correctement les rapports de forces lorsqu’on s’engage dans une bataille contre des ennemis supposés plus faibles sur leur propre terrain peut conduire à des résultats désastreux.

Les évaluations erronées de la Chine

Historiquement, les dirigeants du Parti communiste chinois ont pris soin d’évaluer les rapports de forces face à des adversaires étrangers. Ils ont fourni une aide militaire considérable, par exemple, aux Nord-Vietnamiens pendant la guerre du Vietnam, mais pas au point d’être considérés par Washington comme un belligérant actif nécessitant une contre-attaque. De même, malgré leurs revendications concernant l’île de Taïwan, ils ont jusqu’à présent évité toute action directe visant à s’en emparer par la force et à risquer un affrontement à grande échelle avec des forces étatsuniennes potentiellement supérieures.

Sur la base de ce bilan, il est surprenant que, pour autant que nous le sachions, les dirigeants chinois n’aient pas réussi à produire une estimation précise des plans de Poutine concernant l’Ukraine ou de la probabilité d’une lutte intense pour le contrôle de ce pays. En fait, les dirigeants chinois entretiennent depuis longtemps des relations cordiales avec leurs homologues ukrainiens et leurs services de renseignement ont sûrement fourni à Pékin des informations fiables sur les capacités de combat de ce pays. Il est donc frappant qu’ils aient été pris à ce point au dépourvu par l’invasion et la résistance acharnée des Ukrainiens.

De même, ils auraient dû être en mesure de tirer les mêmes conclusions que leurs homologues occidentaux à partir des données satellitaires montrant le renforcement massif de l’armée russe aux frontières de l’Ukraine. Pourtant, lorsque l’administration Biden leur a présenté des renseignements indiquant clairement que Poutine avait l’intention de lancer une invasion à grande échelle, les hauts dirigeants ont simplement régurgité les affirmations de Moscou selon lesquelles il s’agissait de pure propagande. En conséquence, la Chine n’a même pas évacué des milliers de ses ressortissants d’Ukraine lorsque les Etats-Unis et d’autres pays occidentaux l’ont fait, les laissant sur place lorsque la guerre a éclaté. Et même à ce moment-là, les responsables gouvernementaux ont affirmé que la Russie ne menait qu’une opération de police mineure dans la région de Donbass, ce qui les fait paraître déconnectés des réalités du terrain.

La Chine semble également avoir sérieusement sous-estimé l’ampleur de la réaction étatsunienne et européenne à l’attaque russe. Bien que personne ne sache vraiment ce qui s’est passé lors des discussions politiques dans les sphères dirigeantes, il est probable qu’ils aient eux aussi mal interprété la signification du retrait des Etats-Unis d’Afghanistan. Comme les Russes, il est possible qu’ils aient supposé que cela signifiait le retrait de Washington d’un engagement mondial. «Si les Etats-Unis ne peuvent même pas assurer une victoire dans un affrontement avec de petits pays, à quel point pourraient-ils être plus efficaces dans des rapports conflictuels de grande puissance avec la Chine?» demandait le Global Times, quotidien officiel, en août 2021. Il poursuivait: «La prise de contrôle étonnamment rapide de l’Afghanistan par les talibans a montré au monde entier que la capacité des Etats-Unis à dominer les rapports conflictuels entre grandes puissances s’effrite.»

Cette erreur de calcul – si évidente dans la réponse musclée de Washington à l’invasion russe et dans son renforcement militaire dans la région indo-pacifique – a placé les dirigeants chinois dans une position délicate, alors que l’administration Biden accentue la pression sur Pékin pour qu’il refuse toute aide matérielle à la Russie et n’autorise pas l’utilisation des banques chinoises comme intermédiaires pour les entreprises russes qui cherchent à échapper aux sanctions occidentales. Lors d’une téléconférence, le 18 mars, le président Biden aurait averti le président Xi Jinping des «implications et conséquences» pour la Chine si elle «fournit un soutien matériel à la Russie». Vraisemblablement, cela pourrait impliquer l’imposition de «sanctions secondaires» aux entreprises chinoises accusées d’agir en tant qu’agents pour des entreprises ou des agences russes. Le fait que Biden se soit senti en position de lancer de tels ultimatums au dirigeant chinois témoigne d’un nouveau regain, potentiellement dangereux, de volonté d’influence politique à Washington, fondée sur l’apparente absence de défense de la Russie face aux sanctions imposées par l’Occident.

Eviter la surenchère des Etats-Unis

Aujourd’hui, les rapports de forces à l’échelle mondiale semblent effectivement favorables pour les Etats-Unis et cela, dans un sens étrange, devrait nous inquiéter tous. Leurs principaux alliés se sont ralliés à eux en réponse à l’agression russe ou, de l’autre côté de la planète, face à la crainte de la montée en puissance de la Chine. Et les perspectives pour les principaux adversaires de Washington ne sont pas de bon augure. Même si Vladimir Poutine devait sortir de la guerre actuelle avec une plus grande partie du territoire ukrainien, il présidera certainement une Russie nettement diminuée. Déjà un pétro-Etat chancelant avant le début de l’invasion, elle est maintenant largement coupée du monde occidental et condamnée à un retard perpétuel.

La Russie étant déjà affaiblie, la Chine pourrait connaître un sort similaire, après avoir placé de si grands espoirs dans un partenariat majeur avec un pays chancelant. Dans ces circonstances, il sera tentant pour l’administration Biden d’exploiter davantage ce moment unique en recherchant un avantage encore plus grand sur ses rivaux, par exemple en soutenant un «changement de régime» à Moscou ou un nouvel encerclement de la Chine. Le commentaire du président Biden, le 26 mars, à propos de Poutine – «cet homme ne peut pas rester au pouvoir» – a certainement exprimé un désir d’un tel avenir. (La Maison Blanche a par la suite tenté de revenir sur ses propos, affirmant qu’il voulait simplement dire que Poutine «ne peut être autorisé à exercer son pouvoir sur ses voisins»). Quant à la Chine, les récents commentaires inquiétants de hauts responsables du Pentagone, selon lesquels Taïwan est «essentiel à la défense des intérêts vitaux des Etats-Unis dans la région indo-pacifique», suggèrent une tendance à abandonner la politique américaine d’une seule Chine et à reconnaître officiellement Taïwan comme un Etat indépendant, ce qui le placerait sous la protection militaire des Etats-Unis.

Dans les mois à venir, nous pouvons nous attendre à ce que les discussions sur les mérites de telles mesures soient beaucoup plus nombreuses. Les experts et les politiciens de Washington, qui rêvent encore des Etats-Unis comme d’une puissance inégalée sur la planète Terre, soutiendront sans aucun doute que c’est le moment où les Etats-Unis pourraient vraiment écraser leurs adversaires. Une telle démesure – impliquant de nouvelles aventures qui dépasseraient les capacités des Etats-Unis et conduiraient à de nouveaux désastres – est un véritable danger.

Chercher à changer de régime en Russie (ou ailleurs, d’ailleurs) ne manquerait pas de s’aliéner de nombreux gouvernements étrangers qui soutiennent actuellement le leadership de Washington. De même, une action précipitée visant à attirer Taïwan dans l’orbite militaire des Etats-Unis pourrait déclencher une guerre entre les Etats-Unis et la Chine qu’aucune des parties ne souhaite, avec des conséquences catastrophiques. Les rapports de forces peuvent maintenant sembler être en faveur des Etats-Unis, mais s’il y a une chose à apprendre du moment présent, c’est à quel point ces calculs peuvent s’avérer changeants et à quel point la situation mondiale peut facilement se retourner contre nous si nous [le pouvoir aux Etats-Unis] nous comportons de manière irraisonnée.

Imaginez donc un monde dans lequel les trois «grandes» puissances ont mal interprété les rapports de forces de situations dans lesquelles elles étaient et sont incluses. Alors que les hauts responsables russes continuent de parler de l’utilisation d’armes nucléaires, tout le monde devrait s’inquiéter d’un avenir marqué par une surenchère extrême qui n’apportera rien de bon. (Article publié sur le site de Tom Dispatch, le 3 avril 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Michael T. Klare est professeur émérite d’études sur la paix et la sécurité mondiale au Hampshire College et chercheur invité senior à l’Arms Control Association. Il est l’auteur de 15 livres, dont le dernier s’intitule All Hell Breaking Loose: The Pentagon’s Perspective on Climate Change (Metropolitan Books, 2019). Il est l’un des fondateurs du Committee for a Sane U.S.-China Policy.

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