Russie-Ukraine. Les crimes de guerre: leur place dans le développement de cette guerre

Par Patrick Cockburn

A mesure que les corps des civils ukrainiens assassinés par les soldats russes sont découverts dans les rues et les caves des villes autour de Kiev, les chances s’effondrent de parvenir à un compromis de paix dans la guerre en Ukraine. La probabilité que cela se produise n’a jamais été élevée, mais le massacre va persuader de nombreux Ukrainiens qu’ils n’ont pas d’autre choix que de se battre jusqu’au bout, ou du moins jusqu’à ce que les troupes russes soient forcées de quitter le pays.

Les massacres sont les étapes les plus importantes de l’histoire – leur influence est souvent plus grande que celle des batailles célèbres – car ils envoient le message à des communautés entières que leur existence est menacée par un ennemi commun. Si le but d’un massacre vise à intimider toute une population, l’expérience, depuis Amritsar [massacre commis par le régime britannique en avril 1919 qui a fait plusieurs centaines de victimes] à My-Lai [massacre commis le 16 mars 1968 par un bataillon d’infanterie Etats-Unis qui a fait entre 350 et 500 morts civiles] montre qu’il a généralement l’effet inverse. La mort de 410 civils aux mains de l’armée russe dans la ville de Boutcha, près de Kiev, pourrait bien rejoindre la liste macabre des massacres qui façonnent durablement les relations entre les pays.

***

Pourquoi l’armée russe a-t-elle perpétré ces crimes? Ils semblent s’opposer aux intérêts du Kremlin, qui, il y a cinq semaines, s’était persuadé qu’une partie de la population ukrainienne accueillerait l’intervention russe à bras ouverts. Or, ces atrocités étaient le résultat plus ou moins inévitable de ce plan d’invasion mal conçu, fondé sur des vœux pieux et exécuté par des troupes indisciplinées et mal entraînées. D’après mon expérience, des soldats de piètre qualité comme ceux-là, confrontés à une population hostile, sont particulièrement dangereux, car ils en viennent rapidement à croire qu’ils sont espionnés, pris pour cible et généralement trahis par la population locale.

Un exemple de cela est rapporté à Motyzhyn, près de Kiev, où la maire du village, son mari et son fils ont été tués et enterrés dans une fosse peu profonde dans le sable par les forces russes. «Il y avait eu des occupants russes ici», a déclaré un fonctionnaire du ministère ukrainien de l’Intérieur qui a montré les corps aux journalistes. «Ils ont torturé et assassiné toute la famille de la maire du village. Les occupants les soupçonnaient de collaborer avec nos militaires, en leur donnant des emplacements afin d’être des cibles de notre artillerie.»

C’est typique des troupes qui subissent des tirs et qui sont dans un état de paranoïa élevé car elles cherchent quelqu’un à accuser. Mais si la décision d’exécuter un villageois innocent est prise sur-le-champ par un jeune de 20 ans effrayé, cela n’absout pas les généraux et les politiciens qui ont une bonne idée de ce qui se passe, même s’ils n’ont pas donné d’ordres directs pour les meurtres. Ils peuvent s’imaginer en privé qu’un «nuage de mitraille» supprimera l’opposition locale, sans se rendre compte qu’elle la favorise et la légitime.

Les massacres ont partout des caractéristiques communes, mais ceux perpétrés par les troupes russes dans le nord de l’Ukraine se caractérisent par la violence irréfléchie de soldats, souvent ivres si l’on en croit le nombre de bouteilles de vodka et de whisky jetées autour de leurs positions. Ils considèrent tous les civils comme hostiles et comme une proie facile, même lorsqu’il s’agit manifestement de familles en fuite.

Paradoxalement, les cadavres ne sont retrouvés que maintenant, car les négociateurs russes ont annoncé la semaine dernière, lors des pourparlers de paix avec une délégation ukrainienne à Istanbul, qu’ils retiraient leurs forces autour de Kiev et de Tchernihiv, dans le nord du pays, en signe de bonne volonté. Le fait qu’aucune tentative n’ait été faite pour effacer les preuves d’atrocités avant le retrait, hormis quelques tentatives ratées de brûler les corps, témoigne de la nature décousue de l’effort de guerre russe.

***

Les images de ces meurtres mal dissimulés horrifient le monde entier, mais détournent l’attention d’un échec incontestable de la Russie dans le nord de l’Ukraine. Quelques troupes russes seraient encore présentes lundi autour de Tchernihiv, qui est proche de la frontière biélorusse, mais elles ont disparu des environs de Kiev. Ces forces sont susceptibles d’être déplacées pour renforcer les positions russes dans le Donbass, dans le sud-est de l’Ukraine, mais elles auraient subi de lourdes pertes humaines et matérielles et devront donc se rééquiper et se réorganiser.

La retraite des Russes et les révélations sur les atrocités et les présumés crimes de guerre auront un impact sur la façon dont les autres pays perçoivent la guerre, faisant pencher la balance en direction de ceux qui veulent voir la Russie vaincue en Ukraine, et contre ceux qui veulent un compromis de paix avec le président Poutine, lui permettant de dire qu’il a obtenu quelque chose avec sa guerre. Pendant ce temps, ceux qui plaident pour une interdiction totale de l’importation de pétrole et de gaz russes en Europe seront renforcés et bénéficieront d’un plus grand soutien populaire.

Une telle réaction de colère face à la dernière boucherie peut être compréhensible, mais elle ne sera pas nécessairement bonne pour les 44 millions d’Ukrainiens. Aussi monstrueux que soient ces massacres, la guerre pourrait encore s’aggraver si la Russie s’engage dans la tactique dite du «broyeur à viande» dans le sud-est de l’Ukraine, en pilonnant les villes pour les soumettre ou les détruire. La Russie s’est peut-être mal débrouillée sur le champ de bataille jusqu’à présent, mais elle n’est en aucun cas vaincue. Elle dispose de tactiques qu’elle n’a pas utilisées – comme la destruction du réseau électrique ukrainien, comme les Etats-Unis l’ont fait en Irak en 1991. Elle dispose de vastes réserves de main-d’œuvre qu’elle peut encore mobiliser. Si Poutine utilisait des gaz toxiques, les réfugiés ukrainiens fuyant vers le reste de l’Europe se compteraient par dizaines de millions.

Plus important encore, il n’y a aucun signe d’un Poutine changeant d’avis sur la guerre ou étant influencé par ceux qui voudraient le faire changer. L’opposition à son invasion en Russie s’est émoussée depuis la période qui a suivi immédiatement son déclenchement, en raison de la propagande omniprésente dans les médias contrôlés par l’Etat, de la répression de la dissidence ouverte – et du sentiment qu’ont les Russes qu’ils sont tous visés parce qu’ils sont Russes, et pas seulement à cause de l’Ukraine.

Les oligarques qui vivaient autrefois en partie à l’Ouest ont été contraints de revenir en Russie, ce qui les rend plus dépendants qu’auparavant du Kremlin. Des sanctions économiques prolongées et le chômage qui en découle pourraient finir par provoquer le mécontentement, mais la Russie est autonome en matière de pétrole, de gaz et de denrées alimentaires.

La seule façon de mettre un terme aux atrocités en Ukraine est de mettre fin à une guerre qui a peu de chances de produire un vainqueur évident. Mais à la suite des dernières tueries, cela semble de moins en moins probable. La Russie, l’Ukraine et ses soutiens ont tous des raisons de mettre fin à la guerre, mais peut-être des raisons encore plus fortes de se battre encore plus durement. (Article publié sur le site iNews, le 4 avril 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*