Par Pedro Vuskovic Bravo
Il y a 40 ans, le 11 septembre 1973, Augusto Pinochet, l’armée chilienne et ses divers alliés – depuis les sphères gouvernantes des Etats-Unis, du Brésil en passant par la classe dominante chilienne – brisaient un processus profond de transformation politique, économique, sociale, culturelle de la société chilienne. Divers commentaires vont bon train à propos de cet «événement» qui marque, à l’échelle internationale, la période de la fin des années 1960 et début des années 1970. Face à ce flot de remarques et d’analyses, il nous apparaît prioritaire de donner la parole à l’un des acteurs du gouvernement de l’Unité populaire, Pedro Vuskovic Bravo, ministre de l’Economie jusqu’en 1972. Nous traduisons ici son intervention faite en juin 1990 au Mexique à l’occasion de l’hommage rendu à Salvador Allende. Ce texte a été publié dans l’ouvrage Pedro Vuskovic Bravo (1924-1993). Obras escogidas sobre Chile 1964-1992, juin 1993, pp. 296-300.
De plus, nous reproduisons, à la suite de ce témoignage de Vuskovic – ce proche d’Allende –, les brèves allocutions adressées, le matin du 11 septembre 1973, par le président Allende au peuple chilien.
Pedro Vuskovic est né en 1924 à Antofagasta. De 1941 à 1945, il étudia l’économie à l’Université du Chili. En 1950, il entra à la CEPAL (Comisión Económica para América Latina). De 1951 à 1970, il enseigna l’économie, la planification, les théories du développement à l’Université du Chili. Entre septembre et novembre 1970, Allende le désigna comme son représentant dans les deux derniers mois du gouvernement Frei. Puis il fut ministre de l’Economie de novembre 1970 à juin 1972. Un bilan sérieux de la politique économique et sociale suivie durant cette période indique sa qualité supérieure par rapport à la période allant jusqu’en septembre 1973. Pedro Vuskovic dut s’exiler au Mexique où il résida dès 1974. Il y décéda en 1993.
Dans ce discours, il offre une synthèse de ce que l’on peut appeler «l’allendisme», cette tentative de combiner, pour reprendre la formule de Sergio Grez, «réformisme et rupturisme». Il nous apparaît difficile de débattre, aujourd’hui, de ce que fut la période 1970-1973 au Chili sans prendre en compte, de manière sérieuse, le projet effectif de l’Unité populaire. En ce sens, cette intervention de Vuskovic se doit d’être intégrée à une réflexion plus complète que nous poursuivrons sur ce site. (C.-A. Udry)
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En à peine deux décennies, le peuple chilien a fait deux expériences historiques qui, à avec leur expression respective et opposée, ont profondément ébranlé sa vie sociale et ont suscité une attention internationale d’une intensité également inusitée. Malgré leur gravité, ou qui sait précisément à cause d’elle, ces deux phases – les mille jours du pouvoir d’Allende et les 16 années de dictature qui ont suivi –, en ce que l’une comportait d’espérance et l’autre d’opprobre, ont été et continuent d’être l’objet de tentatives systématiques de dissimulation ou de distorsion portant aussi bien sur leur signification historique que sur les faits eux-mêmes. Faisant face aujourd’hui au grand défi de son avenir, le peuple chilien a besoin néanmoins de conserver dans sa mémoire collective la connaissance objective et complète de cette histoire récente, de ses menaces et des conséquences qui de manière inexorable marqueront ce présent et ce futur.
Cette exigence de vérité historique doit se référer particulièrement aux années Allende. La bataille menée par d’autres projets politiques a réussi à diffuser l’image que ces années représentaient une sorte de parenthèse étrangère dans leur essence à l’évolution de la société chilienne, une sorte de hasard historique dont il ne conviendrait pas se rappeler si ce n’est pour ce qui a trait à leur responsabilité dans l’avènement de la dictature qui s’en est suivie. Au moyen de cette approche – et c’est le message qu’ils veulent transmettre – le retour actuel à la «normalité» n’exige en aucune mesure de répondre au questionnement ayant trait à ce qui est alors survenu pour la classe ouvrière et le peuple en général. De leur côté, les porte-parole de la dictature ont stimulé la diffusion d’une version grotesque, grossièrement falsifiée de l’histoire de cette période afin de justifier de la sorte le coup militaire et de revendiquer jusqu’à maintenant la reconnaissance d’un mérite qui conforte leur exigence d’impunité.
Les années Allende marqueront pourtant une des étapes les plus riches de la lutte populaire chilienne ayant une profonde signification nationale [il faut avoir à l’esprit pour saisir la formule la question historique du statut de pays dominé]. Au milieu des convulsions qui inévitablement accompagnent tout projet de transformation sociale et de revendication pleine et entière d’autonomie nationale surgissait une avancée en direction d’une nouvelle matrice de développement économique et social, incluant l’indépendance et la souveraineté dans le domaine des relations extérieures, et en direction d’une société chilienne plus juste, plus solidaire et plus participative. Le projet politique que traduisait le programme [de l’Unité populaire – UP] s’appuyait directement sur les expériences que le peuple chilien avait accumulées au cours des gouvernements précédents, certes différents [Jorge Alessandri Rodríguez 1958-1964, Eduardo Frei Montalva 1964-1970], mais ayant comme dénominateur commun leur échec. Le fait que le projet de l’UP se soit dénoué par une défaite ne met pas en question sa viabilité et sa légitimité historique. La brutalité même des forces répressives exercées contre le peuple chilien suite à cette défaite et pour inverser le processus en marche est le signe que le projet d’Allende avait pénétré en profondeur la conscience de ce peuple. La direction politique et administrative de l’Unité populaire a sans doute commis des erreurs au cours de la réalisation de ce projet, mais cela en aucune sorte n’invalide le projet essentiel, ni n’annule les réalisations positives qui ont été alors enregistrées.
Cette période constitue un précédent fondamental qui ne peut être ignoré pour les engagements et les luttes futurs du peuple chilien. Et pour cette raison, elle devra être l’objet d’une reconstruction d’une vérité historique pleine et rigoureuse en ce qui concerne ses grandeurs et ses faiblesses, ses choix judicieux et ses erreurs.
Dans la récupération de cette histoire, en dépassant les silences intéressés et en rectifiant les tergiversations manœuvrières, deviendront évidentes – avant tout pour les nouvelles générations – les raisons pour lesquelles ce projet que symbolisait Allende a réussi à obtenir un tel enracinement interne et à capter de telle façon l’opinion internationale motivant par la suite une solidarité exceptionnelle offerte aux persécutés. Se détachera la vision d’Allende qui avançait la conception de cette synthèse de socialisme et de démocratie qui apparaissait alors comme la grande espérance. Cette vision qui mit en avant la conception d’une société pleinement participative incluant le respect absolu des droits humains individuels et sociaux. Et cela non pas à la place du socialisme, mais en s’appuyant sur une transformation indiscutablement socialiste inscrite dans les caractéristiques propres et singulières du Chili et de sa tradition historique.
Cette reconstruction de la vérité historique devra prendre en compte ce que fut dès lors la défense intransigeante des intérêts nationaux; la récupération pour le Chili de ses richesses essentielles, la nationalisation du cuivre, et les conditions imposées aux investissements étrangers et à l’activité des transnationales, la gestion précautionneuse de l’endettement extérieur et la protection des ressources naturelles. Le projet Allende mit en communication comme jamais le Chili avec tous les pays du monde, avec la seule réserve que soient reconnues son autonomie et son autodétermination, ce qui conduisit à améliorer ses relations avec les pays voisins. Le projet visait aussi à élargir les relations économiques extérieures, mais sans subordonner à cette option les exigences fondamentales internes de changement et sans s’engager dans une croissance des exportations qui aurait impliqué une dépression des salaires et un épuisement des ressources naturelles.
Ce projet Allende réussit, dans un temps bref, à configurer les contours d’une société fortement participative. De nombreux mécanismes et pratiques ont permis la participation directe du peuple au travers de conseils dans les domaines de l’éducation et de la santé, des commandos communaux [réunissant à l’échelle municipale les diverses structures de base, ainsi que les représentations syndicales], les organisations de quartier. La représentation des travailleurs a pu avoir un accès aux décisions au niveau national le plus élevé, à l’administration directe des usines et des firmes (au travers des conseils d’administration et des «comités de surveillance» pour le secteur privé), à des instances décisionnelles sectorielles et régionales, au moyen d’«assemblées sectorielles» des travailleurs du secteur de la propriété sociale [secteur non privé] ou des «cordons industriels» [structure de coordination des usines plus ou moins autogérées]. Les ouvriers et les employés ont pu être présents dans la direction des institutions – toutes celles existant à l’échelle nationale – au sein desquelles étaient investies leurs contributions au système de prévoyance. Les travailleurs ruraux ont pu accéder à la terre et ont constitué des «commandos paysans». Les femmes au foyer, particulièrement dans les secteurs ouvriers et les couches moyennes, ont défendu les mesures prises ainsi que les prix concernant les biens de consommation de base au travers des «comités de ravitaillement et de contrôle des prix» (JAP) [des structures qui ont diverses dynamiques de développement]. Enfin ont pris leur essor diverses organisations de femmes, de la jeunesse scolarisée, des étudiants et des travailleurs.
La décision de s’engager vers une diminution effective des différences sociales et économiques entre les diverses strates de la société chilienne a de même trouvé une expression à différents niveaux. Les politiques des salaires et des prix ont permis que la participation de la masse salariale dans le revenu national passe de moins de 50% à 60% entre 1971 et 1972. La ventilation des dépenses publiques a privilégié le secteur de l’éducation et de la santé atteignant des objectifs à tel point que les indices mesurant leur ampleur et leur efficacité se sont situés à des niveaux sans précédent. La construction de logements populaires a atteint de même des niveaux très élevés, incomparables aussi bien par rapport au passé que par rapport au futur. Les travailleurs ont pu avoir accès pour la première fois à des piscines populaires, ils ont pu profiter de la neige et des plages; ils ont pu marquer leur présence au centre des grandes villes, aller au cinéma et au théâtre, multiplié leur participation à des événements artistiques et culturels. Ils ont pu mesurer de la sorte, au-delà de toute amélioration matérielle, la pleine conquête de leur dignité.
Les années 1971 et 1972 ont été caractérisées par des indices économiques particulièrement positifs lorsque l’on prend en compte l’ensemble de l’évolution historique de l’économie chilienne. Les données per capita concernant la production globale, la production industrielle, la consommation privée, la construction de logements populaires, la consommation de calories et de protéines ont connu un essor pour atteindre des niveaux qui n’ont pas pu être retrouvés à l’échelle de la société au cours des 16 années suivantes de dictature. Il en alla de même pour ce qui est du chômage et du sous-emploi qui se situèrent dès lors à des seuils les plus connus depuis qu’existent des recensements statistiques à ce sujet.
Tout cela a été possible et a exigé comme condition des transformations économiques et sociales très profondes. Des grands domaines ont été expropriés et les terres réparties; des interventions [étatico-gouvernementales] ont eu lieu dans des grands monopoles industriels et des grandes firmes de distribution afin d’exercer sur ceux-ci un contrôle public et constituer de nouveaux secteurs de propriété sociale. Le système bancaire a été étatisé ainsi que le système de transaction du commerce extérieur, deux instruments clés pour le fonctionnement de la nouvelle économie en développement. Et tout cela s’est produit sans agression personnelle, sans affaiblir aucun des droits fondamentaux, sans emprisonner, mettre au ban ni contraindre à l’exil les personnes économiquement affectées, tout en respectant les droits légitimes protégeant en particulier les petits actionnaires lors du rachat par l’Etat des actions de sociétés, en établissant à ce propos des indemnisations ou des transferts de propriété.
Pour interrompre la dynamique de ce processus, il a fallu que se coordonne une gigantesque conspiration d’intérêts et de forces. L’intervention décisive de l’impérialisme états-unien a été ouvertement reconnue, au même titre que les modalités de son articulation avec des agents économiques puissants présents à l’intérieur du pays. Elle a entraîné divers secteurs sociaux, y compris des petits entrepreneurs qui étaient objectivement bénéficiaires du processus populaire. Enfin, elle a gagné des dirigeants politiques qui avaient perdu leur statut antérieur. Ce furent les protagonistes de cette conspiration qui ont été responsables de la violence, du chaos et du désordre qu’ils cherchent aujourd’hui encore à attribuer au Gouvernement populaire. Cela au cours des phases successives de leur action oppositionnelle: les tentatives entre septembre et novembre 1970 d’empêcher qu’Allende puisse assumer la présidence du pays [l’Unité populaire a obtenu 36,3% des voix et il fut finalement élu par le Congrès avec des votes qui s’étaient portés sur le candidat démocrate-chrétien]; l’assassinat du commandant en chef de l’armée [le 22 octobre 1970, René Schneider est assassiné par un groupe d’officiers chiliens suite à son engagement de respecter le processus démocratique et à considérer qu’une tentative de coup relevait de la haute trahison; divers documents déclassifiés aux Etats-Unis dès 1999 indiquent le rôle de la CIA dans cette opération, qui avait été précédée de deux tentatives d’enlèvement les 19 et 20 octobre; l’assassinat de René Schneider a conforté l’appui populaire en faveur d’Allende et poussé des élus à soutenir sa candidature présidentielle]. A cela s’ajoutent les manœuvres de tout ordre visant à affaiblir l’économie et à renverser ces conquêtes aussi bien au moyen de l’encerclement externe, des oppositions permanentes, de la spéculation sur les prix, de l’accaparement et de la dissimulation de biens de base qu’au moyen de la stimulation constante d’un climat de crainte et d’insécurité, y compris au travers d’actions telles que l’assassinat du commandant Arturo Araya Peeters, aide de camp de la marine du président Allende. Ces actions d’opposition ont culminé dans l’appel lancé aux forces armées et en vue du coup militaire du 11 septembre 1973.
Font partie de cette histoire aussi les erreurs commises dans la conduite du processus, les insuffisances et les erreurs dans le pilotage politique et administratif, ainsi que le poids du dogmatisme et du sectarisme qui ne peut être dépassé.
Ce qui a été dit constitue des éléments qui peuvent contribuer à établir le cadre d’une vérité historique objective qu’il est nécessaire de reconstituer dans son entièreté, afin de la sauvegarder aussi bien face aux tentatives de silence des uns qu’aux tergiversations manipulatrices des autres, parce que, quoi qu’elles furent, ces années Allende représenteront la phase la plus riche inscrite dans la longue lutte des travailleurs chiliens. Et, pour la même raison, elles constituent un précédent (pré-existant) essentiel pour la construction d’un nouvel avenir auquel aspire la société chilienne. Dans la mesure où on le comprend de cette façon, la mémoire d’Allende d’être convoquée non seulement pour l’héroïsme et la noblesse de sa mort, mais aussi pour Allende en tant que conseiller expérimenté d’une expérience historique d’une signification très importante pour aujourd’hui et pour demain. (Traduction A l’Encontre)
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«Le peuple doit se défendre et non se sacrifier» (Allende)
Dès le matin du 11 septembre 1973, le Président Salvador Allende s’adresse à la population du Chili. Pour cela, il utilise diverses stations de radio. L’aviation de l’armée chilienne va rapidement bombarder les émetteurs de Radio Portales et de Radio Corporacion. Allende va prononcer son dernier discours sur la Radio Magallanes qui pouvait encore diffuser jusqu’à l’extrême sud du pays. Nous reproduisons ci-dessous ces quatre discours, accompagnés d’une vidéo qui reproduit le dernier discours de 9h10.
7:55 Radio Corporación
C’est le Président de la République qui vous parle depuis le Palais de la Moneda. Des informations confirmées signalent qu’un secteur de la marine a isolé Valparaiso et que la ville est occupée. Cela signifie qu’un soulèvement a lieu contre le Gouvernement. Un gouvernement légitimement constitué, un gouvernement protégé par la loi et par la volonté du citoyen.
Etant donné les circonstances, je lance un appel à tous les travailleurs. Qu’ils occupent leur lieu de travail, qu’ils se rendent ensemble à leurs usines, qu’ils y maintiennent le calme et la sérénité. Jusqu’à maintenant, à Santiago, il ne s’est produit aucun mouvement anormal des troupes et selon les informations que m’a fourni le chef de la garnison, tout est normal à la caserne de Santiago.
Dans tous les cas, je reste ici dans le Palais du Gouvernement [La Moneda] et j’y resterai, prêt à défendre ce Gouvernement que je représente par la volonté du peuple. Ce que je désire, avant tout, c’est que les travailleurs restent sur leur garde et vigilants et qu’ils évitent les provocations.
Comme première étape, nous devons examiner la riposte, que nous espérons positive de la part de tous les soldats de la Patrie qui ont juré de défendre le régime établi qui est l’expression de l’ensemble des citoyens et qu’ils agiront selon la doctrine faisant autorité au Chili qui a attribué son autorité au professionnalisme des forces armées. Dans ces circonstances, je suis certain que les soldats sauront accomplir leur devoir.
Dans tous les cas de figure, le peuple et les travailleurs, fondamentalement, doivent rester mobilisés activement, mais sur leur lieu de travail, à l’écoute des appels que je pourrai leur faire et des instructions que leur donnera leur camarade Président de la République.
8:15
Travailleurs du Chili,
Le Président de la République vous parle. Nous avons eu jusqu’à présent des informations qui nous révèlent l’existence d’une insurrection de la Marine dans la Province de Valparaiso. J’ai ordonné que les troupes de l’Armée de terre se dirigent vers Valparaiso pour étouffer cette tentative de coup d’état. Vous devrez attendre les instructions qui proviendront de la Présidence. Soyez rassurés que le Président restera en permanence dans le Palais de la Moneda et défendra le Gouvernement des Travailleurs. Soyez certains que je continuerai à respecter la volonté du peuple qui m’a octroyé le mandat de gouverner la nation jusqu’au 4 novembre 1976. Vous devez rester vigilants sur vos lieux de travail en attendant mes instructions. Les forces loyales et respectant leur serment fait face aux autorités, en se joignant aux travailleurs organisés, écraseront le coup d’état fasciste qui menace la Patrie.
8:45
Camarades qui m’écoutez,
La situation est critique, nous faisons face à coup d’état auquel participent la majorité des forces armées. Dans ce funeste moment, je veux vous rappeler certains de mes propos tenus en 1971. Je vous disais, calmement, avec une sérénité complète: je ne suis pas fait du bois dont on fait les apôtres et les messies. Je n’ai pas le profil d’un martyr, je suis un lutteur social qui accomplit la mission que le peuple lui a confiée.
Mais que ceux qui veulent faire tourner la roue de l’histoire à l’envers et ne pas reconnaître la volonté majoritaire au Chili le sachent bien: comme je ne suis pas fait de la chair des martyrs, je ne leur offrirai pas l’opportunité de faire un autre repas.
Qu’ils le sachent, qu’ils l’entendent, qu’ils le gravent en profondeur dans leur esprit: je ne laisserai la Moneda qu’à la fin du mandat que m’a donné le peuple, je défendrai cette révolution chilienne et je défendrai le gouvernement, car c’est le mandat que le peuple m’a confié. Je n’ai pas d’autre alternative. Ce n’est qu’en me criblant de balles qu’ils pourront empêcher la volonté qui est celle mener à bien le programme du peuple.
Si on m’assassine, le peuple suivra sa route, suivra son chemin à la seule différence, qui sait, que choses seront plus difficiles et plus violentes, parce que cela constituera une leçon objective très claire pour les masses que ces gens [les golpistes] ne sont arrêtés par rien. J’avais tenu compte de cette éventualité, je ne l’ai offerte, ni facilitée. Le processus social ne va pas disparaître parce que disparaît un dirigeant. Il pourra demeurer, se prolonger, mais en fin de compte il ne pourra être arrêté.
Camarades, soyez attentifs aux informations sur vos lieux de travail. Sachez que leur camarade Président n’abandonnera pas son peuple ni son lieu de travail. Je resterai ici, à La Moneda, y compris au prix de ma propre vie.
Radio Magallanes 9:03
En ce moment passent les avions. Il est possible qu’ils nous bombardent. Mais qu’ils sachent que nous restons ici et qu’ils sachent au moins que, par notre exemple, nous ferons la démonstration que dans ce pays il y a des hommes qui savent assumer les obligations dont ils ont été investis. Je le ferai de par le mandat du peuple et de par le mandat d’un Président tirant sa dignité de la charge même qui lui a été octroyée par le peuple à l’occasion d’élections libres et démocratiques. Au nom des intérêts les plus sacrés du peuple, au nom de la Patrie, je m’adresse à vous pour vous dire de garder la confiance. L’histoire ne se détient pas par la répression et le crime. Cette étape sera dépassée. C’est un moment dur, difficile. Il se peut qu’ils nous écrasent.
Mais le lever du jour appartiendra au peuple et sera celui des travailleurs. L’humanité avance pour la conquête d’une vie meilleure.
Je paierai de ma vie la défense de principes qui sont chers à cette patrie. La honte tombera sur ceux qui ont renié leurs convictions, failli à leur propre parole et rompu avec la doctrine des forces armées.
Le peuple doit rester vigilant et sur ses gardes. Il ne doit pas se laisser provoquer ni se laisser massacrer, mais défendre ses conquêtes. Il doit défendre son droit à construire avec ses propres efforts une vie digne et meilleure.
Un mot à ceux qui se sont proclamés démocrates et incitent cette sédition, un mot à ceux qui se prétendent représentant du peuple en agissant de manière louche et frauduleuse afin de rendre possible ce pas qui place le Chili au bord d’une falaise.
Au nom des intérêts les plus sacrés du peuple, au nom de la patrie, je lance cet appel pour vous dire de garder l’espoir. L’histoire ne s’arrête ni avec la répression, ni avec le crime. Cette étape sera franchie. Ce que nous vivons est un passage dur et difficile.
Il est possible qu’ils nous écrasent, mais l’à-venir appartiendra au peuple et aux travailleurs. L’humanité avance pour la conquête d’une vie meilleure.
Compatriotes! Il est possible que les émissions radio soient interrompues. Je prends congé de vous. En ce moment des avions nous survolent. Ils pourraient nous bombarder. Mais sachez que nous sommes là pour donner un exemple: dans ce pays, il y a des hommes qui savent faire face aux obligations qui leur appartiennent.
Moi, je le ferai en tant qu’élu du peuple et en tant que président conscient de la dignité de sa charge.
Radio Magallanes 9:10
Peut-être est-ce la dernière possibilité que j’ai de m’adresser à vous. Les forces armées aériennes ont bombardé les antennes de Radio Portales et Radio Corporación. Mes paroles n’expriment pas l’amertume, mais la déception et ces paroles seront le châtiment qui frappera ceux qui ont trahi le serment qu’ils firent.
Soldats du Chili, commandants en chef et gradés. Amiral Merino…. Méprisable Général Mendosa qui, hier encore, avait manifesté votre solidarité et votre loyauté au gouvernement et qui, pourtant, s’est proclamé Directeur des Carabiniers [forces spécialisées répressives].
Face à ces événements, je ne peux que dire aux travailleurs: je ne renoncerai pas. Impliqué dans cette étape historique, je paierai de ma vie ma loyauté envers le peuple. Je lui dis que j’ai la certitude que les graines que nous sèmerons dans la conscience digne de milliers et de milliers de Chiliens ne pourront pas être rendues infertiles de manière définitive.
Ils ont la force, ils pourront nous asservir, mais on ne peut mettre fin aux avancées, aux processus sociaux avec le crime et la force. L’Histoire est à nous, c’est le peuple qui la construit.
Travailleurs de ma patrie, je veux vous remercier pour la loyauté dont vous avez toujours fait preuve, pour la confiance que vous avez accordée à un homme qui a seulement été interprète de vos grandes aspirations pour la justice; à un homme qui a tenu sa parole en respectant la Constitution et la loi, et qui l’a fait. C’est un moment crucial, le dernier au cours duquel je peux m’adresser à vous. J’espère que vous en tirerez les leçons.
Le capital étranger, l’impérialisme, uni aux forces réactionnaires, ont créé le climat faisant les Forces Armées rompent avec leurs traditions: Schneider nous l’avait signalé et ce fut confirmé par le Commandant Araya, victime du même secteur social qui en ce jour rester dans vos maisons en espérant qu’avec l’aide des mains étrangères pouvoir s’emparer du pouvoir afin de continuer à protéger vos privilèges et vos grands domaines.
Je veux surtout m’adresser à la femme modeste de notre pays, à la paysanne qui a cru en nous, à l’ouvrière qui a travaillé dur, à la mère qui s’est toujours préoccupée de l’éducation de ses enfants. Je m’adresse aux professionnels [techniciens, médecins, enseignants universitaires, etc.] patriotes, à ceux qui depuis un certain temps travaillent contre la sédition stimulée par leurs structures corporatistes, structures de classe qui défendent les avantages que leur procure une société capitaliste.
Je m’adresse à la jeunesse, à ceux qui ont chanté et ont transmis leur gaieté et leur combativité. Je m’adresse au Chilien, à l’ouvrier, au paysan, à l’intellectuel, à tous ceux qui seront persécutés parce que dans notre pays le fascisme était présent depuis un certain temps déjà par des attentats terroristes, faisant sauter les ponts, coupant les voies ferrées, détruisant les oléoducs et gazoducs… avec la complicité silencieuse de ceux qui avaient l’obligation d’intervenir… L’histoire les jugera!
Il est certain qu’ils feront taire Radio Magallanes et ma voix métallique, calme, ne vous parviendra plus. Cela n’a pas d’importance, vous continuerez à m’entendre. Je serai toujours à vos côtés et, au moins, vous aurez le souvenir d’un homme digne qui fut loyal envers la patrie.
Le peuple doit se défendre et non se sacrifier. Le peuple ne doit pas se laisser détruire et cribler de balles, mais il ne doit non plus pas se laisser humilier.
Travailleurs de ma patrie, j’ai confiance dans Chili et dans son destin. D’autres hommes dépasseront ces temps obscurs et amers au cours desquels la trahison prétendra s’imposer. Allez de l’avant tout en sachant que bientôt s’ouvriront de grandes avenues sur lesquelles passeront des hommes libres de construire une société meilleure.
Vive le Chili! Vive le peuple! Vivent les travailleurs!
Ce sont mes dernières paroles.
J’ai la certitude que le sacrifice ne sera pas inutile.
Et que, pour le moins il aura pour sanction morale:
La punition de la félonie, de la lâcheté et de la trahison.
(Traduction A l’Encontre)
Le dernier discours de Salvador Allende à la radio Magallanes
La dictature, un bilan; au moins 3200 personnes assassinées et des dizaines
de milliers de disparus. Cette vidéo est intitulée: «Les images interdites» du coup.
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