Une farce qui sent la guerre, ou plutôt: les guerres

Illegale Einwanderer in griechischem InternierungslagerPar Pietro Basso

Une farce porteuse de guerre. Ou plutôt : de guerres. On peut définir ainsi l’«excellent travail d’équipe»[1] accompli ce dernier mois par les gouvernements des pays de l’Union européenne pour répondre à l’hécatombe des émigrants provenant d’Afrique, survenue le 19 avril dans le canal de Sicile.

Une véritable farce, puisque l’interminable série de réunions de «haut niveau» n’a été autre qu’un marchandage entre les différents pays de l’Union européenne sur les lieux où «caser» 20’000 (!) demandeurs d’asile se trouvant dans les camps de réfugiés hors des frontières de l’Union européenne (UE) et sur la façon dont «se partager» les demandeurs d’asile déjà présents sur le territoire européen. 20’000 est un chiffre ridicule, étant donné que les réfugié·e·s en marche vers l’Europe pour fuir les guerres et les guerres civiles sur une très large bande de l’Afrique et du Moyen-Orient[2] se comptent en millions (500’000 rien qu’en Libye, selon l’envoyé de l’ONU, B. Leon), et que 321’800 demandes d’asile ont été présentées entre l’Allemagne, la Suède et l’Italie ne serait-ce qu’en 2014. Ainsi, la décision «humanitaire» d’accueillir 20’000 demandeurs d’asile ayant un «besoin évident de protection internationale» renferme la décision d’intensifier on ne peut plus la guerre contre les réfugiés et les émigrants, et ce – comme on le verra – à une échelle territoriale de plus en plus vaste.

Les négociations quant aux critères de détermination des quotas de demandeurs d’asile à attribuer à chacun des pays apparaissent tout aussi ridicules, voire écœurantes. Ces négociations laissent entendre que les réfugié·e·s sont un coût à supporter, alors qu’ils représentent un investissement économique et politique à haut rendement. Avant tout pour les circuits légaux (souvent liés aux Églises) et illégaux (souvent liés aux administrations publiques) qui, sur leur dos, font des affaires, et pas des moindres ![3], grâce à la gestion des «centres d’accueil» et à la fourniture de plusieurs types de services. Ensuite, parce qu’un nombre croissant de demandeurs d’asile dans le besoin sont contraints de venir grossir les rangs des bas salaires, en pleine croissance dans toute l’Europe, et ceux de l’économie souterraine; et, dans un cas comme dans l’autre, cela permet d’augmenter l’armée de réserve de force de travail, dont l’étendue est essentielle en vue de dévaloriser l’ensemble de la force de travail[4]. En troisième lieu, pour les liens que les réfugiés permettent de tisser avec les pays dont ils proviennent. Enfin, parce que les réfugiés sont les meilleurs boucs émissaires qui soient pour les campagnes d’Etat xénophobes et racistes (et pas seulement pour les droites qui se prononcent explicitement contre les immigrés), en tant que soi-disant parasites vivant sur le dos des sociétés d’«accueil»[5], ou – pire encore – parce qu’ils cachent parmi eux des «terroristes infiltrés», selon les propos du Premier ministre italien M. Renzi.

La pantomime des réunions officielles dégoulinantes de fausses larmes, convoquées d’urgence pour «éviter d’autres décès en mer»,  ne s’est cependant pas limitée à une farce, bien au contraire! Elle a servi à mettre au point un véritable plan de guerre général contre les émigrants en provenance de l’Afrique et du Moyen-Orient, prévoyant bateaux, avions de combat, drones et bombardements (peut-être déjà en cours), le triplement des moyens financiers alloués aux opérations de Frontex, notamment Triton et Poséidon, dont on a élargi la zone d’intervention, ainsi qu’une opération terrestre en Libye, d’après les révélations de The Guardian. Sans oublier l’intervention militaire et «civile» (c’est-à-dire de services secrets et de compagnies militaires privées) au Niger, au Nigeria et dans tous les «pays d’origine des migrations». Et une plus étroite coordination entre Europol, Frontex, Easo et Eurojust pour renforcer les contrôles de police à l’égard des immigrés. Et encore, la prise systématique des empreintes digitales et la multiplication des camps de détention au sein et hors des frontières de l’Europe.

Et enfin, un super-programme visant à «renvoyer rapidement les irréguliers» grâce au bras armé de Frontex. Tout ça avec quel objectif ? Et Federica Mogherini (Commissaire européenne, responsable de la «politique étrangère» de l’UE), encore une fois, de répondre, faisant preuve d’une hypocrisie incomparable: «s’attaquer aux causes profondes de cette situation d’urgence et démanteler les organisations criminelles en aidant les migrants à leur échapper »[6].

Pourtant, parmi les causes profondes de cette «situation d’urgence», dont l’urgence remonte en réalité à plusieurs dizaines d’années et qui ne peut que durer encore longtemps, figurent justement les États de l’Union européenne, qui, de même que les États-Unis et Israël, sont plus que jamais en train d’écorcher vifs les peuples de l’Afrique; eux qui ont semé et sèment encore la guerre, la mort, la misère, le chaos, les maladies, la terreur dans les coins les plus reculés du monde arabe et musulman, où ils attisent toute haine ethnique et religieuse; eux qui sont depuis des siècles les vrais grands trafiquants d’esclaves et qui se servent des propriétaires de bateaux et des passeurs[7] tout comme les chefs de la Mafia ou de la Camorra se servent de leurs picciotti, de leurs initiés (quitte à s’en débarrasser, s’il le faut). «Libérer» les émigrants des mains des petits trafiquants? Mais si toute cette opération ne sert à rien d’autre qu’à planter les griffes des Etats européens et des entreprises européennes dans la chair et dans la vie des émigrants, à rendre l’entrée en Europe encore plus difficile et les contrôles encore plus serrés, et à augmenter les décès en mer, qui sont ce qu’il y a de plus remarquable pour terroriser les rescapés et les plier au silence et au travail dur!

Grâce aux politiques d’«Europe forteresse», la Méditerranée est devenue la voie de migration la plus dangereuse au monde (avec celle se trouvant sur les côtes de la Birmanie, de la Malaisie, de l’Indonésie). Et les naufrages de migrants qui s’y répètent, de plus en plus souvent, ne sont pas, comme affirme Barbara Spinelli, les «war crimes and massacres in times of peace » de l’Europe parce que l’Europe est coupable de «failing of rescue»[8] . Il en est ainsi parce que le capitalisme, l’impérialisme européen en est directement responsable en tant que premier commanditaire. Et les mesures «extraordinaires» qui seront mises en œuvre avec ou sans l’accord de l’ONU, avec ou sans l’accord des gouvernements marionnettes de la Libye actuelle ou des autres gouvernements de la région, rempliront de nouveaux tas de cadavres non seulement la mer Méditerranée, mais la zone tout entière. Cette zone que les gouvernements européens considèrent comme «le seuil de chez nous». Voilà le plus grand refoulement en masse de l’histoire récente qui se profile, et un nouvel enchaînement de guerres contre les peuples africains et arabes.

A quoi doit-on un tel acharnement? Non seulement au besoin vital qu’ont les entreprises européennes de rafler les ressources naturelles de ces territoires et de disposer de nouveaux et importants contingents de travailleurs à bas coûts et dépourvus de tous droits, mais aussi au besoin qu’ont les Etats européens de continuer à réprimer directement, avec toute la férocité et la ruse des anciens pouvoirs coloniaux – puisque les Sisi, les monarques pétroliers, les Assad et tout le reste ne suffisent pas à cette tâche –, l’insurrection des masses arabes. Insurrections qui, ces dernières années, se sont propagées de la Tunisie et de l’Égypte jusqu’au Bahreïn, au Yémen, à la Syrie, aux zones des monarchies pétrolières ; à la nécessité d’étouffer dans le sang toute tentative de résistance un tant soit peu anti-impérialiste, et de barrer le chemin aux anciens et aux nouveaux concurrents de l’Europe.

L’ «excellent travail d’équipe» mené ce dernier mois par les fonctionnaires du capital européen et mondial laisse présager de nouvelles tragédies. Nous ne parviendrons à les empêcher qu’en nous débarrassant de l’indifférence et de la passivité qui, de nos jours, en Europe, «enveloppent» non seulement les travailleurs, mais aussi un secteur important des forces anticapitalistes. Nous n’y parviendrons qu’en dénonçant les vraies causes profondes de ces tragédies et la politique européenne qui les reproduit à l’infini, sans rien céder à ses variantes «humanitaires» et papistes [allusion au Pape François].

Nous n’y parviendrons qu’en faisant preuve d’une solidarité totale et inconditionnelle envers les émigrants, les immigrés, les réfugiés et envers leurs luttes, leurs mouvements de résistance contre le néocolonialisme européen et ses nouveaux errements guerriers en Afrique, au Moyen-Orient et en Europe de l’Est. Il s’agit d’un combat long et difficile qui demande, sur notre front aussi, un «travail d’équipe» internationaliste. (21 mai 2015)


[1] Ces mots sont de Federica Mogherini, “haute représentante aux Affaires étrangères” de l’Union européenne.

[2] Sans parler de l’Afghanistan et du Kosovo, deux autres pays de forte provenance de demandeurs d’asile, comme tous les pays « libérés » par l’OTAN. D’ailleurs, ces dernières années, les migrations forcées pour des raisons politiques (réfugiés, demandeurs d’asile, déplacés) sont en hausse à l’échelle mondiale (cf. UNHCR, Asylums Trends 2014. Levels and trends in industrialised countries, Genève, 2015).

[3] S. Buzzi, l’un des principaux représentants du circuit criminel touché par l’enquête « Roma capitale » en décembre 2014, à la tête de plusieurs coopératives impliquées dans le business des structures pour demandeurs d’asile, a affirmé dans un entretien téléphonique : « on gagne plus avec les immigrés [il s’agit dans notre cas de demandeurs d’asile] qu’avec le trafic de drogue » (cf. « Il fatto quotidiano », 2 décembre 2014).

[4] Le ministre de l’Intérieur italien, Angelino Alfano, va au-delà ; au-delà… du salaire (pour bas ou au noir qu’il soit) lorsqu’il propose : « Nous devons demander aux municipalités d’appliquer les dispositions de notre circulaire leur permettant de faire travailler gratuitement les migrants. Plutôt que de les laisser là à rien faire, qu’on les fasse travailler ! » (« L’Huffington Post », 7 mai 2015). Personne n’était au courant de cette circulaire, secrète comme le sont toutes les circulaires. Cet épisode éclatant, qui est passé sous silence sans tarder, montre une fois de plus à quel point l’existence des travailleurs immigrés et des réfugiés est soumise au gré des mesures administratives (cf. I. Gjergji, Circolari amministrative e immigrazione, Angeli, Milan, 2013).

[5] Alors que les immigrés représentent depuis toujours un avantage (considérable) pour les pays qui les accueillent. Je ne fais pas seulement allusion à la surexploitation du travail des immigré(e)s de la part des entreprises et d’un certain nombre de familles appartenant (presque toujours) aux classes aisées ; je fais aussi allusion aux caisses des États, que les populations immigrées aident à remplir autant, voire plus que les travailleurs salariés autochtones. Par exemple, en ce qui concerne l’Italie, le Dossier Statistico Immigrazione 2014, réalisé par le Centre d’études et de recherches IDOS pour le compte de l’UNAR (Bureau italien contre la discrimination raciale), confirme qu’il y a une différence de presque 4 milliards aux dépens des immigrés entre les sommes qu’ils ont versées dans les caisses de l’État en 2012 (environ 16,5 milliards d’euros) et ce qu’ils ont reçu la même année sous forme de biens, de transferts et de services, y compris les fameux « sauvetages en mer » (environ 12,6 milliards d’euros). Sans compter que, dans les faits, la différence dépasse de loin les 4 milliards, comme l’a prouvé G. De Michele sur www.carmillaonline.com (cf. Immigrati: costi e numeri, quelli veri, 17 novembre 2014).

[6] Cf. www.repubblica.it/esteri, 13 mai 2015.

[7] Contrairement à ce que veulent bien nous faire croire les grands médias, parmi les passeurs, qui ne sont d’ailleurs autres que la cinquième roue du carrosse, il y a aussi des Italiens (cf. Non solo immigrati, anche italiani tra gli scafisti, www.ilgiornaleditalia.org, 7 mai 2015.

[8] Cf. B. Spinelli, Why Do We Need the UN, « Il Sole 24 ore », 21 avril 2015.

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