Syrie-Russie. L’opération poutinienne de retrait, pour rester

Cérémonie de bienvenue pour les militaires russes qui reviennent de Syrie sur la base aérienne près de la ville russe Voronezh, le mardi 15 mars 2016
Cérémonie de bienvenue pour les militaires russes qui reviennent de Syrie sur la base aérienne près de la ville russe Voronezh, le mardi 15 mars 2016

Entretien avec Isabelle Facon
conduit par Olivier Tallès

Maître du tempo dans la crise syrienne, Vladimir Poutine a orchestré, lundi 14 mars 2016, un nouveau coup de théâtre en annonçant à la surprise générale – du moins officielle, car les relations avec Kerry semblent, sur cette affaire, plus informées que ce qui transparaît en public – le retrait d’une partie de ses troupes de Syrie. Isabelle Facon, spécialiste des politiques de sécurité et de défense russes à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), donne, ici, son point de vue. (Rédaction A l’Encontre)

Quels étaient les objectifs de la Russie en intervenant militairement aux côtés des troupes de Bachar al-Assad?

Isabelle Facon: En engageant son aviation, son artillerie et sans doute des forces spéciales en Syrie, la Russie souhaitait avant tout aider les troupes gouvernementales syriennes, qui avaient perdu beaucoup de terrain, à se refaire. L’idée était de faire en sorte que Bachar al Assad arrive à la table de négociation [à Genève] en position de force, tout en répétant, d’ailleurs, ne pas se considérer «mariés» à Bachar. Les Russes estiment avoir rempli leur cahier des charges en repoussant la rébellion et en fragilisant considérablement ses lignes d’approvisionnement avec la Turquie.

La Syrie se place aussi dans un continuum stratégique vu de Moscou: tout ce qui se passe au Moyen-Orient a potentiellement un impact au Caucase, en Asie centrale et sur le territoire même de la Russie, notamment au Daguestan, en Ingouchie, en Tchétchénie… [La fédération de Russie est composée de 22 Républiques; de 9 raïs, soit des territoires administratifs; de 46 oblasts, de régions administratives gouvernées par des gouverneurs fédéraux désignés; 3 villes fédérales: Moscou, Saint-Pétersbourg et Sébastopol; 4 districts autonomes.]

L’embrasement du Moyen-Orient peut déstabiliser les marches de la Fédération de Russie, des territoires déjà passablement tourmentés. D’où la nécessité, selon Moscou, de s’attaquer à des mouvements rebelles syriens qualifiés de terroristes, et dont certains comptent dans leurs rangs des ressortissants russes, comme c’est le cas de Daech.

Comment expliquer ce soutien russe à Damas?

La Russie a fait du maintien du régime baasiste une question de principe après les changements de régime survenus ces dernières années derrière lesquels elle voit la main de l’Occident. Pas question à ses yeux que les Américains et les Européens ne rebattent les cartes en Syrie comme ils l’ont fait en Libye, en Irak, en Ukraine ou en Géorgie.

Depuis le début, l’idée «russe» [Poutine et son cercle] est d’éviter la redite de ces scénarios en Syrie et, dans le même temps, de montrer au monde que la Russie est redevenue une grande puissance militaire et diplomatique avec laquelle il faut compter. Globalement, les Russes considèrent sans doute avoir atteint leurs objectifs: Moscou donne l’impression de faire la pluie et le beau temps sur le dossier syrien, militairement et diplomatiquement.

Les dirigeants russes ont remis en selle Bachar al Assad par la voie militaire et, en parallèle, ont montré une réelle force de frappe diplomatique en multipliant les discussions avec tous les pays qui interviennent plus ou moins directement dans le conflit syrien: l’Iran, l’Arabie saoudite, les États-Unis, Israël… En revanche, ils n’ont pas réussi à mettre en place une coalition internationale contre le terrorisme qui aurait «obligé» les Occidentaux à la coopération au nom de la lutte contre le terrorisme.

Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il décidé de retirer de Syrie une partie de son armée?

Considérant qu’elle a atteint ses objectifs stratégiques, la Russie espère sans doute aussi obtenir des dividendes politiques. Elle peut estimer que ce qui pourra être vu comme un geste de bonne volonté peut renforcer l’argumentaire de ceux qui, en Europe, veulent renouer le dialogue avec Moscou et sont tentés d’alléger les sanctions économiques décidées dans le cadre de la crise ukrainienne. Il s’agit aussi d’un signal envoyé à Bachar Al Assad qui serait réticent à écouter Moscou sur les termes du compromis, d’après certains analystes.

Enfin, il se peut que la situation difficile de la Russie, marquée par la récession du produit intérieur brut en 2015, pousse les autorités à faire des économies. Alors que l’intervention en Syrie coûte cher et tire sur les ressources de l’armée, le budget de la défense devrait être amputé de 5% cette année [et il est quantitativement et qualitativement inférieur à celui des Etats-Unis; Moscou dépensait 3 millions d’euros par jour dans les derniers mois, alors que la crise économique est très forte; un missile 648’000 euros. A cela s’ajoute la crise pétrolière qui implique des relations plus serrées entre la Russie poutinienne et l’Arabie saoudite qui prend, un peu, ses distances face à Washington suite aux accords entre Washington et Téhéran].

Il faut cependant relativiser ce retrait. Les Russes n’abandonneront pas leurs grandes bases en Syrie (Tartous, Hmeimim) ni ne retireront leurs systèmes antiaériens S-400…[ni leurs hélicoptères d’attaque, ni une partie des avions, bien que pour leur maintenance implique un retour; reste à voir si des «retours» ne sont en préparation]. Ils gardent des infrastructures et rien ne dit qu’en fonction de la situation, ils ne reviendront pas en force.

Le retrait russe peut-il faciliter les négociations de paix?

Cela peut apparaître comme un élément incitatif pour les uns et les autres. A Bachar Al Assad, il s’agit de faire passer le message: «On a sauvé ta tête, maintenant il faut faire des compromis.» L’opposition pourrait aussi l’interpréter comme un signal d’apaisement.

Mais la Russie n’ignore pas que les discussions de Genève seront très difficiles, indépendamment du rôle des acteurs extérieurs au conflit. Pour elle, le dossier syrien va bien au-delà des enjeux régionaux. Il porte sur la place de la Russie dans le monde, sur son rapport de force avec les Occidentaux. Des questions beaucoup plus stratégiques de son point de vue. (Publié dans La Croix le 15 mars 2016)

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Comment s’effectue le retrait des troupes russes?

Par Benjamin Quénelle (Moscou) et Olivier Tallès

poutineFamilles au grand complet, drapeaux russes au vent, bouquets de fleurs, ballons: les images joyeuses des premiers bombardiers Su-37 de retour de Syrie ont tourné en boucle, le 15 mars, sur les chaînes de télévision russes, dans la foulée de l’annonce surprise de la Russie de retirer la majeure partie de son corps expéditionnaire aux côtés des troupes de Bachar Al Assad.

«On estime à 2500 à 8000 Russes envoyés sur place pour cette intervention, en incluant une centaine de civils qui assurent le soutien technique, observe l’expert militaire Ruslan Poukhov. Faire revenir les avions dans les bases aériennes russes, c’est facile et rapide. Rapatrier tout ce personnel sera plus long.»

Cette annonce met fin à un engagement aérien de grande envergure lancé le 30 septembre 2015, même si Moscou dit ne pas renoncer à des bombardements plus ciblés au nom de la lutte contre le terrorisme.

Pourquoi la Russie a-t-elle décidé de retirer l’essentiel de son contingent militaire? Le chef de l’État russe avait précisé en septembre 2015 que l’intervention aérienne serait limitée dans le temps. A ses yeux, les objectifs «ont été globalement accomplis».

Cinq mois ont passé et le rapport de force a changé sur le terrain: l’armée syrienne n’est plus enlisée, les forces rebelles ont reculé sur tous les fronts et le régime de Bachar Al Assad est provisoirement sauvé. «La Russie n’a pas réussi à liquider Daech, mais la question du terrorisme n’était qu’un prétexte à l’intervention», juge Alexandre Golts, un expert militaire critique du Kremlin.

Durant les cinq mois d’intervention en Syrie, la Russie estime avoir démontré qu’elle était une grande puissance militaire et diplomatique, capable de supporter le coût élevé d’une intervention loin de ses bases malgré la récession économique qui la frappe depuis 2014. «Le conflit en Syrie, première crise mondiale majeure où Moscou a réussi à imposer son tempo, a montré aux Occidentaux, et tout d’abord à Washington, l’intérêt d’un dialogue d’égal à égal avec la Russie», conclut Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire du centre-franco russe d’analyse.

Le retrait russe peut-il faciliter les négociations de paix?

Pour Moscou, il est temps de traduire à la table des négociations de Genève le nouveau rapport de force acquis sur le terrain. Ce retrait sonne en effet comme un avertissement envoyé à Bachar Al Assad. «Le soutien russe lui avait peut-être donné l’impression qu’il pourrait sortir de la crise sans négociations diplomatiques, pense Sergeï Markov, politologue proche du Kremlin. Il doit comprendre qu’avec le retrait de l’armée russe, la solution ne peut plus désormais être seulement militaire.»

A Genève, l’annonce du Kremlin a été saluée par l’émissaire de l’ONU pour la Syrie, Staffan de Mistura, qui a parlé de «développement significatif» et espéré un «impact positif sur l’état d’avancement des négociations».

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La Russie en Syrie, cinq années d’intervention

Depuis le début du conflit, la Russie joue un rôle déterminant auprès du régime de Bachar al-Assad. Après avoir livré des armes et des conseillers, Moscou a conforté les positions des troupes gouvernementales syriennes face à la rébellion en intervenant directement grâce à son artillerie et son aviation.

La Russie, dont le soutien au régime de Bachar al-Assad depuis le début du conflit syrien en 2011 d’inscrit dans le cadre d’une relation étroite qui remonte à l’époque soviétique, est passé à l’acte en 2015 en menant ses premiers bombardements en Syrie. Retour sur cinq années d’interventions directes et indirectes.

2011

  • 27 avril: La Russie et la Chine bloquent à l’ONU une déclaration proposée par des pays occidentaux condamnant la répression par le régime du mouvement de contestation.
  • 7 octobre: Le président russe Dmitri Medvedev estime que le régime doit faire des réformes ou partir, mais souligne qu’une telle décision n’est pas du ressort de l’Otan ni de certains pays européens.

2012

  • 8 janvier 2012: Un groupe de navires de guerre russes accoste dans la base de Tartous, la seule dont dispose la Russie en mer Méditerranée. En avril, l’agence d’État Ria Novosti affirme que Moscou a décidé de déployer des navires «en permanence» près des côtes syriennes.
  • 30 juin: A Genève, un «groupe d’action» s’accorde sur les principes d’une «transition». Mais Washington estime que l’accord ouvre la voie à l’ère «post-Assad» [ce qui ne signifie pas une situation post-régime Assad] alors que Moscou et Pékin réaffirment qu’il revient aux Syriens de déterminer leur avenir. Il ne sera jamais appliqué.
  • 27 novembre: Moscou et Damas entretenaient des relations «privilégiées» du temps d’Hafez al-Assad (père de Bachar) et de l’Union soviétique, contre simplement de « bonnes relations de travail » aujourd’hui, selon le premier ministre Dmitri Medvedev.

2013

En août, les Occidentaux, Etats-Unis en tête, brandissent la menace d’une action armée après une attaque chimique ayant fait des centaines de morts. Washington accuse le régime, Damas et Moscou déclarent qu’il s’agit d’une provocation des rebelles. Le recours à une action internationale est écarté en septembre après un accord russo-américain sur le démantèlement de l’arsenal chimique syrien.

2014

22 mai 2014: La Russie et la Chine mettent leur veto à un projet de résolution français à l’ONU qui prévoyait de saisir la Cour pénale internationale (CPI) des crimes commis en Syrie par les deux camps. Il s’agit du quatrième blocage par les deux pays de résolutions occidentales depuis le début du conflit syrien.

2015

  • 15 septembre: Le président russe Vladimir Poutine défend sa stratégie de soutien au régime syrien. Moscou renforce sa présence militaire en construisant une base aérienne près de Lattaquié, fief du clan Assad dans le nord-ouest du pays, et intensifie ses livraisons d’armes à l’armée syrienne.
  • 30 septembre: Moscou confirme ses premières frappes aériennes en Syrie, quelques heures après l’obtention par Vladimir Poutine du feu vert du Sénat russe. « Le règlement définitif et durable du conflit en Syrie n’est possible que sur la base d’une réforme politique et d’un dialogue avec les forces saines du pays », déclare le président russe, en référence à l’opposition tolérée par le régime. L’aviation russe mène à la demande de Damas ses premiers bombardements, Moscou affirmant avoir visé des cibles de Daech. Mais d’après l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH), les frappes ont visé principalement le Front al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaida, et des rebelles islamistes.
  • 7 octobre: Pour la première fois, des missiles russes sont tirés depuis des croiseurs de la flottille dans la mer Caspienne. Plus tard, le 9 décembre, l’armée russe frappe pour la première en Syrie à partir d’un sous-marin déployé en mer Méditerranée. Washington affirme que la quasi-totalité des bombardements russes visaient des organisations armées modérées qui combattent le régime.
  • 20 octobre: Après trois semaines de bombardements de l’aviation russe, Vladimir Poutine passe à l’offensive sur le front diplomatique et politique en recevant Bachar al-Assad.
  • 14 novembre: Après une première rencontre le 30 octobre, les grandes puissances, dont les États-Unis, la Russie et l’Iran, s’entendent à Vienne sur une feuille de route, mais de profondes divergences subsistent sur l’avenir du président syrien.
  • 24 novembre: La Turquie abat un avion militaire russe qui avait selon elle violé son espace aérien à sa frontière avec la Syrie, provoquant la colère de la Russie qui dénonce « un coup de poignard dans le dos ». Ce grave incident provoque une brusque escalade des tensions entre les deux pays autrefois amis.
  • 23 décembre: Amnesty International accuse la Russie d’avoir tué «des centaines de civils» et causé «des destructions massives» dans des raids contre des zones d’habitation pouvant «constituer des crimes de guerre ». Moscou rejette les accusations « fausses » et « sans preuves » d’Amnesty.

2016

  • 1er février: Les forces du régime, avec le soutien des bombardiers et avions d’attaque au sol russes, lancent une offensive contre les rebelles autour de la ville d’Alep, poussant des dizaines de milliers de civils sur les routes de l’exode. Début mars, l’OSDH a affirmé que plus de 1 700 civils dont 429 enfants avaient péri depuis le début de l’intervention russe.
  • 27 février: Initié par Washington et Moscou, un accord de cessation des hostilités sans précédent entre en vigueur entre régime et rebelles. L’accord concerne seulement les zones de combat entre forces du régime, appuyées par l’aviation russe, et rebelles. Il exclut Daech et Al-Nosra, qui contrôlent plus de 50 % du territoire syrien.
  • 14 mars: Vladimir Poutine ordonne le retrait de la majeure partie du contingent militaire déployé en Syrie et dont les milliers de raids aériens ont permis à l’armée syrienne de reprendre l’avantage sur le terrain. L’annonce, après un entretien téléphonique entre Poutine et Assad, intervient au moment où débute à Genève un nouveau cycle de négociations entre représentants du régime et de l’opposition. (Chronologie établie par La Croix, du 15 mars 2016)

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