Par Vincent Présumey
La presse française et internationale se concentre, depuis le dimanche 14 novembre 2010, sur le remaniement ministériel en France. François Fillon succède à François Fillon comme premier ministre, à la tête d’un gouvernement qualifié «de combat» et «conservateur», qui reflète un affaiblissement de Sarkozy, même si le rassemblement de la «vieille garde» donne l’impression d’un assaut décidé, mais sera-t-il si aisé ? Ce remaniement a en point de mire les élections présidentielles de 2012, mais il intervient après un mouvement social ayant commencé en fin mai 2010.
Un mouvement qui reste encore dans le cœur et la tête des millions de salarié·e·s en France et qui doit rester au centre de la réflexion de celles et ceux qui pensent et agissent dans le sens d’un changement à la racine du système capitaliste.
Comme nous l’avons fait durant toute cette période, nous publierons des contributions qui représentent des premières réflexions – car il est trop tôt pour faire un bilan – sur ce mouvement d’ampleur. Elles auront, par définition, des angles d’attaque différents et traduiront des points de vue différents et même opposés.
C’est entre autres ainsi que l’on peut se forger quelques idées plus précises, lorsque l’on n’est pas acteur d’une lutte et même lorsqu’on y participe. Nous publions, ci-dessous, un texte de Vincent Présumey publié dans le bulletin Le Militant (14 novembre 2010) suivi de l’Appel de Tours du 6 novembre 2010. (Réd.)
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En France, pendant deux mois, nous avons manifesté en direction des préfectures et des sièges des organisations patronales (MEDEF et Chambres de commerce), investissant parfois ceux-ci, mais si nous n’avons pas gagné, c’est parce que le cœur national du pouvoir a été protégé. Protégé par qui ? Par les décisions de l’Intersyndicale [structure unitaire rassemblant les principales organisations syndicales, parmi lesquelles la CFDT, la CGT, FO, la FSU, Solidaires, l’UNSA…]
Le 15 septembre 2010, l’assemblée nationale votait la loi anti-retraites, le 22 octobre le Sénat, le 10 novembre Sarkozy la promulguait. A chaque fois, l’Intersyndicale nationale avait par avance appelé à des journées d’action, non pas le 15 septembre 2010, mais le 23, non à la date prévisible du vote au Sénat, mais au-delà d’elle : le 28 septembre et même le 6 novembre. Et récemment, non avant la promulgation par Sarkozy, mais sous la forme d’une journée «d’actions diversifiées» : le 23 novembre.
D’où la conclusion politique, la leçon tirée de l’expérience de ces deux mois, que nous retrouvons avec des nuances diverses dans les deux textes reproduits ci-dessous, celui de l’AG interprofessionnelle du Havre avec les syndicats CGT, CFDT, FSU et Solidaires, et celui de la rencontre de délégués de plusieurs assemblées et collectifs locaux qui ‘est tenue à Tours le 6 novembre.
L’AG interpro du Havre a exigé une manifestation nationale, pratiquement la seule forme d’action qui n’a pas été mise en œuvre pendant ces deux mois. Une manifestation nationale contre Sarkozy, désignant l’adversaire et visant à gagner.
Elle a, en même temps, demandé que l’Intersyndicale se transforme en s’élargissant aux représentants des assemblées interprofessionnelles. Cette demande, l’AG interpro du Havre l’a adressée à l’Intersyndicale nationale et n’a pas eu de réponse, ni de l’intersyndicale dans son ensemble, ni d’aucune organisation en particulier [Voir sur ce site la reproduction de cet appel dans Le Havre de Grève, N° 16, en date du 6 novembre 2010].
Cette demande, qui va de pair avec la recherche de la centralisation nationale contre le pouvoir, est essentielle (même si elle a été faite alors que les AG interpro réellement représentatives, comme l’était celle du Havre, c’est-à-dire les comités de grève et de délégués d’assemblées générales, étaient peu nombreuses, en réalité). Elle signifie que les travailleurs et les militants veulent contrôler leurs organisations et avoir la main sur leur propre mouvement.
Sa mise en œuvre signifierait l’inversion de ce qu’a été cette Intersyndicale: non un cadre verrouillé de limitation et d’exclusion de la revendication centrale de retrait du projet anti-retraites (porteuse de celle de retrait de Sarkozy), mais le cadre de l’unité des travailleurs et travailleuses.
Si tel avait été le cas, nous aurions en effet gagné: l’Intersyndicale aurait mis en avant la revendication claire du retrait de la loi, réalisé grève nationale et manifestation dès le 15 septembre, appelé à la grève générale, la grève de tous pendant quelques jours – et non pas la grève «reconductible» de quelques-uns pendant des semaines – le moment venu. Il l’était entre le 12 octobre et les vacances de la Toussaint et il serait sans doute venu plus tôt en cas de grève et de manifestation nationale le 15 septembre.
Si cela n’a pas été fait, c’est parce que les directions nationales n’en voulaient pas, parce que cela aurait défait Sarkozy, ouvert une situation politique nouvelle dans laquelle le devenir de la société et la nature de l’État étaient remis en question, une situation prérévolutionnaire ou révolutionnaire: n’est-ce pas ce que contenaient les sentiments, les discussions, des millions de gens qui sont venus dans les manifestations sans se faire aucune illusion, justement, sur la possibilité de faire céder Sarkozy à propos des retraites ?
La réunion de Tours a accouché, soyons clairs, «d’un pipi de chat» qui ne se différencie guère en vérité des «actions diversifiées» appelées par l’intersyndicale CGT-CFDT-UNSA-FSU-Solidaires, le 23 octobre: actions symboliques, etc. [Voir ci-dessous L’appel de Tours: «L’heure n’est pas à la résignation !»]
Certes, compte tenu de la situation réelle du mouvement, en phase de reflux, on voit mal ce que pouvait décider cette réunion au-delà de ce que l’AG interpro du Havre avait déjà exprimé. Or, la réunion de Tours ne reprend même pas la perspective d’une manifestation nationale exprimée au Havre et avancée formellement – formellement, car ils savaient que ça ne serait pas repris par Thibault (CGT) et Chérèque (CFDT) – par la FSU et Solidaires dans l’Intersyndicale.
Mais vu le reflux du mouvement – au regard de ce qui a existé en septembre-octobre – même une manifestation nationale peut devenir maintenant quelque chose d’assez formel. […] Certes, cela [le jugement qu’il y avait volonté consciente d’empêcher la centralisation du mouvement] des militants révolutionnaires doivent l’expliquer, à partir des faits.
Mais une telle assemblée pouvait difficilement le dire, car le mouvement des travailleurs et travailleuses n’est pas d’accuser leurs organisations de trahison, mais de leur faire jouer leur rôle – et ce faisant ils se heurtent inévitablement à leurs directions.
Le rôle à double tranchant de «l’unité», les illusions de la majorité des militants combatifs, font que, pour l’heure, les leçons politiques à ce sujet sont très loin d’être tirées et d’être claires pour la majorité d’entre eux.
Le stade le plus avancé, dont nous devons partir pour préparer la suite et organiser, est exprimé dans les textes de l’AG interpro du Havre qui, d’ailleurs, ne disent pas eux non plus que l’Intersyndicale ne voulait pas gagner et se félicitent même de son existence, préférable pour eux à la division pure et simple, mais qui tracent 1° une ligne d’action: la centralisation contre le pouvoir ; 2° une méthode: la démocratie des assemblées générales, des comités de délégués élus par celles-ci avec les syndicats, et des Intersyndicales non pas verrouillées au service du «dialogue social», mais élargies et mise au service des travailleurs remettant leurs syndicats à leur service.
Sociologues et illusions militantes
Notons en passant que ces conclusions vont à l’encontre des analyses sociologiques diverses qui fleurissent à présent, qui ont en général pour caractéristiques:
• d’assimiler le mouvement qui vient d’avoir lieu à une simple suite de 1995 et de 2003, alors que la situation est profondément différente de par la crise économique, l’élection de Sarkozy et le degré d’intégration des directions CGT et CFDT depuis les accords sur la «représentativité» [1]
• de gommer la tendance politique de fond à se grouper contre le pouvoir, donnant son contenu même à la notion de «grève générale», un contenu distinct de toute notion de «guérilla sociale», grèves «reconductibles» mais dispersées, d’actions symboliques, etc., et qui est au cœur du mouvement réel de la classe ouvrière.
Un bon exemple de ces analyses politico-sociologiques à la mode est donné par la contribution de Sophie Béroud et Karel Yon publiée dans la revue théorique proche du NPA, Contretemps [voir sur ce site, la contribution de Sophie Béroud et Karel Yon publiée en date du 9 novembre 2010]; des versions plus “droitières” mais similaires au fond se trouvent dans Le Monde, etc.
Elles font fond sur les points faibles, les illusions et les mythes, des militants combatifs, mais sont en retard d’une guerre. Nombreux par exemple à Solidaires ou à la FSU qui ont vécu ces deux mois en partie pris dans des représentations issues de 1995 et de 2003 : telles que «on peut faire céder le gouvernement», alors que les plus larges masses, bien plus «à gauche» sur ce point que les militants, n’avaient pas d’illusion sur la possibilité de gagner contre Sarkozy sur les retraites sans le défaire complètement et finalement le chasser : telles que «appelons à la grève reconductible» sans plus de précisions, alors que le sens des reconductions là où elles ont été réelles était de construire la grève générale et surtout pas de s’installer dans la durée ; et telles encore que l’opposition entre «syndicats de lutte» et «syndicats de compromission» qui ne correspond pas à ce qui s’est réellement passé dans l’Intersyndicale, toute entière alignée (y compris la direction de FO à sa façon, par sa manière de se retirer sans chercher d’unité alternative) sur le “G2” Thibault-Chérèque.
Plutôt que de cultiver ces illusions mortelles d’un certain imaginaire militant, nous devons partir, répétons-le, des conclusions auxquelles sont parvenues des forces militantes par la lutte avec les plus larges masses, exprimées notamment dans les textes de l’AG interpro du Havre.
La confiance de notre classe en marche
Au moment présent, les grèves pour les salaires se multiplient, et certaines grèves sont à l’intersection du mouvement d’ensemble qui vient d’avoir lieu et de la nouvelle phase qui commence:
• ainsi des grèves d’éboueurs, qui – selon un processus vu dans le cas de l’Allier, mais qui semble s’être reproduit partout, notamment à Paris – ont démarré pour les retraites en espérant un mouvement d’ensemble, et continué pour des primes;
• de la grève des employés de Pôle Emploi, sous l’effet du mouvement général qui vient de se produire, met en cause toutes les réformes récentes (fusion Assedic-ANPE);
• à quoi il faut ajouter la nécessaire lutte contre les actes de répression qui s’accumulent en ciblant les jeunes et les lycéens […]
S’il ne convient pas de chanter victoire alors que la contre-réforme est promulguée (et d’expliquer comme dans les circulaires internes de la CGT que la stratégie des dirigeants est confortée par les sondages sur «l’opinion publique» favorable !), il n’y a pas non plus défaite parce que la confiance en elles-mêmes des plus larges masses, qui répétons-le ne s’illusionnaient pas sur les chances de gagner sur les retraites tout en gardant Sarkozy, s’est renforcée.
1. Début avril 2008, les partenaires sociaux ont fini de rédiger leur position commune sur la représentativité des syndicats et le développement du dialogue social. Les négociations avaient débuté le 24 janvier entre le Medef, la CGPME et l’Upa, du côté patronal, et la CGT, la CFDT, FO, la CFE-CGC et la CFDT, du côté salarial. Sur cette question on peut se reporter à l’ouvrage de René Mouriaux et al., Le syndicalisme au défi du 21e siècle, Paris, Syllepse, 2008. (Réd.)
Appel de la rencontre nationale de Tours du 6 novembre
L’heure n’est pas à la résignation !
Le 6 novembre 2010 à Tours, se sont réuni·e·s les délégué·e·s mandaté·e·s ou observateurs·trices de 25 Assemblées Générales (AG) interprofessionnelles, AG de lutte, intersyndicales ouvertes à des non-syndiqué·e·s, collectifs, coordinations intersecteurs, etc…, de Laval, Le Havre, Angers, Béziers, Saint-Étienne, Roanne, Chambéry, Nantes, Angoulême, Cognac, Bayonne, Chinon, Nîmes, Tours, Saint-Denis, Rouen, Champigny, Paris-Est, Paris-Centre, Paris Ve/XIIIe, Paris XXe, Vannes, Lille, Grenoble et Nancy (sont excusées les villes de Aubenas, Agen, Brest, Rennes, Montpellier et Sarlat).
Les travailleur/se-s du public et du privé, les chômeurs·euses, les retraité·e·s, les lycéen-ne-s et les étudiant·e·s se sont mobilisé·e·s massivement par la grève, la manifestation et les actions de blocage pour le retrait de la réforme des retraites, avec le soutien de la majorité de la population.
Pourtant, le pouvoir n’a répondu que par le mépris, la désinformation, la répression, l’atteinte au droit de grève, et il décide de passer en force.
La lutte contre la réforme des retraites arrive à un moment charnière. Alors que le gouvernement et la plupart des médias nous annoncent depuis des semaines la fin de la mobilisation, des actions de blocage et de solidarité sont menées dans tout le pays et les manifestations sont encore massives. Cette loi doit être abrogée. Nous refusons l’enterrement du mouvement après le vote de la loi.
La stratégie de l’Intersyndicale a été un échec pour les travailleur/se-s. Mais l’heure n’est pas à la résignation: nous sommes résolu·e·s à continuer le combat. Dans de nombreuses localités, celles et ceux qui luttent, syndiqué·e·s de diverses organisations et non-syndiqué·e·s, se sont retrouvé·e·s dans des Assemblés générales et des collectifs pour réfléchir et agir ensemble: informer, soutenir les secteurs en lutte, étendre la grève reconductible, organiser des actions de blocage. Nous voulons que cette dynamique de l’auto-organisation et de l’action commune se pérennise, s’amplifie et se coordonne.
Ce mouvement s’inscrit dans une perspective plus large pour donner un coup d’arrêt à la politique du gouvernement et du patronat, qui préparent de nouvelles attaques, notamment sur l’assurance maladie. Nous restons convaincu·e·s que le seul moyen de gagner contre le gouvernement est le blocage de l’économie et la grève générale. Nous appelons à faire front contre la répression qui frappe de plus en plus brutalement celles et ceux qui participent au mouvement social.
Nous avons tenu cette réunion nationale pour commencer à discuter entre nous, à nous coordonner et à mener des actions communes. Nous appelons celles et ceux qui luttent à se réunir en Assemblées générales s’il n’y en a pas encore dans leur localité. Nous appelons toutes les AG interprofessionnelles, AG de luttes, intersyndicales étendues aux non-syndiqué·e·s, etc., à participer à la prochaine rencontre nationale à Nantes le samedi 27 novembre 2010, en envoyant des délégué·e·s mandaté·e·s.
Nous invitons les organisations syndicales à envoyer des observateurs·trices à cette rencontre. Nous appelons aux actions suivantes, venant renforcer les actions de toute nature qui se déroulent quotidiennement:
• une action symbolique le 11 novembre à 11h pour l’abrogation du projet de loi et en hommage aux morts au travail avant la retraite;
• une journée d’action de blocage économique le 15 novembre, pour laquelle nous appelons au soutien international;
• une action symbolique consistant à brûler le texte de loi le jour de sa promulgation.
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