Grèce. «Les classes, le peuple, la monnaie, la croissance». Un débat

Euclide Tsakalotos, ministre des Finances, va être soumis à des examens de la part de l'Eurogroupe
Euclide Tsakalotos, ministre des Finances, va être soumis à des examens de la part de l’Eurogroupe

Par Elias Ioakimoglou

Dans un article récent, Sotiris Martalis (voir l’article publié sur ce site en date du 12 octobre 2015) a discuté les idées qui circulent au sein de l’Unité Populaire (UP) par rapport à une transition à la monnaie nationale. La position du Red Network (RN), décrite dans l’article de S. Martalis, est claire: dans le cadre d’un programme de transition précis, que seule une force déterminante de la gauche peut entreprendre, la sortie de l’euro reste une condition nécessaire mais pas suffisante. Il ne faudrait pas entretenir des illusions sur un certain rôle présumé libérateur de la monnaie dissociée d’un tel programme.

Par la suite, D. Mpelantis a adressé une critique à l’article de Sotiris Martalis en ouvrant une série de questions qui vont au-delà de la discussion sur la monnaie mais nous concernent tous.

Quelles sont les questions posées?

Dans sa critique des positions du RN, il mentionne qu’il ne devrait pas y avoir de juxtaposition d’une lecture classiste de la réalité et du patriotisme. Il attribue au RN une position – que lui-même rejette – qu’existeraient deux pôles nets et complètement clairs au sein de la gauche radicale et anti-mémorandaire: d’un côté, celui étayant son approche sur un programme de transition – telle que formulée par le «mouvement internationaliste » – et, de l’autre côté, celle d’une orientation de front populaire et de la croissance économique nationale (« reconstruction nationale »). Il souligne que «la réalité est plus multicolore, multidirectionnelle, diversifiée et multifactorielle», pour soutenir enfin qu’il serait possible de produire une synthèse de deux «orientations». Donc, la première question posée concerne la stratégie : Front populaire ou voie transitoire vers le socialisme? Le peuple contre l’impérialisme ou «classe contre classe». Ou une synthèse des deux, peut-être ?

D. Mpelantis, dans sa critique de l’article de S. Martalis, ne répond pas directement à la question si le retour à la monnaie nationale (la drachme) est une condition suffisante ou seulement nécessaire au renversement de la politique mémorandaire [c’est-à-dire l’application du troisième Memorandum of Understanding, ou Protocole d’entente, qui doit être mis en œuvre par le gouvernement Tsipras]. On ne peut que déduire indirectement de l’article qu’il considère probablement que la sortie de l’euro est la condition suffisante au renversement de la politique mémorandaire (accompagnée de la prise de quelques mesures additionnelles dans le meilleur des cas). D’ailleurs, si D. Mpelantis considérait que la monnaie nationale était une condition nécessaire mais pas suffisante au renversement de la politique mémorandaire, pourquoi écrirait-il un article critique de la position du RN sur la monnaie? La deuxième question est donc la suivante: la transition à la monnaie nationale est-elle une condition suffisante ou simplement nécessaire au renversement de la politique mémorandaire? Autrement dit, la question de la monnaie [retour à la monnaie nationale] a-t-elle une importance capitale pour les forces anti-mémorandum?

La relance de la production

D. Mpelantis écrit que la croissance pendant l’application d’un programme de transition «pourrait comporter des éléments importants de contrôle ouvrier, d’autogestion et d’expérimentation sociale, mais cela n’exclut pas du tout l’existence et la fonction d’un secteur capitaliste distinct, avec qui une forme de contrat sociale serait nécessaire». Il pense qu’en écrivant ces lignes il fait une certaine critique. Pourtant, à ma connaissance, il n’y a personne dans la gauche qui soutient le contraire – ni bien sûr le RN. Mais une autre question surgit à ce point: qu’est-ce que «la voie anti-memorandaire et au service du développement du pays» ? En quoi consiste la «reconstitution-relance de la production»?

Les notes critiques de D. Mpelantis concernent également – et de manière non justifiée – des autres positions qui ne sont pas vraiment adoptées par ceux contre qui il dirige sa critique. Personne dans le RN ne soutient – par exemple – qu’il ne faudrait pas donner priorité à une hausse du salaire ou que la sphère de la distribution soit la sphère principale de l’affrontement de classes ou qu’il faille mettre l’accent sur les impôts! Donc, nous allons laisser de côté ces critiques, puisqu’elles sont à côté sur sujet discuté.

Le peuple, la classe, ou une synthèse peut-être?

Les forces politiques qui susceptibles de participer à un front uni anti-mémorandaire peuvent être classées en deux courants historiques, dont chacun suit une stratégie politique différente.

• La première stratégie dérive de la tradition du front populaire de l’EAM (Front de Libération Nationale, pendant la deuxième guerre mondiale). Il s’agit d’une stratégie principalement anti-impérialiste, fondée sur l’estimation que l’opposition principale au sein de la société grecque s’exprime entre l’impérialisme et le peuple grec qui implique toutes les classes sociales sauf l’oligarchie capitaliste laquelle coopère avec l’impérialisme.

Cette stratégie attribue une grande importance au développement de forces productives, au développement de l’économie et au réaménagement du système de production à l’échelle nationale. Elle se réfère au patriotisme parce qu’elle reconnaît la lutte anti-impérialiste en tant qu’action politique ayant une importance centrale et cruciale. C’est la raison pour laquelle la stratégie du front populaire ne se réfère pas principalement aux travailleurs mais au peuple [tel que définit plus haut, donc l’ensemble à l’exclusion de l’oligarchie].

La tradition politique du front populaire est liée à une certaine conception d’une conception des luttes politiques à venir, mieux connue sous la dénomination «théorie des étapes»: le projet politique est présenté d’étapes successives, chaque étape comportant un objectif, des moyens spécifiques employés et des alliances sociales et politiques nécessaires à sa réalisation.

• La deuxième stratégie dérive de la grande ascension du mouvement ouvrier, socialiste et communiste de la période 1960-1980 et de la révolution parallèle de la théorie marxiste (et se réfère, par ce biais, à 1917, au bolchevisme, à la révolution allemande de 1918-1923). Il s’agit d’une stratégie d’affrontement de classes reposant sur l’estimation que l’opposition principale au sein de la société grecque se situe entre le bloc social au pouvoir (qui comporte non seulement la classe bourgeoise – dans sa totalité – mais aussi ses alliées, qui sont des autres classes, des fractions de classes et certains groupes sociaux), d’un côté, et, de l’autre côté, les classes ou groupes sociaux dominées. La stratégie propre à cette configuration du conflit de classe donne une grande importance à la transformation des rapports de production et de propriété, au changement de l’organisation du travail dans les entreprises, de la place des classes subalternes dans l’action et l’agencement socio-politique, cela dans une perspective qui préfigure le socialisme. La relance économique (reconstruction) est mise en relation et placée sous la suprématie des rapports sociaux qui vont de pair. Pour ces raisons, la référence fondamentale de cette stratégie classiste n’est pas le peuple en général mais les classes ouvrières, les classes exploitées et opprimées.

Cela dit, il n’en découle pas que chacune de ces deux traditions politiques ne prend en compte qu’une seule facette de la réalité. La tradition du front populaire n’oublie pas l’existence des composantes de la classe ouvrière (du prolétariat au sens large) et nous savons bien que les camarades qui prolongent cette tradition, aujourd’hui, sont des militants participant à la lutte des classes. De l’autre côté, la tradition politique qualifiée «d’affrontement des classes» n’ignore pas l’existence de l’impérialisme et la façon dont il s’articule avec le bloc au pouvoir. C’est tellement évident que tout le monde devrait le reconnaître (y compris D. Mpelantis).

Donc, la différenciation de ces deux traditions politiques ne provient pas d’une quelconque sorte de bêtise politique qui impliquerait l’une ou l’autre fermerait les yeux face à certaine facette de la réalité socio-économique et politique. La synthèse entre le point de vue classiste et le point de vue national proposé par D. Mpelantis n’a pas de sens, puisque chaque côté a déjà fait une synthèse de cette sorte avec ses propres termes et avec les concepts (orientations) employés.

La différenciation entre ces deux traditions politiques provient d’une hiérarchisation différente des facteurs de «la classe» et de la «nation». Elle provient de ce que chaque côté saisit et comprend comme constituant l’opposition centrale dans la société grecque. Et de la réponse donnée à cette question découlent des alliances politiques et sociales que l’on essaie d’établir.

up_0Si l’opposition principale se situe entre le peuple, d’un côté, et l’impérialisme et ses alliés, de l’autre, il faudra alors faire appel à la majorité sociale qui englobe tout le peuple, à l’exception de l’oligarchie, du grand capital et de ses serviteurs. Dans ce cas, l’alliance sociale souhaitée comporterait l’ancienne petite bourgeoisie, les propriétaires de certaines petites et des moyennes entreprises, le petit commerce menacé de faillite par la politique mémorandaire, et d’autres couches de la petite bourgeoisie (certains secteurs paysans, par exemple). Si au contraire, le conflit principal se situe, d’une part, entre le bloc de pouvoir du capital, et, d’autre part, les classes sociales dominées, alors la stratégie souhaitée ne pourrait englober le patronat petit et moyen (avec des exceptions individuelles comme toujours bien évidemment; on ne parle pas des individus mais de leur classe). Il est difficile de représenter, simultanément, ceux qui attendent une hausse de leur salaire (et de leur pouvoir d’achat) et, en même temps, leurs employeurs, qui soit ne le leur versent pas durant des mois (ce qui est courant actuellement) ou s’y opposent à toute augmentation salariale.

Par exemple, dans le cadre de la stratégie du front populaire le coût de la transition à la monnaie nationale (de l’euro à la drachme) devrait être reparti sur le peuple dans sa totalité, sur toutes les classes sociales, le capital y compris, même si des mesures partielles sont prises en faveur des travailleurs. D. Mpelantis écrit par exemple que : «En tout cas, le minimum qu’un parti sous représentant les salariés (et reconnu par eux) puisse et devrait revendiquer serait la protection du revenu des travailleurs dans le cas d’une dévaluation plausible de la monnaie (par exemple au moyen de l’indexation automatique car la dévaluation de la drachme impliquerait une hausse des prix) […]. En plus, il faudrait discuter des augmentations décentes des salaires des travailleurs». Il continue: «mais, en même temps, il ne faudrait pas sous-estimer qu’un pays en conflit avec les forces impérialistes serait un pays devant face à des restrictions et des difficultés économiques. Dans ce cadre, le coût devrait être payé principalement par le capital et pas par le travail, mais toutes les forces sociales seraient affectées dans un premier temps». 

Au contraire, dans le cadre de la stratégie d’affrontement de classes, la transition à la monnaie nationale devrait être accompagnée d’une grande redistribution inversée, au profit immédiat des travailleurs et qui diminuerait inévitablement les marges des entreprises, qui sont, aujourd’hui, en hausse. Si diverses entreprises ne peuvent continuer (faillite) dans le cadre des termes nouveaux de redistribution entre capital et travail, elles peuvent passer dans les mains des travailleurs, avec le soutien légal à cette «autogestion» donné par le gouvernement central. Par contre, dans la logique du front populaire, la transition à la monnaie nationale est envisagée en tant que première étape durant laquelle l’économie grecque (donc, le capitalisme grec) aura plus de libertés vis-à-vis de l’impérialisme et durant lequel les affrontements de classes prendront une forme défensive (pour reprendre l’expression de D. Mpelantis, il s’agit d’«augmentations décentes du revenu des travailleurs»), tandis que l’assaut-riposte contre le capitalisme est reporté à une étape ultérieure

Dans la logique du conflit des classes par contre, la riposte-offensive contre les rapports de production capitaliste devrait être constante, ici et maintenant, d’où la notion du programme de transition. Un programme de transition, dans le sens léniniste du terme [approche telle qu’exposée, par exemple, en septembre 1917, dans La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer], serait un programme composé d’objectifs, des mesures économiques, sociales et politiques, et d’alliances sociales liées à des objectifs stratégiques anticapitalistes ultérieurs. Ils établiront les préconditions de leur réalisation, sur la base de l’expérience du nouveau bloc social des classes dominées qui indiquera que la rupture – avec l’Eurozone aujourd’hui et le système demain – est nécessaire si l’on ne veut pas vivre en esclaves. Les éléments composants de ce programme annoncent la transformation radicale de la société vers le socialisme.

Il est évident que ces différences ne peuvent être recomposées en une seule logique cohérente (comme le propose D. Mpelantis). En dernière instance, une différence fondamentale sépare les deux traditions: pour les uns, le socialisme est un stade à venir de la société, tandis que pour les autres le socialisme est une tendance qui existe déjà dans le capitalisme (selon la formule «le capitalisme est gros du socialisme»], une tendance donc déjà présente, sous des formes diverses, dans la société actuelle, des formes qu’on devrait constamment repérer et soutenir, leur donner de l’espace et de la durée.

Des illusions monétaires

D. Mpelantis soutient que, en théorie, une sortie purement capitaliste de l’euro serait possible, si une partie existante de la bourgeoisie le choisissait. C’est faux. Une sortie de l’euro serait possible sous un gouvernement de la gauche si un tel gouvernement croyait (et agissait) que la transition à la monnaie nationale ne soit pas une condition simplement nécessaire mais aussi suffisante à la sortie du régime mémorandaire d’exploitation encore accrue du travail. Ce qui implique que, la transition à la monnaie nationale soit accompagnée d’un projet macroéconomique effectivement de gauche.

L’idée que la monnaie et sa dévaluation [taux de change drachme-euro] pourraient être pour nous beaucoup plus qu’un outil des luttes sociales est fausse. Au terme des transformations mises en œuvre par une dévaluation, la partie des revenus du travail pourrait aussi bien augmenter ou diminuer, puisqu’il y a des facteurs de mise en œuvre par la dévaluation qui peuvent avoir des effets inverses sur les salaires. Rien dans les lois du système économique ne prédéfinit quel effet serait le plus fort. La raison en est que le fonctionnement du système capitaliste comporte un principe d’incertitude totale: la dynamique du conflit social fondamental entre le capital et le travail. Le facteur décisif quant à l’augmentation ou à la diminution de la part des revenus allant au travail, suite à une dévaluation de la monnaie, réside dans la dynamique du conflit social et de son expression politique. Autrement dit, le facteur décisif est le poids respectif du capital et du travail dans les rapports des forces. Il ne s’agit pas d’une estimation étroitement politique. C’est la façon objective propre au fonctionnement de l’économie capitaliste; tellement objective qu’on pourrait l’écrire sur le tableau sous la forme des équations mathématiques. Pour ces raisons, le déroulement de la transition à la monnaie nationale est fondamentalement lié au contenu social des mesures qui l’accompagnent et au programme politique mis en œuvre. Cela dit, personne ne sous-estime l’importance de la monnaie, comme le soutient D. Mpelantis. Il s’agit simplement de ne pas aller à ce rendez-vous à l’aveuglette.

Qu’est-ce que la reconstruction de la production ?

On ne peut parler de reconstruction-relance de la production sans avoir en tête et sans intégrer dans notre politique les relations sociales: les formes de propriété sous lesquelles s’effectuera l’activité productive, une règle concernant la distribution primaire du revenu (c’est-à-dire une règle concernant la proportion des bénéfices liée à la hausse de la productivité repartie entre profits et salaires), une règle concernant la distribution du surplus de la production (les profits du secteur financier, le taux d’imposition des profits, comment augmenter la partie du profit réinvesti), une règle concernant la distribution secondaire du revenu (nature, taille et financement de l’?tat dit providence). En plus, la relance-reconstruction de la production ne peut être conçue indépendamment du cadre institutionnel de régulation des relations du travail et du marché du travail, puisque ces deux facettes du fonctionnement de l’économie sont en interaction.

Hollande en Grèce ce 22 octobre: demande-t-il à Tsipras de soutenir ses contre-réformes?
Hollande en Grèce ce 22 octobre: demande-t-il à Tsipras de soutenir ses contre-réformes?

Pour ces raisons, la logique traditionnelle (présentée aussi par D. Mpelantis dans sa critique) est fausse. Une logique selon laquelle dans une période de transition vont coexister [sans âpres conflits] un secteur capitaliste de l’économie et un autre secteur, social, autogéré, produisant des biens communs, un secteur – pour faire court – socialiste.

Si la reconstruction-relance de la production peut prendre les caractéristiques mentionnées ci-dessus, elle sera un processus traversant dans la totalité le système de production, même la partie qui resterait (par nécessité) sous propriété et direction capitaliste. Sans saisir cela, on met en place les conditions d’un échec retentissant.

Critique et dialogue, mais pourquoi ?

La question ici n’est pas de discuter quelle est la plus correcte de ces deux stratégies que nous avons héritées de notre commune tradition politique de la gauche en Grèce. La question n’est pas non plus d’approfondir plus le problème de la reconstruction-relance de la production. Nous pourrions faire cette discussion si chacun de nous voulait poursuivre une trajectoire solitaire [or, nous sommes ensemble dans ce font qu’est l’Unité populaire].

Aujourd’hui, nous avons besoin d’une discussion sur la manière de faire possible afin que – malgré nos différends – on puisse marcher séparément mais frapper ensemble dans le cadre d’un front commun. Discutons de quelle sorte de front nous avons besoin, de quel type d’organisation, et surtout de quel programme commun, afin que pas une seule des organisations politiques anti-mémorandaire de la Gauche effective ne reste en dehors de notre front. (Traduit du grec par Sotiris Siamandouras pour le site A l’Encontre ; article publié sur le site Rproject du Red Network, le 12 octobre 2015. Cet article s’inscrit dans un débat au sein de l’Unité populaire sur la place de la rupture avec l’euro dans le cadre d’un programme et d’une stratégie de lutte anti-austérité et anti-capitaliste. Réd. A l’Encontre).

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Elias Ioakimoglou est économiste, chargé de recherche auprès de l’Institut de recherche du GSSE (Centrale syndicale du secteur privé)

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