Peut-être étiez-vous de celles ou ceux ayant été sollicité pour souscrire à ce livre avant sa publication [1]? Peut-être pas? Échec en tout cas quasi total. Peut-être n’en aviez-vous jamais entendu parler et probablement, si cela avait été le cas, auriez-vous cependant réagi de la même manière: passer à plus important. Pensez donc, l’abandon à la mort de «76’000 fous» par le régime de Vichy, un «point de détail de l’Histoire»!
Rassurez-vous donc, vous n’auriez pas été la ou le seul(e) à le penser. Pour les grands médias et la grande presse également, il y a aujourd’hui plus urgent. Je prendrais ici l’exemple, parce que particulier me semble-t-il, de L’Humanité. Silence complet à propos du livre (il a reçu un service de presse, mi-novembre 2012, comme d’autres). Un «point de détail de l’Histoire», vous dis-je!
Pourtant, en 2001 L’Humanité avait été le seul quotidien à publier une pétition (Pour que douleur s’achève) demandant la reconnaissance par le Chef de l’État de l’abandon à la mort de dizaines de milliers de malades mentaux internés dans les hôpitaux psychiatriques par le régime de Vichy? Cela avait fait alors événement (un bandeau en première page et deux pages intérieures) et cela est dit dans le livre.
À la mort du psychiatre Lucien Bonnafé, en mars 2003, L’Humanité lui rendait hommage, notamment par la plume d’Elisabeth Roudinesco. Dans l’article, son implication, comme grand témoin et comme acteur essentiel et constant dans l’action pour la reconnaissance des responsabilités de Vichy dans ce drame, était totalement gommé par elle, L’Humanité avalisant ce gommage. Cela est encore dit dans le livre où nous nous interrogeons sur ce mensonge par omission? L’occultation d’une partie essentielle de la biographie d’une personnalité communiste est une pratique relevant d’un autre âge et un irrespect total à la mémoire de Lucien Bonnafé.
Nous nous étonnons encore de ce que L’Humanité se soit prêté à ce jeu… et s’y maintienne depuis. Cela est encore dit dans le livre, même si cela constitue une part infime de son contenu. Un «point de détail de l’Histoire», vous dis-je!
Pourtant: «… témoin impénitent, auteur situé ordinairement (par quel «hasard» et par quelle vocation?) du côté des censurés […], il était bien de ma fonction de tout mettre en œuvre pour que soit étudié, soutenu devant des autorités (qui «ont refusé de signer mes conclusions, il a fallu les réécrire… dans l’angoisse bien sûr) ce travail de contre-censure», écrivait Lucien Bonnafé, le 4 juin 1987, à la sortie de l’ouvrage de Max Lafont [2], dans la Revue “M” dont Henri Lefebvre était directeur.
Pourtant, en septembre de la même année et dans la même revue, il ajoutait: «Étrangement, pour la première fois à ma connaissance, Le Monde parlait de moi en disant ce que je dis, après des habitudes de censure chronique […] Sur tout cela a régné une grande conspiration du silence sur le sens de laquelle je ne cesse de demander éperdument que l’on s’interroge.» Le Monde depuis est revenu à ses habitudes de censeur chronique.
Pour ce journal, maintenant, «Le régime de Vichy est enfin innocenté d’avoir programmé un génocide. Celui des pensionnaires des asiles d’aliénés», comme l’écrivait le journal d’extrême droite Rivarol le 9 mars 2007, reprenant des termes d’Elisabeth Roudinesco publiés dans Le Monde à la sortie, la même année, d’un livre d’une autre historienne, Isabelle von Bueltzingsloewen [3]. Pour L’Humanité, depuis, la conspiration du silence à propos de la caractérisation des responsabilités de Vichy dans ce drame s’est poursuivie, comme elle a continué ailleurs. Bonnafé ajoutait encore, dans l’article cité: «La censure de la presse sur les sous-humanités d’hier et d’aujourd’hui reste la grande question.»
On peut prétexter de l’inintérêt du livre pour justifier du silence à son propos. Cependant, il a été publié après examen par un Comité de lecture : «Étude intéressante alimentant une vive querelle historiographique. Pour rendre la démonstration encore plus solide… (suivaient quelques recommandations pratiques)».
L’inintérêt du livre ne me semble pas être la véritable raison du silence. Elle est idéologique et politique. Pour L’Humanité, ce silence relève pour le moins de la difficulté à émettre un autre point de vue que celui malencontreusement exprimé, en mars 2003, à la mort de Lucien Bonnafé. Un «point de détail de l’Histoire», vous dis-je!
Dans le livre, les questions fondamentales posées sont:
1° Le régime de Vichy a-t-il abandonné les fous à la mort, en connaissance de cause, et peut-être avec cette arrière-pensée: «Laissez-les mourir!»? Nous répondons OUI et le démontrons.
2° S’agit-il seulement d’un détail de l’Histoire, comme dirait «l’autre», et la mise en cause de Vichy être alors une injustice? Nous répondons NON. Ce n’est pas un détail, et le démontrons. Et il faut caractériser les responsabilités de ce régime pour ce qu’elles sont véritablement, ce que nous faisons.
Les variations et les ruses d’une historienne – Isabelle von Bueltzingsloewen – à propos, par exemple, de l’utilisation du mot «génocide» («Vous niez la spécificité irréductible du génocide perpétré à l’encontre des juifs») qui selon elle ne saurait être appliqué ailleurs, et donc à l’abandon à la mort des fous, n’a d’autre objet que d’initier un faux débat pour innocenter Vichy. Pourtant, 70 % des fous peuplant alors les hôpitaux psychiatriques sous Vichy sont morts. Il ne faudrait en rien, selon elle, comparer l’extermination «dure» en Allemagne par gazage et poison, et l’extermination «douce» en France par la faim. Pourtant, il y eut, proportionnellement aux populations des deux pays, autant ou plus de morts en France par «extermination douce» qu’en Allemagne [dans le pays et dans la population] par «extermination dure» [4]. Des «points de détail de l’Histoire»,vous dis-je!
Les variations, et mensonges, de l’historienne à propos de l’action de Lucien Bonnafé («Pour les psychiatres – communistes et non communistes – […] la référence aux morts de faim sous Vichy participe d’une stratégie militante […] L’enjeu n’est pas de faire la vérité sur ce qui s’est passé, mais d’exploiter l’horreur de l’événement et la mauvaise conscience qu’il suscite pour faire bouger les choses et obtenir des réformes… ») n’ont pour objet que de disqualifier les recherches antérieures à la sienne et pouvoir ainsi conclure: Vichy n’a pas de responsabilité dans l’hécatombe des fous.
Les variations et manipulations de l’historienne à propos de la Shoa et son instrumentalisation par elle – Lucien Bonnafé, Max Lafont, etc… font «le jeu des négationnistes toujours à l’affût de pseudo-arguments comparatistes pour minimiser les crimes nazis, en général, et la Shoah en particulier», oubliant au passage la complicité de Vichy dans les crimes nazis – ont là encore comme objet de jeter l’opprobre sur ceux qui ne sont pas de son avis, pour en fin de compte disculper Vichy de l’abandon à la mort des 76’000 fous. Conclusion et thèse édictées avant le début de sa recherche.
On ne peut ici multiplier les exemples des «mauvaises manières» et des «mauvais usages de l’histoire» de l’historienne. Pour cela on peut lire notre ouvrage (Armand Ajzenberg, André Castelli, Michaël Guyader), mais cela était déjà possible en lisant celui d’Isabelle von Bueltzingsloewen. Ce que n’a pas fait la psychanalyste Sophie Aouillé rendant compte du livre de cette dernière dans L’Humanité, le 30 mars 2007 : «Ouvrage d’historienne, remarquablement documenté, précis […] elle soutient la thèse qu’à la différence de l’Allemagne nazie, […] Vichy n’a pas «programmé» cette hécatombe des fous ». Certes, «pas programmé», mais abandonnés à la mort.
Programmé? Ceci est une affirmation et encore une ruse: «Je dis que tu l’as dit et, même si tu ne l’as pas dit, je dis que tu l’as dit… “ou à peu près”»!
On ne sait si Sophie Aouillé approuve cette conclusion d’Isabelle von Bueltzingsloewen? Silence révélateur? Il est drôle, et triste, que seul le critique d’extrême-droite (Rivarol) ait justement analysé l’ouvrage de l’historienne: «Le régime de Vichy est enfin innocenté d’avoir programmé un génocide ». Point de vue non démenti par L’Humanité. Son silence à propos par exemple de L’abandon à la mort… de 76’000 fous par le régime de Vichy en est une illustration de plus. Un «point de détail de l’Histoire», vous dis-je!
Le censuré du Monde… et de L’Humanité, Lucien Bonnafé, écrivait en 2001, dans sa préface au Train des fous de Pierre Durand [voir référence dans note 1] –résistant, déporté et qui fut aussi rédacteur en chef adjoint de L’Humanité): «L’esquive des responsabilités des systèmes, gouvernements et institutions, avec conspiration du silence, mises aux oubliettes et relativisations historiennes ad hoc, a pour conséquence une inhibition générale de la faculté éminemment humaine d’assumer ses responsabilités.»
______
[1] Il s’agit d’un livre : L’abandon à la mort… de 76’000 fous par le régime de Vichy d’Armand Ajzenberg (Ed. L’Harmattan, novembre 2012) suivi de Un hôpital psychiatrique sous Vichy (1940-1945) d’André Castelli, préface de Michaël Guyader, Ed. L’Harmattan, collection Historiques, 270 p., ISBN: 978-2-336-00623-9, 27 €. Armand Ajzenberg a aussi publié, en collaboration avec Hugues Lethierry, Léonore Bazinek et Michaël Löwy) : Maintenant Henri Lefebvre. Renaisssance de la pensée critique (L’Harmattan 2011). En 2001 était publié Le train des fous, par Pierre Durand, sous la direction d’Armand Ajzenberg, et avec des préfaces de Lucien Bonnafé et Patrick Tort (Ed. Syllepse).
[2] Il s’agissait de la thèse de médecine de Max Lafont, auteur ensuite de L’extermination douce, (Ed. Le Bord de l’eau, 2000) qui avait subi les foudres du Président de son Université, admirateur d’Alexis Carrel, pour avoir conclu à la responsabilité de Vichy dans le drame.
[3] L’hécatombe des fous. La famine des fous dans les hôpitaux psychiatrique français sous l’Occupation, Editions Aubier, 2007 (réédition par Flammarion, dans la collection Champs, Histoire en 2009).
[4] Extrait de l’ouvrage pour précision: «Comment ne pas être frappé par ces morts: les fous allemands victimes d’une «extermination dure», de septembre 1939 à août 1941, et les fous français victimes d’une «extermination douce», du printemps 1941 au printemps 1945 (on meurt plus lentement de faim que dans les chambres à gaz). Ensuite, il faut effectivement examiner de plus près ces faits, ce qui n’est pas possible dans le cadre d’une pétition. Dans un article publié en décembre 1990, Willi Dressen, Procureur d’État à l’Office Central pour l’investigation des crimes nazis (RFA), estimait que pendant la première phase de l’opération d’euthanasie appelée T4, 50 000 aliénés avaient été gazés. «Près de 50 000 autres suivront» ajoute-t-il [Willi Dressen, Tribune médicale, INSERM, Numéro hors série, décembre 1990, p.22]. Il semble que ce que Willi Dressen nomme «première phase» (50 000 gazés) soit celle qui s’étend de septembre 1939 à août 1941. Un autre auteur, Bernd Lauss, psychiatre et historien, cite le chiffre de 70 000 personnes gazées [Bernd Lauss, Nervure, mars 1991, p. 44]. Dans ce que Willi Dressen appelle «seconde phase», dite sauvage et faisant suite à août 1941, prédominaient alors les injections mortelles.
Selon d’autres sources, les chiffres de morts seraient beaucoup plus importants, mais si les chambres à gaz cessèrent de fonctionner à la suite des protestations des familles, l’euthanasie continua («deuxième phase»). Les nazis y inclurent alors d’autres «indésirables»: les personnes âgées et infirmes, les épileptiques, les personnes souffrant de la maladie de Parkinson, ceux atteints de scléroses multiples, ceux ayant de tumeurs du cerveau ou atteints de paralysie, etc. Bref, s’en tenir aux chiffres avancés par Willi Dressen ou Bernd Lauss s’agissant des fous semble crédible. En octobre 2003, dans un long article du Monde consacré aux conclusions de la recherche d’Isabelle Von Bueltzingsloewen, un journaliste (Régis Guyotat) indiquait qu’en Allemagne «l’euthanasie pratiquée par les nazis vida rapidement les asiles. Au moins 71 000 patients auraient ainsi été gazés.»
Donc, 100 000 ou 120 000 fous morts (gazage et injections mortelles) dans une Allemagne qui comptait alors 65 millions d’habitants et 76 000 fous (ceux morts de faim, de froid et des maladies qui s’ensuivent) dans une France qui comptait elle 42 millions d’habitants. En Allemagne, le gazage concernait tous les malades mentaux (vieux, malades et les autres). Il faut comparer ce qui est comparable et donc prendre en compte en France la totalité des morts dans les hôpitaux psychiatriques, c’est-à-dire les 76 000, et en Allemagne les 100 000 morts selon Willi Dressen. On obtient alors:
– En Allemagne: 1,54 mort par «extermination dure» pour 1000 habitants.
– En France: 1,81 mort par «extermination douce» pour 1000 habitants.
Pour 120 000 morts par gazage et injections, selon les chiffres de Bernd Lauss, de septembre 1939 à la fin de la guerre, on a alors:
– En Allemagne: 1,85 mort par «extermination dure» pour 1000 habitants.
– En France: 1,81 mort par «extermination douce» pour 1 000 habitants.
En Allemagne et en France donc, «à peu près» les mêmes résultats.
Avec ces comparaisons macabres, force est de constater qu’au plan des résultats, si l’on ose dire, Vichy fut aussi efficace, malgré «l’absence d’intention génocidaire de la part du régime en place», que les nazis avec le «génocide perpétré à l’encontre des malades mentaux».
Soyez le premier à commenter