Par Jacques Chastaing
Depuis la victoire de François Hollande en 2012, un profond climat de morosité afflige la majorité des militants ouvriers, syndicaux ou politiques: jamais le pays n’aurait connu autant de reculs sociaux d’une telle ampleur et il n’y aurait pourtant – à leurs yeux – aucun mouvement de riposte populaire, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays voisins.
Il est vrai qu’avec les différentes mesures gouvernementales prises en trois ans, – ANI (Accord national interprofessionnel), CICE (Crédit, d’impôt pour la compétitivité et l’emploi), Pacte de Responsabilité ou en train d’être prises, loi Macron (Emmanuel Macron, ministre de l’Economie depuis août 2014), Dialogue social, plan Hirsch (Martin Hirsch, directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris) – et d’autres envisagées dans un avenir proche contre le Code du travail ou les retraites complémentaires, jamais il n’y avait eu un tel recul social.
Par contre, il est faux de penser qu’il n’y a pas de mouvement de contestation de ce décrochage social. Il y en a un, assez important même, mais pourtant invisible, y compris aux yeux de la plupart des militants qui souhaiteraient pourtant sincèrement un tel mouvement, qu’ils soient de gauche, de gauche de la gauche ou d’extrême gauche.
Ce serait d’ailleurs étonnant qu’il n’y ait pas de résistance en France si on peut en voir, à des degrés certes divers, en Grèce, Espagne, Portugal, Belgique, Grande Bretagne, Irlande, Allemagne ou Italie.
Un niveau de conflictualité élevé
A partir de ce que donnent les journaux sur Internet, j’ai recensé assez rapidement un peu plus de 750 grèves en France pour les six semaines couvrant le mois de juin et les deux premières semaines de juillet 2015. Vous trouverez le tableau des luttes du 1er juin au 15 juillet 2015, sous forme PDF en cilquant ici: grevesJuin2015.
Ce qui témoigne d’une conflictualité élevée et plus que d’une simple résistance, mais d’un véritable «mouvement».
Nous allons donc essayer de décrire ces grèves, ce qu’elles ont comme limites, portent comme possibilités et comprendre aussi pourquoi elles sont si peu perceptibles, même aux yeux de ceux qui les souhaitent.
C’est une enquête bien sûr non exhaustive. Bien des grèves m’ont assurément échappé; bien d’autres ne figurent pas dans les parutions numériques des journaux que j’ai épluchées par rapport aux éditions papier plus complètes. Enfin et surtout, un nombre certain de grèves n’est pas relevé par la presse locale, papier ou numérique.
On peut donc penser sans risques de se tromper que le nombre de grèves réelles est bien au-delà de ce chiffre de 750.
Des études estimaient, il y a quelques années, que ce que relève la presse ne couvre qu’entre 50% et 75% des grèves réelles – sans parler des débrayages, qui ne donnent quasiment pas lieu à des reportages. On peut de plus estimer qu’à l’heure actuelle la presse n’est guère encline à mettre en avant les reportages sur des grèves.
Par ailleurs, ce chiffre de 750 est lui-même minoré par mes relevés parce que pour les journées nationales de grève – 28 dans le mois (plus deux régionales et de nombreuses départementales) ce qui doit être pas loin d’un record! – je n’ai compté qu’une seule grève alors que bien sûr de nombreux établissements ou entreprises sont en mouvement ces jours-là.
Enfin, je n’ai souvent compté qu’une seule grève pour plusieurs bureaux de postes en lutte quand l’information donnée par les journaux était confuse. J’ai par contre, quelques fois, relevé plusieurs fois le même établissement lorsque les grèves étaient longues, mais cela ne compense pas ce qui précède. Loin de là.
J’avais déjà relevé en décembre 2014, janvier, février et mars 2015, un nombre important de grèves sur les salaires en quantité, durée, participation et par leurs succès relatifs, dépassant largement l’habitude à l’occasion des Négociations Annuelles Obligatoires (NAO) sur les salaires à cette période. Ce qui signifie très probablement que ce «mouvement» ne date pas du mois de juin, mais a commencé bien avant. Peut-être lorsqu’on a senti un basculement d’ambiance avec les grèves des cheminots et intermittents l’été dernier. Enfin, la tendance relevée en ce début juillet est la même qu’en juin malgré les premiers départs en vacances et témoigne assurément qu’il ne s’agit pas d’un «accident» conjoncturel, mais qu’il dure et va durer dans le temps.
Avec la question de savoir ce que cette vague de conflits porte comme conscience et quel est son message.
Le chiffre de 750 est important et, même sans être un «tsunami social», situe la conflictualité en France à peu près au niveau de celle de la Belgique dont il est dit qu’elle est la plus importante depuis 20 ans et bien au-delà de celle de l’Allemagne pourtant présentée par la presse comme exceptionnelle.
Par ailleurs, si on tente une comparaison dans le temps – avec toutes les précautions d’usage – ce niveau est bien supérieur en moyenne à ce qui s’est passé de 1986 à 2008 et correspond aux plus fortes années de cet intervalle de temps (auparavant il est difficile de comparer parce qu’il n’existe pas de statistiques dans la fonction publique), soit les années 1989 (lutte au ministère des Finances); 1991 (lutte des infirmières); 2000 ( luttes au ministère des Finances et dans l’Education nationale); 2003 (lutte contre la réforme Fillon des retraites) et seulement inférieur à 1995. Mais ce sont des années où il y avait eu un ou deux grands mouvements, alors qu’actuellement il s’agit plutôt – à part le conflit récent à Radio France – d’un ensemble de petites luttes ou plutôt de plusieurs séries longues de conflits courts et émiettés bien que majoritairement dans les mêmes secteurs: Poste, hôpitaux et paramédical, commerce, bus et agents territoriaux.
On a donc un niveau de conflictualité sociale assez élevé malgré tout ce qui se pense et se dit à ce sujet. On savait et voyait que l’impression de recul était une très grosse erreur à l’échelon international, on sait maintenant que c’est aussi une erreur pour la France.
En même temps ce mouvement est quasi invisible et inaudible dans les médias, les partis, les directions syndicales et même le plus souvent à l’extrême gauche.
Ça ne signifie pas pour autant que cette conflictualité s’accompagne automatiquement d’une politisation, tout au moins d’une politisation telle qu’on pouvait la concevoir auparavant: adhésion à un syndicat, au PS, au PCF, à l’extrême gauche, ou au vote en leur faveur ou encore une adhésion à leurs appels à la mobilisation.
La question de l’invisibilité de ces conflits se conjugue avec celle de la nature de leur politisation qui ne passe pas par des structures traditionnelles.
De quelle politisation s’agit-il donc ?
Une invisibilité des luttes due au mépris social contre des travailleurs et travailleuses
L’invisibilité des grèves tient d’abord fondamentalement à l’invisibilité des travailleurs, au mépris social à leur égard. Et leurs luttes, sauf si elles dépassent un certain niveau, le sont également, d’autant plus qu’elles suscitent en même temps une certaine crainte.
Même l’organisme chargé de dénombrer les grèves en France, la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du Ministère du travail), minimise systématiquement les grèves et les minimise d’ailleurs de plus en plus au fil du temps.
Elle ne les dénombre que dans le secteur marchand non agricole. C’est-à-dire qu’elle ne compte pas les grèves du secteur agricole, ni des entreprises de moins de 10 salariés mais, surtout, des hôpitaux, de la Poste, de France Télécom, d’une partie des transports publics, des agents territoriaux de l’administration, c’est-à-dire de la majorité des services sociaux plus ou moins onéreux pour les habitants des communes, des enfants, des handicapés ou des personnes âgées ainsi que les services culturels. Autrement dit, une grande partie des grèves actuelles, sinon la majorité, n’est pas comptabilisée !
En 2003-2004, des études critiques avaient signalé que ces statistiques officielles «oubliaient» 84% des conflits et d’autres études que ces oublis augmentaient avec le temps. La Dares en «oubliait» la moitié en 1992 et les trois quarts en 2004. Il y avait plusieurs causes à cela, mais surtout qu’elle ne tenait pas compte des conflits inférieurs à un jour.
A partir de cette date – et avec un premier travail en 2007 – la Dares a décidé d’améliorer son image de marque sinon son système de collecte. Elle décidait dorénavant de compléter son système de collecte par sondage pour ne pas oublier les grèves d’un jour ou moins, ou encore les simples débrayages.
Mais c’est à un échantillon de patrons qu’elle demande de remplir les formulaires de grève dans leur entreprise! La Dares concède alors que dans les petites entreprises, ce système est assez peu fiable… Or aujourd’hui, si la tendance est toujours à la concentration de la classe ouvrière contrairement à ce qu’on croit le plus souvent, cette concentration se fait toutefois au travers d’une multiplication de petites structures, par le biais de sous-traitants de niveau 1, 2, etc. et dépendant toujours des grands groupes, mais indépendant administrativement… Ce qui explique que la Dares mesure de moins en moins de grèves par sondage tout comme par relevé lorsqu’elle ne tient pas compte des conflits courts, eux aussi pourtant de plus en plus nombreux ne serait-ce que du fait du chômage.
Malgré cela, la Dares continue d’affirmer chaque année avec l’assurance de la «science» qu’il y aurait une diminution des grèves… ce que s’empressent de répéter avec gourmandise, politiciens, journalistes ou sociologues intéressés.
Bref, en France il y a des grèves «partout», sauf dans les statistiques, les journaux, les partis, les directions syndicales et dans les études sociologiques.
Et cela pèse. Non pas sur le nombre de grèves, mais, d’une part, sur la conscience qu’ont les grévistes de ce qu’ils font et des rapports de force et, d’autre part, sur ceux qui n’espèrent que par ces luttes, mais qui, faute de contact avec les classes populaires, n’ont que ces outils statistiques pour étudier la réalité et pas suffisamment d’indépendance d’esprit, ou d’envie, pour aller voir ou vérifier par eux-mêmes.
Le mépris social et le fossé social limitent une bonne partie des réflexions sur la classe ouvrière à des débats académiques et, politiquement pour ceux qui se situent de ce côté, à des commentaires critiques plus portés sur ce que font ceux d’en haut qu’à la recherche d’une politique indépendante s’appuyant sur les réalités et les aspirations populaires.
Beaucoup de grèves, mais quelles grèves? Des grèves dans de petites structures
Ce que relève la presse ne mentionne le plus souvent pas la durée, la participation, les revendications ni même les résultats de ces mouvements. Cependant, elle en relève suffisamment pour qu’on puisse se faire une idée de la situation ou, en tout cas, émettre quelques hypothèses.
D’abord, remarquons-le, si ce sont les salarié·e·s de la Poste, des hôpitaux et du paramédical, du commerce, des transports par bus et les agents territoriaux qui forment le plus gros contingent de grévistes, et de grèves en quantité et en durée, c’est le plus souvent au travers d’un nombre très élevé de luttes dans de petites unités voire très petites ne concernant que quelques salariés ou quelques dizaines, dans des petits hôpitaux, des maternités, des maisons de retraite, des bureaux de poste, des crèches, des bibliothèques, des centres sociaux-culturels, des écoles communales, des bus municipaux ou encore l’administration communale…
Ce qui témoigne, soit dit en passant, du fait que le vieux système de statistiques de grèves de la Dares, qui ne relève pas les luttes de ces petites structures, était conçu pour coller à l’époque des grosses usines, des «forteresses ouvrières» et correspond donc peut-être plus à une volonté de mesure de l’influence des grands syndicats comme la CGT, avec qui il est toujours possible de discuter, qu’à une volonté de quantification de la rébellion ouvrière anonyme et insaisissable.
On comprend facilement que cet émiettement des luttes dans une myriade de petites unités les rende moins visibles, en tout cas à une échelle nationale.
Cet émiettement est dû fondamentalement à la tendance générale qui éclate les grandes structures, le plus souvent pour affaiblir les travailleurs et faciliter les attaques patronales et les reculs sociaux. Ce dispersement tient ensuite aux secteurs concernés.
Tous les secteurs sont concernés, mais il y a beaucoup de services sociaux, culturels, territoriaux, communaux ou départementaux, des bibliothèques, des médiathèques, des centres médico-sociaux ou sociaux-culturels, des organismes d’aide aux personnes âgées, aux personnes en difficulté, aux enfants, aux handicapés, de petites maisons de retraites, des foyers sociaux, des bureaux de poste de petites communes ou quartiers périphériques, des cantines scolaires, crèches, jardins d’enfants, des auxiliaires de vie, des aides maternelles, des animateurs ou des éducateurs…
Ce qui témoigne ainsi de la violence des attaques contre les solidarités en faisant de plus en plus reposer l’aide sociale sur l’entraide familiale privée.
Un terreau pour les idées réactionnaires… mais aussi pour l’inverse, on le verra, qui s’exprime justement dans ces luttes.
Moins de syndiqués mais plus de syndicalistes combatifs dans les petites structures
S’il y a plus de luttes dans ces secteurs, c’est parce qu’ils font partie de ceux qui sont les plus attaqués, mais, probablement aussi, parce qu’il y a dans ces petites structures plus de militants syndicaux qu’il n’y en a jamais eu et des militants qui sont certainement plus indépendants qu’ils ne l’ont jamais été de l’appareil et plus proches des salariés.
En effet, si on compte de moins en moins de syndiqué·e·s en France, ce que tout le monde répète au même titre qu’il y aurait moins de luttes, ce qu’on sait moins ou dit moins, c’est qu’il y a en même temps, par contre, de plus en plus de structures syndicales de base, d’équipes militantes.
Et ce qui est marquant dans les luttes actuelles, c’est combien, même dans les plus petites entreprises ou les plus petits services, il y a des militants syndicalistes présents et actifs, certainement moteurs de ces multiples résistances.
Or une autre raison de l’invisibilité de ces conflits, bien que la plupart soient animés par des militants syndicalistes de base (et souvent politiques, PS, PCF ou d’extrême gauche ou proches pour la plupart), c’est que les structures syndicales nationales – ou politiques – ne font rien pour coordonner ces luttes, ne serait-ce qu’au niveau de l’information ; même au contraire.
Le Parti Socialiste coordonne seulement… les attaques.
Le FDG (Front de gauche) ou le PCF, emberlificotés dans leurs alliances électorales pour sauver leurs mandats électoraux, protestent mais n’organisent rien.
L’extrême gauche dans sa majorité vit toujours dans un monde où elle confond toujours le «recul» social et le recul des luttes, s’accrochant toujours aux basques de la gauche – pour la critiquer – sans voir que la vie la quitte et est en train de resurgir ailleurs.
Les grandes confédérations syndicales, pour leur part, soutiennent carrément la politique d’austérité du gouvernement ou alors ne s’y opposent pas franchement. Ainsi lorsqu’elles agissent, ce n’est pas pour coordonner le mouvement en cours, lui donner une expression, mais pour l’empêcher d’exister par lui-même à ce niveau. Elles n’organisent pas quelques journées d’action nationales pour proposer un plan de luttes, donner des perspectives, mais au coup par coup, secteur par secteur, pour seulement «lâcher de la vapeur».
On compte ainsi 28 journées d’action nationales pour le seul mois de juin, plus d’une par jour ouvrable du mois, sans compter au moins deux journées régionales et de multiples départementales, non pas pour coordonner les luttes comme autant d’étape de progression vers une unité interprofessionnelle, mais pour tenter de contrôler, freiner ou empêcher la réalisation de cette perspective.
Cette attitude explique probablement les tensions qu’on a vues ces derniers mois à la CGT, entre la base syndicale, dont les militants animent le plus de luttes et ses sommets, qui les freinent. Ainsi, de Thierry Lepaon (ex-secrétaire de la CGT contraint à la démission) à de nombreuses fédérations professionnelles, a-t-on vu des directions bousculées ou même renversées en ce début d’année 2015, en particulier là où il y avait le plus de luttes, santé, poste, commerce… et lorsqu’il devenait clair avec la proposition de la CGT de l’abandon de la représentation syndicale des petites entreprises à l’automne 2014, qu’elle se situait dans le camp du pouvoir. C’est d’ailleurs cela – plus que le train de vie de Le Paon qui n’était qu’un dérivatif organisé par la bureaucratie– qui a été à l’origine de la chute de ce dernier.
Ces militants des petites entreprises sont un danger pour les directions syndicales, mais aussi pour le gouvernement et le patronat. Ils sont redoutables parce qu’ils sont assurément moins liés aux appareils politiques des grandes confédérations syndicales qu’à l’idée qu’ils se font de la lutte syndicale par leurs liens plus étroits qu’ils ont avec les gens eux-mêmes.
Par ailleurs, ils sont souvent jeunes, tout comme le milieu actuel des services et des petites entreprises, puisque les grandes ne recrutent quasi plus depuis longtemps, sinon en contrats précaires. Enfin, bien souvent, les conflits qu’ils animent gagnent, sinon tout, du moins suffisamment pour donner envie de recommencer. On le voit à la Poste, dans certaines structures médicales, dans le privé, le commerce ou les petites entreprises… On peut d’ailleurs se dire que l’efficacité de ces luttes est certainement liée au fait qu’elles sont plus sous le contrôle des salarié·e·s et moins de celui des appareils syndicaux. Une remarque qui est également faite autour du succès des grèves des éducatrices en Allemagne, en mai-juin, et de l’échec relatif des postiers dans ce même pays au même moment, plus pour leur part sous le contrôle des appareils.
C’est pourquoi le gouvernement se dépêche de faire passer des textes qui limitent ou suppriment la représentation syndicale dans les petites entreprises avec les lois Macron et du Dialogue social; c’est pourquoi aussi la CGT avait fait elle-même la proposition de limiter la représentation syndicale dans les petites entreprises; c’est pourquoi enfin la Dares ne cherche pas à révéler cette activité sociale rebelle dans les petites entreprises en en donnant une mesure.
Ce sont non seulement des statistiques de grève qu’on escamote, des militants syndicalistes combatifs qu’on s’apprête à licencier (estimés à environ 90’000 militants), mais c’est en quelque sorte un «parti» ouvrier en gestation que le pouvoir veut faire disparaître le plus rapidement possible des écrans comme il voudrait le faire dans la réalité.
D’autant plus que ce parti – au sens large de gens qui partagent la même compréhension de la période et des tâches qui en découlent – a en quelque sorte un programme social et politique contestataire.
Des luttes sociales en nombre, avec un embryon de programme politique anticapitaliste. Pour la défense des services publics, de la solidarité sociale…
En même temps qu’on voit des appareils militants CGT anciens tenir parfois des propos corporatistes voire nationalistes, on voit de toutes autres tendances apparaître dans les secteurs syndicaux plus jeunes et plus indépendants de ces petites entreprises et services au travers des revendications des luttes qu’ils animent et des propos qu’ils y tiennent.
Les années précédentes étaient surtout marquées par les licenciements dans le privé, avec donc des salarié·e·s qui cherchaient à sauver leur peau, parfois radicalement en menaçant de faire sauter leur entreprise ou en séquestrant des directeurs, mais toujours repliés sur leur souffrance, le plus souvent coupés des autres. Leurs gestes radicaux fonctionnaient un peu comme des appels, mais en même temps étaient un repli sur leur entreprise, une fermeture aux autres.
Avec les licenciements dans le public ou les fermetures de nombreux services qui marquent plus la période actuelle, on assiste à un autre type de lutte contre les licenciements.
Bien sûr, les salarié·e·s essaient aussi d’abord de sauver leur emploi, leur gagne-pain. Mais dans des maisons de retraite, des établissements culturels ou médicaux, des services aux handicapés, ou aux enfants, des bureaux de postes, on voit la plupart du temps qu’ils affirment aussi la défense du service public, des autres et des plus fragiles dans la société.
A l’envers du monde des banquiers et des spéculateurs et de leurs représentants politiques, on voit s’afficher dans ces luttes un monde jeune et généreux, brandissant le drapeau d’une morale plus humaine.
Cette tendance vers cet état d’esprit fait que – contrairement à l’ancien syndicalisme certes plus «idéologique» mais aussi plus replié sur son entreprise, son secteur, son pays, du fait d’un contexte différent – ces conflits et ces militants peut-être moins «politiques» s’ouvrent toutefois plus aux autres, cherchent les autres, pensent la lutte avec les autres. Ainsi, on voit très fréquemment les grévistes de la Poste, des écoles, commerces, bibliothèques, hôpitaux, Ehpad (Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), centre sociaux, communes, etc. s’adresser aux usagers, aux parents, aux clients, aux habitants et à d’autres catégories professionnelles, en particulier tout naturellement au travers des luttes des agents territoriaux qui mêlent de nombreuses professions.
Ainsi apparaissent des comités de défense de l’hôpital, de la maternité, la crèche, la maison de retraite, la Poste, l’école, la gare, la bibliothèque, la cantine scolaire, etc. dont certains sont transversaux touchant plusieurs activités, avec y compris des tentatives de coordinations nationales voire européennes. En plus, de la coordination des hôpitaux contre «l’hostérité», un de ces comités national, regroupe par exemple des comités de défense de l’hôpital d’une quarantaine de villes différentes.
Ce n’est certes pas nouveau, mais ça s’amplifie certainement et irrigue un terreau de refus local dans la population qui est encore imperceptible mais qui peut très bien soudain, à une occasion ou une autre, passer une marche qualitative et surgir publiquement nationalement à la surprise de tous. Un peu ce qui s’est passé avec l’assassinat à Charlie hebdo qui a soudain révélé par les manifestations de millions de personnes, des transformations souterraines profondes dans le pays; ou encore comme le surgissement de Podemos en a révélé d’autres en même temps qu’un certain nombre de luttes dans la santé, l’éducation ou contre les expulsions de logements.
Chose encore plus extraordinaire, on voit dans certaines des entreprises privées qui licencient, un état d’esprit convergeant avec celui qui anime les luttes dans le public.
En effet, lorsque hier, des salariés licenciés se battaient pour une prime de départ, pour beaucoup c’était une espèce de cri de dégoût désespéré pour cette société qui les rejetait et un réflexe de survie individuel.
Aujourd’hui, on voit les mêmes exigences de primes de départ, mais dont certaines s’assortissent d’un tout autre esprit.
Bien des salarié·e·s se sont en effet aperçus que beaucoup d’entreprises – en particulier les grands groupes – licenciaient ou fermaient non pas parce qu’elles avaient des difficultés, mais tout simplement pour faire encore plus de profits, en faisant faire la même production (ou sensiblement) à moins nombreux. Ce sentiment existait déjà hier bien sûr, mais pas au point où l’on aurait vu des salariés, comme aujourd’hui, exiger des primes de départ plus élevées avec l’argument que les bénéfices de l’entreprise n’ont jamais été aussi hauts, que les dividendes des actionnaires ne cessent de croître et que les dirigeants s’en mettent plein les poches en primes de toutes sortes.
Hier, des militants pouvaient argumenter pour sauver leur emploi que l’entreprise était viable, rentable, qu’une meilleure gestion pourrait sauver l’entreprise, qu’ils étaient en quelque sorte exploitables. Aujourd’hui, on voit dans certaines luttes contre les fermetures que des salariés ont compris qu’il n’y a guère de solution industrielle, que c’est le système entier qui les licencie et que ce n’est pas seulement son patron qu’il faudrait licencier mais tous les patrons.
Ce niveau de difficulté posant d’autres problèmes.
Mais, pour revenir à la politisation qui se construit souterrainement aujourd’hui, on voit que ces salariés du privé retrouvent là la critique de l’égoïsme du système qui sourd dans les luttes du public. Il y a là une base sociale à la disparition sinon l’atténuation de ce qui a longtemps permis aux gouvernements de jouer à la division entre le public et le privé.
Pour l’unité des travailleurs par-delà les frontières organisationnelles ou nationales
Par ailleurs, cette ouverture aux autres l’est également aux militant·e·s des autres organisations syndicales et politiques.
On avait déjà vu localement cette évolution dans le conflit des retraites où des militants de toutes tendances se retrouvaient sans aucun sectarisme pour l’intérêt général du mouvement.
Ce qui est frappant dans une grande partie de ces grèves actuelles, c’est l’absence d’exclusive à l’égard de tout courant, quel qu’il soit, pour peu qu’il se mette au service du mouvement.
Cela est à mettre en relation avec la diversité des personnes qu’on peut retrouver dans une lutte, dans les comités de défense associant des parents, des usagers… qui ne sont pas de l’entreprise, mais aussi d’autres salariés.
En même temps, cette ouverture aux autres organisations, est certainement aussi le reflet d’une perte de confiance relative dans sa propre organisation.
C’est pourquoi, assiste-t-on à une certaine désaffection à l’égard des appels à la mobilisation syndicale nationale des appareils confédéraux qui sont assimilés souvent à l’accompagnement de la politique gouvernementale d’austérité. Leurs appels ont moins de poids – toutes organisations confondues – parce que de plus en plus de salarié·e·s comprennent que leur opposition aux politiques d’austérité n’est que faux-semblant. Et les militant·e·s et les sympathisant·e·s ne peuvent que le constater ensemble, solidairement. Ce qui les éloigne de leur propre direction les rapproche des autres militants.
Avec cette compréhension, se pose alors la question de faire revivre concrètement les valeurs et les programmes pour un autre monde que leurs organisations ont abandonnés.
Auparavant, personne ou presque n’écoutait les discours syndicaux convenus au début ou à la fin des manifestations. Aujourd’hui, tout se passe comme si les hommes et femmes qui luttent par eux-mêmes, autour de leurs propres valeurs, avaient de moins en moins envie de se rendre à ces messes déjà dites et cherchaient à les faire vivre à leur échelle.
Ce qui pousse peut-être à des solutions locales, associatives, coopératives et certaines de leurs illusions mais laisse aussi une place pour des porte-parole nationaux de ces sentiments communs. En effet, bien que ces unités de travail et ces grèves soient émiettées, jamais une information sur les grèves n’a circulé autant, du fait des réseaux sociaux.
Par ailleurs, jamais la conscience n’a été aussi grande que ce qui se passe en Grèce, en Espagne – voir même en Turquie ou en Egypte – nous concerne. Lorsque Ben Ali puis Moubarak sont tombés, il y eut un instant en France où, même pour les racistes, l’exemple à suivre était arabe en «dégageant» à leur manière nos propres dirigeants.
S’il y a bien quelque chose qui a été compris par un nombre significatif de travailleurs, c’est que la «crise» est mondiale et liée au système capitaliste. Il n’y a pas de solution nationale, les frontières ne protègent pas. On l’a encore vu en Grèce, où les Grecs dans le référendum aspiraient à bien plus large qu’une éventuelle sortie de l’Europe, en disant tout simplement «non» à l’austérité capitaliste, c’est-à-dire dans toute l’Europe, un message aux peuples d’Europe pour une autre Europe sans austérité et sans capitalistes.
Bien sûr, le réflexe inverse existe aussi. Ça se mesure avec les succès du FN. Mais ce qui est intéressant, si l’on en croit les sondages, c’est que cette idée de sortie de l’Europe séduit de moins en moins les électeurs du FN eux-mêmes.
Et si le poison raciste, xénophobe est toujours bien présent, de la même façon que les frontières entre militants d’organisations s’estompent dans ces luttes, les frontières des préjugés nationaux entre les peuples le font aussi dans l’idée générale que nous sommes tous dans la même situation, que notre avenir est peut-être celui des Grecs et que la situation des Allemands n’est pas si rose que ça.
On voit donc là une base sociale – ainsi que sa dynamique dans les luttes – à la conscience politique de la nécessité d’une union qui passe par-dessus les frontières professionnelles, syndicales politiques et nationales.
Mais les luttes relevées dans la liste (voir Tableau) ne se limitent pas à des combats contre les suppressions de postes, les licenciements ou les fermetures dans le secteur public ou privé.
Des grèves pour des hausses de salaires, embryons de luttes pour un autre partage des richesses
La situation actuelle est marquée dans le privé, encore plus significativement dans le contexte actuel, par des luttes pour des hausses de salaires.
On le constatait au début de l’année où le nombre de ces luttes dépassait l’habitude, mais aussi dans le relevé statistique que je donne, où, malgré l’espacement des NAO, on voit que ces luttes pour les salaires continuent en assez grand nombre.
Une des particularités, comme dans bien des services publics, est qu’un nombre significatif de patrons cèdent au-delà de ce qu’ils ont prévu.
Bien sûr, les gains obtenus dans ces grèves ne sont pas énormes, mais parce que le plus souvent ce qui est demandé ne l’est pas non plus. Et lorsque ça l’est, les salarié·e·s se contentent de moins. Cependant, certaines grèves ont obtenu plus que l’inflation, sans pour autant bien sûr, rattraper tout ce qui a été perdu depuis des années. Le plus souvent, les grévistes obtiennent à peu près l’équivalent de l’inflation et une prime exceptionnelle qui n’est pas grand-chose mais qui fait du bien au moral au moment où on la touche et qui donne un véritable sentiment de gagner, au moins d’inverser la tendance de toutes ces dernières années. Ce qui est important pour la suite: «la grève paye».
C’est d’abord dans les entreprises qui affichent une santé et des bénéfices provocants, qu’on assiste à ces mouvements avec la revendication de la part des grévistes d’un partage, au moins minime, des bénéfices.
Par ailleurs, des conflits salariaux de petites entreprises qui marchent bien ont gêné la production de grands groupes réputés en difficulté. Ainsi, par le flux tendu mais aussi par la volonté des grévistes de s’adresser à ces gros groupes, le conflit des petites entreprises touche aussi les grandes, souvent maisons mères des premières et pourrait, peut-être, aussi les entraîner un jour, tout autant que la grève d’un atelier hier, pouvait entraîner le reste de l’usine: ce que voulaient justement éviter les grands patrons en dispersant leur production.
Mais l’évolution la plus importante est que les conflits qui avaient commencé avec l’ouverture des NAO en deviennent peu à peu indépendants.
D’abord, même limité au cadre institutionnel d’entreprise par entreprise des NAO, une partie des conflits sort de ce cadre soit parce qu’ils sont totalement exceptionnels, soit parce qu’il n’y en avait jamais eu dans l’entreprise ou alors pas depuis très longtemps ou enfin pas de cette ampleur. Ce qui distingue très clairement et très nettement cette année des années précédentes.
Des conflits sur les salaires démarrent en dehors de toutes NAO, ou recommencent après des NAO terminées, poussant parfois les syndicats à aller plus loin, simplement à l’annonce des profits du groupe, de dividendes colossaux, de rachats d’actions, de salaires faramineux attribués aux cadres de direction, de retraites chapeaux spectaculaires, de primes d’accueil dorées, etc. Alors que les «intéressements» distribués aux salariés se rétrécissent d’autant. Cela atteste d’un état d’esprit des salariés, donc plus large que celui des grévistes, disponible à la critique de l’actuelle inégalité de partage des richesses et conscient que l’essentiel est là.
On comprend pourquoi le gouvernement veut rapidement espacer ou supprimer les NAO.
La question salariale est au centre des politiques patronales et gouvernementales dans le monde: faire baisser les salaires, directs ou indirects, réduire les revenus ouvriers est au cœur de leurs préoccupations, le moyen principal actuel de maintenir ou augmenter leurs profits, à la place de le faire par des investissements.
Les conflits sur les salaires contestent ce noyau central du fonctionnement capitaliste. Ils posent donc la question de qui peut s’approprier les richesses produites par le travail.
Il devient plus clair que résoudre cette question signifie un affrontement majeur avec le patronat et les possédants, et pas qu’au niveau national – les Grecs le démontrent. La fermeté des gouvernements et créanciers européens montre qu’il n’y a pas d’autre solution pour résoudre le problème que d’aller jusqu’au bout, exproprier les capitalistes, tout prendre en main. Ce qui explique peut-être aussi la durée courte des conflits. Il y a le chômage, les pressions en tout genre, mais aussi cette conscience.
Car beaucoup comprennent ou sentent qu’ils n’ont pas, pour le moment, les organisations pour aller jusqu’au bout. Bien que, de fait, ces mouvements multiples à la base, en construisent lentement les fondements organisationnels, mais surtout idéologiques. C’est là que s’expérimente la lutte pour des valeurs de gauche, avec des militants de gauche contre la politique de la «gauche».
C’est pourquoi, la majorité des salariés et des grévistes ne veulent pas, pour le moment, rompre avec les directions syndicales, ne s’en sentant pas capables, mais tentent seulement – sans guère d’illusions – de les pousser plus loin. On est donc encore loin d’un tel débordement politique des syndicats par la base et donc de la possibilité de coordinations qui symboliseraient cette rupture. Mais en même temps, les militants de base sont en train de construire autre chose pour pouvoir le faire.
Si c’est sur l’hésitation qu’entraîne cette conscience de l’ampleur de la tâche, que des organisations comme Syriza ou Podemos ont pu se bâtir, ce qui se passe en Grèce est aussi l’illustration qu’on ne peut plus hésiter, qu’il n’y a pas de moyen terme. Et qu’il y a une place pour l’expression de la discussion politique de ce flottement en même temps que pour sa résolution. Et cela d’autant plus que les événements de Grèce, qu’ils aillent dans un sens ou dans un autre, auront des répercussions sur la conscience de ceux qui luttent ici, même dans les plus petits de ces mouvements, et ne peuvent qu’aboutir à une maturation de cette conscience.
Or une particularité de ces conflits sur les salaires – étant donné le besoin urgent de tous de gagner plus – est qu’ils peuvent s’étendre très rapidement.
Ils peuvent fédérer très rapidement et de manière offensive d’autres mécontentements d’autant que s’est construit un terreau social local contestataire prêt à les accueillir. Cela enfin, d’autant plus qu’eux-mêmes sont souvent des nœuds de mouvements portant d’abord sur les salaires, mais aussi souvent sur les conditions de travail, ce qui est l’expression d’un pont entre les travailleurs les plus conscients et ceux qui le sont moins.
Des luttes sur les conditions de travail qui témoignent d’un éveil de larges couches des classes populaires
Bien des luttes sur les salaires s’accompagnent de revendications sur les conditions de travail. Hier, au moment le plus fort des NAO, bien que déjà présentes, la question salariale l’occultait un peu. Aujourd’hui, bien que toujours entremêlées, elles passent souvent devant la question des salaires.
Souvent, les luttes sur les conditions de travail – de cette ampleur – témoignent du passage de la révolte personnelle à la mobilisation collective. Ces revendications qui sont présentes quasi dans tous les conflits, associées à celles pour les salaires ou contre les suppressions de postes, n’attestent pas seulement que les conditions de travail dans les entreprises ou les bureaux se sont profondément dégradées, mais aussi qu’on assiste à un éveil des moins conscients, de la grande masse, et que les plus avancés, les plus conscients, cherchent à les entraîner avec eux. On dirait presque que le lien quasi indissociable entre les luttes pour les salaires et les conditions de travail dans le privé, le lien entre les plus avancés et les moins engagés, mais aussi entre l’explosivité du privé et la conscience sociale du public, indique la maturité de la conscience de la classe ouvrière, qui voit bien qu’il n’y a d’issue que dans une lutte tous ensemble.
Ces grèves sur les conditions de travail dans le privé indiquent à elles seules que quelque chose a changé dans les consciences, d’une part, parce qu’il doit y avoir une infinité de courts débrayages sur le sujet et d’autre part parce qu’il est si difficile de se battre dans ce secteur.
Pour mesurer ce changement, cette politisation, rappelons-nous de la vague de suicides des années 2008-2009 sur les conditions de travail et le harcèlement. Nous en sommes aujourd’hui bien loin même s’il y en a encore, mais pas à ce point. Aujourd’hui, on le voit dans les articles de presse sur ces luttes, les grèves sur les conditions de travail fonctionnent aussi comme l’extériorisation publique et partagée de souffrances personnelles. On ne rejette plus la faute sur soi-même, on ne culpabilise plus, on en désigne ensemble et publiquement le responsable, l’organisation capitaliste du travail. Quel chemin parcouru! Et c’est cette évolution que des militants voulant donner confiance à leur classe pourraient chercher à exprimer.
Par ailleurs, ces grèves sur les conditions de travail, même si elles ne sont peu éloignées de la révolte personnelle, touchent déjà à la politique. Parce qu’en cette période, les deux sont très proches.
Les employés de commerce qui ne cessent de manifester contre le travail du dimanche imposé par la loi Macron le montrent bien.
Et avec la loi Macron, il en va de même de l’ANI, du CICE, du Pacte de Responsabilité, de la loi Rebsamen (sur le «dialogue social» et l’emploi), de celle de Lebranchu (sur la décentralisation), du plan Hirsch, de la réforme des rythmes scolaires ou de celle du collège, toutes ces mesures gouvernementales touchent non seulement à l’emploi et aux salaires, mais aussi à de multiples aspects de la vie quotidienne au travail. Jamais les salarié·e·s n’ont été aussi conscients que les problèmes qu’ils ont dans leur atelier, leur bureau, leur service ou leur entreprise sont des problèmes généraux et qu’ils ne peuvent se résoudre qu’à un niveau général, national, international même. Et par là, les révoltes contre les nouvelles conditions de travail peuvent aussi rapidement prendre un tour très politique.
Toutes ces évolutions et ouvertures sont des raisons de l’invisibilité de ces mouvements en cours. Elles bousculent trop les appareils, leurs agendas et leurs idées reçues car qui pourrait s’en faire les portes paroles, à part les révolutionnaires socialistes, malheureusement absents politiquement même s’ils sont présents physiquement? Qui d’autre pourrait aujourd’hui représenter des valeurs de partage dans ce monde qui s’agenouille unanimement devant le froid calcul égoïste des lois du marché, de ses gouvernants et ses médias, de ses partis même de gauche ou de ses directions syndicales ? On l’a particulièrement vu chez les possédants, leurs politiciens et journalistes appointés, à la violente haine qu’a déclenchée la grève de Radio France en mars-avril 2015, justement parce que le souci du service public de certains de ses animateurs aurait pu servir à cristalliser un mouvement bien plus large et montrer ainsi que le prolétariat est l’avenir de l’humanité .
Ce mouvement de luttes sociales doit tout inventer pour avancer et se politiser
Ainsi, nous avons une situation où la gauche, avec la complicité ouverte ou tacite des confédérations syndicales, et plus ou moins du PCF, mène une politique violemment anti-ouvrière. En même temps, c’est une situation où il y a de nombreuses luttes sociales menées le plus souvent par la base des organisations politiques ou syndicales dont les sommets mènent les attaques ou freinent ces luttes. Mais du fait que les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier font défaut, ce sont des luttes émiettées. Par ailleurs, au vu de la situation mondiale, jamais la conscience n’a été aussi forte que les problèmes sociaux sont des questions politiques planétaires. Mais en même temps, cette conscience s’accompagne de celle de la difficulté de la tâche à accomplir.
En conséquence, ce mouvement de luttes sociales doit tout inventer pour avancer et se politiser, car il lui faut trouver un chemin contre la gauche sans pour autant sombrer dans les bas-côtés de l’extrême droite, un chemin réaliste et immédiat sans pour autant perdre de vue la situation planétaire. Pourtant cette prise de conscience se fait, mais lentement. Et ce qui se passe à l’étranger, en premier lieu aujourd’hui en Grèce, mais aussi bientôt en Espagne, ou en même temps la remontée des luttes en Allemagne ou Belgique, sont autant d’expériences perçues et enregistrées par tous les peuples et tous ceux qui luttent, y compris dans les grèves les plus modestes ici.
De fait, la coordination de ces luttes sociales émiettées, à défaut de l’être immédiatement sur le terrain organisationnel, peut l’être au niveau politique, là où l’attente est la plus forte et en même temps où c’est plus facile pour de petits groupes.
L’extrême gauche française qui ne manque pas de militants et de porte-parole talentueux et reconnus, pourrait être cette coordination politique. En décrivant simplement la situation qui porte ces mouvements comme les particularités de ces mouvements eux-mêmes avec leurs capacités et leurs interrogations, elle les aiderait à prendre conscience de leurs forces et faiblesses, de ce qui pourrait leur faire faire un pas en avant.
En décrivant les problèmes qui se posent à eux, en les accompagnant ainsi, en se fondant dans leurs interrogations, hésitations, tâtonnements, en s’associant publiquement à eux par la discussion publique de leurs problèmes, en s’en faisant l’expression, les porte-parole – non pas avec des solutions toutes faites ou des slogans tous prêts plaqués de l’extérieur – elle pourrait en être entièrement partie prenante, animatrice politique de ces conflits, en montrant que nous sommes avec eux parce que nous sommes comme eux.
Bref, en se faisant les réels porte-parole des demandes, aspirations et questionnements des participants aux luttes, en montrant que leurs interrogations sont les interrogations de tous les peuples qui souffrent et aussi les nôtres, l’extrême gauche serait en quelque sorte pour chaque étape qui vient cette coordination politique marchante de cette vague de luttes et de ce mouvement d’opinion.
Au fond, les succès de Siryza et Podemos viennent de cette capacité à représenter – à un moment donné – cette conscience et ses interrogations mais avec la particularité pour ces «partis», de s’appuyer surtout sur les hésitations populaires à la rupture avec le capitalisme, et de se placer ainsi, à nouveau, en solution miracle, extérieure au mouvement lui-même, en sauveur suprême, bref de représenter cette conscience qui s’interroge, mais en rompant avec elle et en se mettant sous l’influence des puissances du capital.
Mais en montrant comment faire, en montrant sur quoi ils s’appuyaient, ces partis ont aussi montré qu’il y avait une large place aujourd’hui pour la possibilité d’une autre politique, une politique ouvrière révolutionnaire indépendante. Cela nécessite une révolution psychologique au sein de l’extrême gauche. Saura-t-elle mener sa propre révolution interne? (15 juillet 2015)
Très bon article. En tant que responsable syndicat départemental dans la fonction publique, je confirme toute la perception qui est donnée ici. Depuis deux ans, jamais les militants syndicaux qui veulent faire vivre leur syndicat (je ne parle pas de ceux qui veulent rester assis dans leurs permanences sur leurs seuls horaires de décharges ! ) n’ont été aussi occupés. Dans mon département, petite énumération me concernant :
-avril-juin 2014 développement d’un mouvement explosif contre les mesures de cartes scolaires avec parents et élus locaux, qui a remporté plusieurs victoires partielles malgré la non diffusion de l’info nécessaire par le type de permanents évoqué dans la parenthèse ci-dessus.
-rentrée 2014 victoire contre des suppressions de postes annoncées de surveillants par la menace de grève à la rentrée dans un lycée agricole.
-dernier trimestre 2014 organisation, à l’occasion des élections professionnelles, d’une section syndicale de femmes de ménages qui avaient été victime de harcèlement par leurs petits chefs.
-tout au long de l’année, développement d’une lutte, d’abord par infos individuelles, puis par heures syndicales, enfin par rassemblements publics, des Accompagnteurs (surtout -trices ) d’élèves handicapés, les personnels les plus précaires et les plus maltraitées, qui nous a conduit, nous, syndicat départemental de fonctionnaires d’Etat à l’origine, à une quasi négociation salariale qui a produit un gain modeste (en fait un rattrapage …), mais moralement fort, pour certaines d’entre elles.
Et j’en passe.
On remarquera qu’il n’y a aucune grève dans ces actions longues, prenantes et impliquant du monde, et qu’elles sont à l’intersection du public, du privé, avec des personnels précaires, très féminins, sans mobilisation de masse ni visibilité médiatique sauf en une occasion (car la dimension “care” de l’accompagnent des handicapés nous a valu FR3 région et Radio chrétienne de France, RCF, et ce fut un bon coup !). Rien de tout cela n’est comptabilisé comme fait social “officiel” ayant un “sens” politique. Et pourtant …
Maintenant un nouvel élément vient s’ajouter : c’est depuis avril une mobilisation lente mais massive, par en bas, du “gros des troupes” à savoir les profs, contre la “réforme” du collège. Celle-ci cherche la généralisation et la centralisation au niveau national. Elle a les mêmes caractères, ceci dit, que les multiples “micro-mobilisations” qui en forment le substrat.
On pourrait ajouter à cela, au niveau national, la mobilisation en partie victorieuse à l’AP-HP (hopitaux de Paris) et la recherche d’un débouché par des secteurs militants surtout CGT et FO le 9 avril dernier, suivie de la déception que ceci n’ait aucune suite, déception qui nourrit leur réflexion …
Ces derniers points, qui font ou amorcent la jonction avec un développement plus “classique” et plus “national” des luttes, manque à la description très fine de l’article de J. Chassaing. La perte de confiance, bien compréhensible, dans les appareils nationaux, est certaine, mais elle ne signifie pas que les syndicats ne seraient plus perçus comme “à nous”. Au contraire, et le mouvement qui se cherche, en même temps qu’il va vers l’affrontement avec le gouvernement, cherche à les ressouder sur ses bases à lui. La CGT est de très loin l’organisation la plus impactée pour la raison donné dans l’article : c’est là qu’il y a le plus de militants qui cherchent à organiser sur les petites boites et sur les sites, et qui ne sont pas entendus au niveau supérieur des appareils. Il y a en France des dizaines de milliers de tels “organizers” !
La question doit à mon avis prendre une expression politique : il s’agit d’ouvrir les vannes à une affrontement social d’un type nouveau, mais retrouvant les “classiques” de la généralisation et de la centralisation, cela AVANT 2017 sinon Hollande et Valls nous mènent (sciemment) à Sarkozy/Le Pen. Ce qui pose toutes les questions de la politique et de l’organisation politique. Le simple fait de dire: c’est avant 2017 que “ça” doit se produire, ouvre à ces questions.
A cet égard, les militants de “gauche” ou “de gauche de gauche” qui désespèrent sont souvent, un obstacle, un arrière-train qui se prend pour une avant-garde. La cassure entre la sphère des militants purement politiques (ceci englobe tous les courants du PS à l’ultra-gauche, sauf ceux qui ont un ancrage syndical ou, parfois, municipal, qui savent cette réalité dont parle cet article et que j’ai décrite ci-dessus d’après ma propre vie, parce qu’ils en participent, ne serait-ce qu’en pétitionnant pour un poste d’Atsem à l’école maternelle du coin …) et la réalité sociale a à mon avis atteint pour beaucoup un stade irréparable avec le rejet de la vague de grèves des PME bretonnes en octobre-novembre 2013 sous prétexte que c’était des “bonnets rouges” -alors que c’est ce rejet, et ces manoeuvres bureaucratiques comme l’organisation d’une contre-manif délocalisée, etc., qui a largement poussé ce mouvement dans une fausse collusion avec la FNSEA, à ne pas confondre d’ailleurs avec les rencontres et convergences entre salariés des PME et agriculteurs, marins-pécheurs voire tout petits patrons débordés. A ce moment là, les insultes de celui qui, un an avant, avait “incarné” une perspective politique, JL Mélenchon, traitant les prolétaires d’esclaves et de larbins au moment même où ils partaient en grève, a signé la cassure.
Nous avons, en conséquence de ces faits et bien entendu de la politique gouvernementale, une lame de fond qui officiellement n’existe pas, qui est confrontée à la plus grande des questions politiques : comment construire son expression politique ?
C’est à cela que les militants qui ne prennent pas les prolétaires pour des esclaves mêmes quand ils tiennent des propos confus, devraient s’atteler, en commençant, de toute urgence, par se mettre à l’écoute de ce mouvement, car celui-ci est ascendant, et en arrêtant par la même occasion les jérémiades sur la droitisation de la société.