«France relance»: ceci n’est pas un plan

Par Michel Husson

Fondé sur une confiance aveugle dans les « lois du marché », le plan de relance présenté jeudi par le gouvernement n’a pas pris la mesure de la crise que traverse le pays.

Le plan « France relance » semble à première vue équilibré : un tiers pour l’écologie, un tiers pour la compétitivité, un tiers pour la « cohésion » (le social).

Certains critiques disent – en même temps – que le plan est sous-dimensionné et qu’il est mauvais. Cette approche fait penser à la plaisanterie de Woody Allen au début de son film Annie Hall : « La nourriture de ce restaurant est vraiment infâme », s’exclame une dame. Et son amie lui répond : « Oui je sais, et en plus les portions sont si petites ! »

Une crise particulière

On peut penser effectivement que 100 milliards d’euros sur deux ans, incluant des mesures déjà prises, et dont les effets seront différés, c’est trop peu.

Mais l’essentiel est de discuter l’objectif principal de ce plan, qui est de faire rentrer le fleuve dans son lit, autrement dit de revenir au business as usual. C’est sans doute une tâche impossible, parce que le plan ne prend pas pleinement en compte les spécificités inédites de cette crise.

Car il ne s’agit pas d’une récession, mais d’un « blocage de la production », comme le souligne l’économiste Robert Boyer dans les annexes – déjà disponibles en ligne – de son prochain livre (Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, La Découverte).

C’est aussi un arrêt simultané de l’offre et de la demande. Dès lors, les débats sur la relance par l’offre ou la demande passent à côté du problème, qui est celui de la relance du circuit.

Enfin, la crise a frappé de manière inégale les secteurs, les catégories sociales et les régions de l’économie mondiale, de telle sorte que la reprise ne pourrait être qu’inégale et désynchronisée. Or, le plan de relance n’en tient pas compte et se contente de paris assez aléatoires.

Pari sur « l’épargne forcée »…

Le plan donne la priorité aux mesures dites d’offre parce qu’il fait l’hypothèse implicite que la consommation va reprendre spontanément. Mais la constitution d’une « épargne forcée », que la Banque de France évalue à 85 milliards d’euros, ne garantit en rien que cette reprise aura bien lieu.

Il faudrait pour cela que disparaissent les incertitudes économiques et sanitaires. Or, c’est loin d’être acquis. Quand on évoque 800 000 emplois détruits, une hausse des faillites, la multiplication des accords de performance collective pouvant amener à des baisses de revenus et ainsi de suite, un tel climat incite à être très prudent. Sans parler d’une seconde vague dont l’éventualité ne peut être écartée…

Mathieu Plane, économiste à l’OFCE, suggère dans les colonnes d’Alternatives Economiques une baisse de TVA en faveur des secteurs les plus touchés (hôtellerie-restauration, spectacles, etc.). Le retour aux conditions d’usage et aux comportements antérieurs à la crise dépend toutefois d’autres facteurs que les prix. En outre, si une bonne partie des ménages a moins consommé, et donc épargné, il en est d’autres que la crise a plongés dans le dénuement.

Une étude assez fascinante menée aux Etats-Unis à partir de micro-données d’entreprises, croisées avec les statistiques locales, fait apparaître d’importants résultats. Le plus significatif est sans doute que les comportements de consommation ne diffèrent pas selon les mesures locales en matière de confinement. Ce résultat confirme ce qu’un article du New York Times avait mis en lumière, à savoir que les comportements de distanciation étaient apparus avant même la mise en place des mesures officielles de confinement.

Cette même étude pointe plusieurs exemples d’impact différencié de la crise, et en particulier que les ménages aux revenus les plus élevés (le premier quartile) ont réduit leurs dépenses de 17 %, contre 4 % pour les ménages à faibles revenus du dernier quartile.

Il est vraisemblable que la ventilation soit la même en France, ce qui veut dire que le plan table sur la reprise de la consommation des riches, ceux qui ont le plus épargné et qui sont aussi ceux que la crise a le plus épargnés. Mais ce pari risque d’être en grande partie perdu, si cette épargne « forcée » reste à l’état d’épargne.

Dans un éditorial, le journal Le Monde se félicite que le plan « évite de se focaliser sur une stimulation de la consommation, qui a surtout abouti dans le passé à favoriser les importations au détriment du made in France ». Si telle est l’intention du plan, elle est contradictoire. De deux choses l’une en effet : ou bien on table sur la consommation de l’épargne Covid, ou bien on veut l’éviter parce qu’elle serait trop coûteuse en importations.

Cette contradiction souligne le déphasage entre la reprise de l’activité à court terme et la reconstitution d’une offre domestique (relocalisations et réindustrialisation) qui ne pourrait, en tout état de cause, être réalisée du jour au lendemain.

… Sur l’investissement…

Pour les entreprises aussi, le choc a été inégal et on se retrouve dans une situation contradictoire. D’un côté, comme le constate Olivier Passet, directeur de la recherche de Xerfi, « les entreprises ont fait bien mieux que sauvegarder leur liquidité, elles ont engrangé des réserves pour la suite ». D’un autre côté, de nombreuses entreprises de petite taille sont exposées au risque de faillite, et le plan ne prévoit que 3 milliards d’euros pour le renforcement de leurs fonds propres.

Elles ont pu passer le cap, notamment grâce aux PGE (prêts garantis par l’Etat), pour une somme cumulée de 116,6 milliards fin juillet. La Banque de France précise que « les entreprises ayant accumulé de la trésorerie ne sont pas nécessairement celles qui ont le plus recouru à l’endettement durant cette période ». Les prêts garantis devront être remboursés au printemps prochain et, comme le souligne Mathieu Plane, « la question de leur capacité à affronter le mur de la dette qui arrive se pose ».

S’il suffisait de baisser les cotisations ou les impôts des entreprises, cela se saurait. Rien ne garantit que la baisse des fameux impôts de production suffira à stimuler l’investissement (pas plus que le CICE ou le CIR auparavant). Il faudrait que les perspectives de débouchés soient suffisamment incitatives, que la priorité ne soit pas donnée au désendettement ou… aux actionnaires.

En outre, se pose un double problème de ciblage : sectoriel tout d’abord, car la finance et les industries extractives seront les grandes gagnantes de cette mesure, ce qui est contradictoire avec son orientation écologique, et aberrant quand on sait que la finance se porte bien en ce moment. Problème de ciblage géographique ensuite : ce sont les régions Ile-de-France et Auvergne-Rhône-Alpes, déjà les plus dynamiques économiquement en France, qui vont le plus en bénéficier.

Rien ne nous prémunit donc vraiment contre une « spirale anémique par laquelle le faible investissement réduirait progressivement les capacités de production, ce qui pèserait sur l’emploi et les revenus et donc sur la consommation, laquelle à son tour découragerait l’investissement, etc. ». C’est en tout cas ce scénario qui inquiète Agnès Bénassy-Quéré, chef économiste de la Direction générale du Trésor.

… Et sur l’Europe

Sur les 100 milliards d’euros du plan, 40 seront pris en charge par l’Europe. Mais pas automatiquement. Deux conditions au moins doivent être réunies. La première (il faut 30 % de « verdissement » de l’économie) ne devrait pas poser problème, la seconde va en revanche soulever quelques difficultés.

Certes, le « semestre européen » a été rangé au magasin des accessoires, mais les plans nationaux devront toujours être assortis des fameuses « réformes structurelles ». Est-ce pour cette raison que le gouvernement s’obstine à remettre au programme une réforme des retraites ? Celle-ci sera-t-elle le prix à payer pour l’octroi des prêts européens ? Plus largement, les « partenaires » européens accepteront-ils facilement de cofinancer les efforts de compétitivité de leur concurrent ? Autant de questions qui restent en suspens.

L’emploi entre parenthèses

« J’espère que le plan de relance en 2021 créera 160 000 emplois. C’est notre objectif », a déclaré Jean Castex sur RTL, le 3 septembre. Son autre objectif est que la France retrouve dès la fin de 2022 le niveau de richesse atteint avant la pandémie. Bref, croissance nulle entre mars 2020 et décembre 2022. On évalue par ailleurs à 800 000 le nombre de destructions d’emplois d’ici à la fin de 2020. Ces chiffres éparpillés conduisent donc à un pronostic très sombre quant à la situation sur le marché du travail.

Le plan se borne à compter sur la reprise de l’activité et donc de l’emploi, qu’il entend accompagner par des actions de formation et des primes à l’embauche qui représentent la moitié de son volet « cohésion ». Mais ce sont là autant de mesures déjà utilisées (et sans doute déjà budgétées) sans que leur efficacité ait jamais été vérifiée de manière convaincante. Changer l’ordre des individus dans la « file d’attente » ne suffit pas à créer des emplois.

Une information du Canard enchaîné du 26 août donne une idée assez évocatrice de la conception qu’a le gouvernement de ce qu’est un emploi utile. A Jean-Michel Blanquer qui demandait à Bercy l’embauche de 3 000 enseignants supplémentaires, le Président et son Premier ministre auraient répondu que : « C’est le genre de créations d’emplois qui vont aggraver le déficit et qui ne servent pas à redresser le pays. » Que l’anecdote soit avérée ou non, la réticence du gouvernement à relancer l’emploi public est manifeste et, là encore, les leçons de la crise ne sont pas tirées.

Les limites de la « confiance »

Le plan ne tient pas compte du fait que l’emploi n’a pas été frappé de manière homogène et qu’il a donc subi des distorsions durables. Cela signifie que la question ne sera pas seulement le volume d’emploi total, mais aussi les réallocations sectorielles nécessaires.

Croit-on par exemple que le transport aérien va redémarrer comme avant ? Et, de manière générale, peut-on imaginer qu’une véritable transition énergétique ne nécessite pas une profonde restructuration de l’emploi ? Il faut en tout cas beaucoup de confiance à l’éditorialiste du Monde pour écrire : « Il faudra que la formation professionnelle, réformée au début du quinquennat, montre sa capacité à accompagner les salariés face à la transformation de notre économie. C’est à ce prix que se gagnera la confiance nécessaire pour que les entreprises, les salariés, les collectivités locales et les ménages jouent le jeu d’une relance qui doit profiter à tous ». Comme s’il s’agissait de « confiance » et de « jouer le jeu ».

Dans ces conditions, on pourrait imaginer accompagner cette restructuration par des créations ex nihilo d’emplois publics ou assimilés et une réduction du temps de travail qui permettrait d’éviter les licenciements et créerait un contexte favorable aux réallocations. En Allemagne, le syndicat IG Metall suggère par exemple d’instaurer une semaine de quatre jours. Mais le plan tourne le dos à ces pistes.

Les oubliés de la crise

Le pari sur la libération de l’épargne « forcée » fait aussi l’impasse sur tous ceux qui sont passés à travers les mailles du filet des mesures déjà prises. Les indépendants, par exemple, ne peuvent plus prétendre aux aides de l’Etat depuis le mois de juillet, et leur syndicat demande que cette aide soit prolongée jusqu’en décembre 2020.

De manière générale, tout le monde a remarqué que seulement 800 millions d’euros étaient prévus par le plan en faveur des plus démunis. Il aurait été pourtant judicieux de « profiter » de la crise pour augmenter le Smic (en hommage aux travailleurs « essentiels ») ainsi que les minima sociaux (avec évidemment le risque d’une mesure pérenne). Noam Leandri et Louis Maurin de l’Observatoire des inégalités avaient évalué à 7 milliards d’euros ce que coûterait l’éradication de la grande pauvreté. Elargir le RSA aux jeunes de moins de 25 ans, comme le suggère Tom Chevalier, chercheur au CNRS, aurait été opportun pour la période à venir.

Symétriquement, le plan n’envisage pas « de faire contribuer les gagnants de la crise à la relance », constatent l’économiste David Cayla et le politiste Thomas Guénolé. Mais s’agit-il vraiment d’un « écueil grave du plan gouvernemental » ? On pourrait plutôt considérer qu’il s’agit d’un trait caractéristique de ce plan : il ne prévoit à peu près rien pour parer au creusement des inégalités que la crise va engendrer.

Un plan impuissant

Fondamentalement, le gouvernement n’a pas compris que les objectifs de réorientation de l’économie ne sauraient être atteints par les seuls mécanismes de marché. C’est pourtant Emmanuel Macron qui affirmait en mars dernier : « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. »

Prenons l’exemple de la réindustrialisation et des relocalisations. Selon le ministre de la Relance Bruno Le Maire : « Délocaliser notre industrie a été une faute majeure. » Mais à qui la faute ? Dans une économie mondialisée, les délocalisations vers des zones à bas salaires sont parfaitement rationnelles, et elles ont été en partie un facteur de compétitivité des grands groupes français. Qu’est-ce qui, dans le plan de relance, peut réellement inciter ceux-ci à rapatrier leurs sources d’approvisionnement ? La montagne accouche d’ailleurs d’une souris : en cumulant les lignes relocalisation et décarbonation, on n’arrive qu’à 2,5 milliards d’euros, comme le souligne l’économiste Gabriel Colletis, dans un entretien à Alternatives Economiques.

Qu’est-ce qui garantit que certains de ces grands groupes, par exemple PSA, ne sont pas déjà en train de planifier le redéploiement de leurs sous-traitants vers des pays moins-disants ? L’obstination à faire passer des traités de libre-échange, comme le Ceta, est-elle vraiment en phase avec la volonté affichée de relocaliser les activités ? Là encore, on ne peut que constater l’absence totale de toute conditionnalité, de toute contrepartie aux aides publiques. Les grands groupes planifient, mais l’Etat ne le fait pas.

Enfin, le plan de relance fait l’impasse sur les disruptions engendrées par la crise. Il est donc incapable d’anticiper sur la trajectoire à suivre. Le minimum aurait été d’instaurer une véritable conditionnalité, voire sous le contrôle (rêvons un peu) des organisations syndicales. La crise du coronavirus a en quelque sorte révélé toutes les limites du modèle économique néolibéral et fait apparaître la nécessité d’une bifurcation. Or, toutes les transformations nécessaires supposent une dose de planification permettant de tordre les fameuses lois du marché pour faire prévaloir les grandes orientations que se donne la société.

Manifestement, ce ne sera pas la feuille de route du nouveau haut-commissaire au Plan François Bayrou. (Article publié dans Alternatives économiques, le 7 septembre 2020)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*