Flexibilité du travail, arnaque néo-libérale (I)

Pierre Gattaz… «70% des patrons ont peur d'embaucher». Et de licencier?
Pierre Gattaz… «70% des patrons ont peur d’embaucher».
Et de licencier?

Par Michel Husson

Il existe un catéchisme néo-libéral des «réformes» et ses commandements sont les suivants:

«• le coût du travail, tu dévalueras
• le salaire minimum, tu réduiras
• le marché du travail, tu flexibiliseras
• les indemnités de chômage, tu abaisseras
• les retraites, tu diminueras
• les dépenses de santé, tu raboteras»

En France, ce catéchisme est appliqué avec beaucoup de foi par le gouvernement socialiste. Le CICE (crédit impôt compétitivité et emploi: prononcer «sic»), le pacte de responsabilité (avec le patronat) représentent 40 milliards d’euros: voilà pour le «coût du travail». Il y a eu une réforme des retraites, une nouvelle loi pour la santé. Il y a un projet pour rendre dégressive et moins «généreuse» l’indemnisation du chômage. Quant au salaire minimum, on n’a pas réussi à changer ses règles d’indexation, alors on les applique, mais sans «coup de pouce». Restait donc le marché du travail.

Il y a un dénominateur commun à toutes ces réformes», et c’est le suivant: les employeurs ne devraient payer leurs salariés que quand ceux-ci travaillent effectivement pour eux. Les chômeurs, les malades, les accidentés du travail, les vacanciers, les retraités, les allocataires, etc. ne produisent pas pour leurs employeurs et représentent autant de faux frais qui nuisent à la compétitivité et faussent le libre jeu du marché. Bien sûr, il s’agit d’un idéal hors d’atteinte, mais c’est vers lui qu’il faut tendre en réduisant, autant que faire se peut, le «coût du travail», les «charges» et autres «prélèvements obligatoires». Cette logique peut aller très loin dans les détails et s’accompagner des pires mesquineries, quand il s’agit par exemple de retirer le temps d’habillage du décompte du temps de travail ou de baisser le nombre de jours d’absence pour le décès d’un enfant.

Bien sûr, il faut détourner l’attention des véritables objectifs de ce catéchisme, et c’est pourquoi il prend très vite la forme d’une novlangue à la Orwell où ce qui est dit est le contraire de ce qui est fait. Toutes ces baisses (du salaire, des pensions, des prestations diverses) n’auraient en effet qu’un seul but, ô combien vertueux: créer des emplois. De ce point de vue, le projet de «loi travail» franchit un nouveau pas, un peu risqué quand même, car il devrait sauter aux yeux de chacun que «dire que c’est en facilitant les licenciements qu’on peut lutter contre le chômage est ahurissant» [1]. Mais c’est compter sans la théorie économique installée, qui prétend transformer les dogmes néo-libéraux en vérités objectives, incontestables, et qui s’impose à tous. Sur chacun de ses articles de foi, on peut pourtant montrer que les études sur lesquelles s’appuie la démonstration sont fragiles et biaisées. On s’en tiendra ici à celles qui sont mobilisées pour légitimer la loi El Khomri.

Petite économie politique des réformes structurelles

L’un des principaux arguments des défenseurs du projet El Khomri est que les employeurs auraient «peur d’embaucher» parce qu’il serait ensuite trop difficile ou coûteux de licencier, et qu’ils auraient donc à payer des salariés dont ils n’auraient plus besoin. Il y a longtemps qu’une armée d’économistes (bien payés) est mobilisée pour la défense et l’illustration du principe selon lequel les rigidités du marché du travail sont défavorables à l’emploi. Ils utilisent les indicateurs de «protection de l’emploi» (EPL: employment protection legislation) calculés par l’OCDE. Cette dénomination même est biaisée au départ: la protection de l’emploi serait par nature néfaste, de même d’ailleurs qu’une indemnisation trop «généreuse» du chômage qui, comme chacun sait, encourage l’oisiveté.

Il est pourtant facile de montrer que cette théorie ne tient pas la route. Le graphique 1 suffit à le montrer: il n’existe aucune liaison entre la rigidité du marché du travail ainsi mesurée et la variation du taux d’emploi (la proportion de la population en âge de travailler qui occupe un emploi) entre 2007 et 2014. Des pays supposés «rigides» comme la France ou la Belgique ont des résultats analogues à ceux de pays très «flexibles» comme la Nouvelle-Zélande, les Etats-Unis ou le Canada. En sens inverse, des pays dont le degré de «rigidité» est comparable peuvent avoir de bonnes performances (Pologne, Allemagne) ou de très mauvaises (Espagne, Grèce). Le coefficient de corrélation (R2=0,009) est très faible, ce qui veut dire, en langage courant, qu’on obtiendrait le même genre de graphique par tirage au sort.

 

Graphique 1. Performances d’emploi et «rigidité» du marché du travail

EUROFLX1

Source: OCDE

 

En 2004, l’OCDE dressait d’ailleurs un bilan très mesuré de sa «stratégie pour l’emploi» édictée en 1994: «l’effet net de la législation protectrice de l’emploi sur le chômage est par conséquent ambigu (…) les nombreuses évaluations auxquelles cette question a donné lieu conduisent à des résultats mitigés, parfois contradictoires et dont la robustesse n’est pas toujours assurée» [2].

Depuis, de nombreuses études ont régulièrement remis en cause cette théorie de la rigidité. Citons en trois: la première [3] conteste «la plupart des résultats empiriques» de travaux récents du FMI, ainsi que «les recommandations qui en découlent». La deuxième [4] ne trouve pas de «confirmation convaincante de l’argument selon lequel la législation protectrice de l’emploi serait un facteur de chômage» et suggère que «les tentatives de lutter contre le chômage par la déréglementation pourraient être futiles». Enfin, une troisième étude [5] montre paradoxalement que la seule dimension du marché du travail à intervenir de manière significative est le degré de coordination des négociations salariales. Les emplois seraient d’autant mieux préservés que les négociations sont coordonnées au niveau interprofessionnel ou de branche, ce qui va évidemment à l’encontre du projet néo-libéral consistant à les faire descendre au niveau de l’entreprise, voire de l’établissement.

Il existe aussi une longue litanie d’études cherchant à établir que la baisse du «coût du travail» favoriserait la création d’emplois, particulièrement aux bas niveaux de qualification, mais leurs résultats sont tout aussi fragiles [6]. Mais, de toute manière, les «réformes structurelles» du marché du travail ne prétendent créer des emplois que pour la forme, parce que leur objectif réel est de dévaloriser la force de travail, en généralisant les contrats de travail moins «protégés». Les néo-libéraux ne contestent pas la montée de la précarité (qu’ils déplorent) mais – comme au judo – retournent le constat pour en tirer argument. Ils invoquent la théorie dite des insiders/outsiders, que l’OCDE résumait ainsi: «Les gouvernements se sont efforcés de protéger les travailleurs qui ont un emploi par des réglementations qui rendent compliqué et coûteux le licenciement d’un salarié titulaire d’un contrat à durée indéterminée (…) les entreprises y ont réagi en partie en utilisant les contrats à durée déterminée afin de faciliter leurs ajustements aux chocs et aux changements structurels. Il en résulte un dualisme entre, d’une part, les titulaires d’un CDI, et, d’autre part, certaines catégories de salariés restant durablement dans des emplois précaires et les chômeurs» [7].

On voit tout le cynisme du raisonnement: les protections dont disposent les insiders sont la cause du dualisme et de la précarité. Par conséquent, pour des raisons de pure justice sociale, il faut baisser ces protections pour aller vers un contrat de travail unique, évidemment au rabais. Cela revient donc à valider les dispositifs mis en place destinés à contourner les protections, comme si la fraude pouvait légitimer la déréglementation. Comme le dit Emmanuel Dockès (qui coordonne par ailleurs un groupe de juristes travaillant à une réécriture progressiste du Code du travail): «on est en train de faire des mesures qui ne servent finalement qu’à des voyous» [8]. Et, à défaut de la «réforme complète» (le contrat unique) qui risquerait de déclencher des résistances sociales trop fortes, l’OCDE préconisait exactement ce que la loi El Khomri voudrait aujourd’hui mettre en œuvre: élargissement de la définition du licenciement économique, simplification des procédures de licenciement et allégement des obligations de reclassement imposées aux entreprises. La boucle est bouclée.

Le bluff statistique

La France serait le seul pays au monde à ne pas faire les «réformes» qui auraient partout prouvé leur efficacité. Ce procédé est utilisé depuis longtemps, jusqu’à l’absurde, le sommet ayant été atteint en 1996 par Jacques Chirac, déclarant qu’il «faisait sien» le «modèle singapourien», comme si les succès de cette plaque tournante de la finance et des exportations chinoises pouvaient inspirer la politique d’un pays comme la France. Il y a eu le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Suède, au gré des conjonctures et des modes journalistiques. Souvent, le modèle déçoit: ainsi la fameuse flexisécurité n’a pas empêché qu’avec la crise, le taux de chômage a plus que doublé au Danemark.

Ces exercices de comparaison sont la plupart du temps approximatifs et partiels: ils ne regardent que quelques paramètres, sans hésiter à établir des corrélations hasardeuses, et ne tiennent pas compte de l’ensemble des conditions économiques et sociales. Par exemple, le taux de chômage peut baisser en raison de régressions sociales (temps partiel, précarisation) ou de phénomènes d’exclusion (sorties du marché du travail, émigration): un emploi ne vaut pas toujours un emploi. Un travail sérieux et exigeant suppose au contraire une approche multidimensionnelle, croisant les déterminations économiques et l’impact des politiques publiques. Mais il est évidemment plus facile de faire un rapprochement trompeur, mais frappant [9].

Un «modèle» espagnol?

Dans leur tribune au Monde [10], les économistes partisans de la loi El Khomri n’hésitent pas à faire référence à l’Espagne qui, «ayant adopté une loi similaire en 2012 (…) a connu un surcroît de 300 000 embauches en CDI dès l’année suivante». Ce chiffre est une invention: selon Eurostat, 178’600 emplois ont été détruits en Espagne au cours de l’année 2013 ; 77 600 emplois précaires (CDD et intérim) ont été créés, tandis que 256 200 CDI disparaissaient. Voilà pour le seul exemple concret donné dans la tribune. Nos experts, si prompts à reprocher aux critiques de la loi de ne pas l’avoir lue, et à dénoncer le biais idéologique de ceux qui ne publient pas dans les revues scientifiques, se montrent ainsi incapables de lire les tableaux d’Eurostat.

Mais la falsification va encore plus loin, car pourquoi s’arrêter à la seule année 2013 ? Les effets d’une mesure sont mieux évalués sur la durée et on s’aperçoit alors, comme le suggère dans un tweet Mathieu Plane de l’OFCE, que la part des emplois précaires recommence à augmenter en Espagne, justement à partir de 2013 (graphique 2).

 

Graphique 2. Part de l’emploi précaire en Espagne et en Italie

EUROFLX2

Lissage sur 4 trimestres. Source: Eurostat

 

Comment peut-on avoir l’indécence de donner l’Espagne en exemple quand l’emploi y est encore inférieur de 2,6 millions par rapport à 2008 [11] ? Comment ne pas voir que la reprise récente de l’emploi est aussi le résultat de relocalisations de production motivées par la baisse des salaires en Espagne ou dans le sud de l’Italie, notamment dans le secteur automobile (graphique 3), et cela au détriment de l’emploi dans d’autres pays?

On retrouve ici l’argument majeur contre la compétitivité, élégamment formulé il y a deux siècles par Sismondi (1773-1842), un économiste suisse trop sous-estimé: «Il vient enfin une époque où le monde civilisé tout entier ne forme plus qu’un seul marché, et où l’on ne peut plus acquérir dans une nouvelle nation de nouveaux chalands. La demande du marché universel est alors une quantité précise que se disputent les diverses nations industrieuses. Si l’une fournit davantage, c’est au détriment de l’autre. La vente totale ne peut être augmentée que par les progrès de l’aisance universelle, ou parce que les commodités autrefois réservées aux riches sont mises à la portée des pauvres» [12].

 

Graphique 3. Production automobile nationale 2008-2015

EUROFLX3

Source: Xerfi [13]

 

Il est vrai que le taux de chômage a nettement reculé entre 2013 et 2016, passant de 26,1 % à 20,4 % en 2015. Mais il était de 11,3 % en 2008: la route est encore longue. Le nombre de chômeurs a donc baissé de 1,5 million entre 2013 et 2015. Mais, dans le même temps, les effectifs employés n’ont augmenté que de 1,1 million, ce qui est a priori étonnant.

Evidemment, si on ne regarde que le taux de chômage, on passe à côté de cette bizarrerie, et, du coup, on oublie toute une série de processus sociaux. Comment en effet expliquer cette configuration? En grande partie, par une baisse de la population active de 435 000 personnes, qui ont renoncé à chercher un emploi (graphique 4). D’autres ont émigré: entre 2010 et la mi-2015, le solde migratoire net est de 577 000 personnes (graphique 5).

 

Graphique 4. Population active. Espagne 2002-2015

EUROFLX4

Source: INE (Institut National de Statistique)

 

Graphique 5.  Solde migratoire. Espagne 2008-2015

EUROFLX5

Source: INE

 

Le choc de la crise laisse aussi sa marque sur un autre indicateur dont on pourrait penser qu’il n’a rien à voir: le nombre de naissances. Entre 1980 et 2000, il baissait régulièrement, avec le taux de fécondité (graphique 6) mais, à partir du début des années 2000, la période de prospérité et d’euphorie conduit à une nette remontée des naissances. Puis, l’irruption de la crise provoque un nouveau retournement à la baisse très marqué. Tout cela mériterait des analyses plus fines, mais ces quelques notations suffisent à montrer qu’on est très loin du slogan: «regardez l’Espagne».

 

Graphique 6. Fécondité et naissances en Espagne 1980-2014

EUROFLX6

Source: INE

 

Un «modèle» italien?

«En Italie, je le dis aux jeunes Français, les choses ont fonctionné: 764’000 contrats signés en CDI», déclarait le 8 mars dernier Matteo Renzi, le promoteur du “Jobs Act”, entré en vigueur à la fin de 2014. Ces chiffres s’inscrivent dans une longue série de manipulations statistiques du ministère du travail [14]. En effet, si l’on retourne vers les dernières données d’Eurostat, on apprend que 256 000 emplois ont été créés durant les trois premiers trimestres de 2015, mais seulement 30 000 en CDI. Comme en Espagne, la part des emplois précaires est repartie à la hausse en Italie (voir à nouveau le graphique 1 ci-dessus). Et une étude de la Banque d’Italie montre que l’emploi a repris grâce aux incitations, et non pas au Jobs Act [15].

Soyons sérieux: la crise a détruit plus de 8 millions d’emplois dans la zone euro entre 2008 et 2013. Depuis, les créations d’emploi ont repris de manière très inégale, mais il manque encore 4 millions pour retrouver le niveau de 2008. Et l’Italie et l’Espagne ne font pas mieux que la France, dont les institutions ont au moins permis d’amortir la chute de l’emploi (graphique 7). Cela n’empêchera pas les néo-libéraux de braquer leur loupe sur la période récente pour déclarer: l’Espagne et l’Italie, qui ont fait des réformes, ont créé beaucoup plus d’emplois qu’en France!

 

Graphique 7. L’emploi de 2008 à 2015: Espagne, France, Italie

EUROFLX7

Source: Eurostat. Base 100 au 1er trimestre 2008.

 

(La seconde partie de cet article est publiée sur ce site, ce même jour, le 14 mars 2016)

 

Notes

[1] Pour reprendre la formule de l’avocate Maude Beckers dans un intéressant entretien à Bastamag, le 9 mars 2016.

[2] OCDE, Perspectives de l’emploi, 2004.

[3] Mariya Aleksynska «Deregulating labour markets: How robust is the analysis of recent IMF working papers?», ILO, 2014.

[4] Sabina Avdagic, «Does DeregulationWork? Reassessing the Unemployment Effects of Employment Protection», British Journal of Industrial Relations, vol.53, n°1, March 2015.

[5] Sabina Avdagic et Paola Salardi «Tenuous link: labour market institutions and unemployment», Socio-Economic Review, vol.11, n°4, October 2013.

[6] voir Michel Husson, Créer des emplois en baissant les salaires ?, Les éditions du Croquant, 2015. Pour un résumé, voir: «Coût du travail et emploi : une histoire de chiffres», Communication au quatrième congrès de l’AFEP, Paris, 2-4 juillet 2014.

[7] OCDE, Etude économique France, 2007.

[8] le 5 mars dernier, dans un débat sur France Inter avec Anne Eydoux et Augustin Landier, à écouter ici.

[9] Pour un exemple de décryptage, voir: «L’économie selon François Lenglet», A l’Encontre, 18 décembre 2014.

[10] Collectif d’économistes (de Aghion à Zylberberg), «Cette réforme est une avancée pour les plus fragiles» Le Monde, 5 mars 2016.

[11] Romaric Godin, «Espagne : les dessous du “miracle” de l’emploi ?», La Tribune, 1er février 2016.

[12] Jean Charles Léonard Simonde dit Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, 1819.

[13] Alexandre Mirlicourtois, «L’Italie et l’Espagne à l’assaut du marché français», Xerfi Canal, 18 février 2016.

[14] Marta Fana, «Jobs Act : les mensonges du ministre du Travail Italien», Libération, 11 janvier 2016,. Pour une étude approfondie, voir: Marta Fana, Dario Guarascio, Valeria Cirillo, «Labour market reforms in Italy: evaluating the effects of the Jobs Act», ISIGrowth, December 2015.

[15] Ferdinando Giugliano, «Studio Bankitalia: il lavoro riparte per gli incentivi e non per il Jobs Act», La Repubblica, 19 febbraio 2016.

[16]  «Pierre Cahuc en défense de la loi Khomri», France Culture, 7 mars 2016.

[17] Philippe d’Autume et Pierre Cahuc, «La réduction de la durée du travail, faut-il y croire?», Revue d’Économie Politique, vol.108 (1), 1998.

 

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