Etat espagnol. Une justice progressiste est-elle possible dans le régime de 1978?

Par Albert Noguera

Andrés Bódalo, Alfon, les Jordis, les titiriteros [1], le gouvernement légitime catalan, les activistes militant pour le droit à l’avortement de Mallorque, les professeurs, maires, pompiers et conseillers communaux poursuivis pour rébellion, etc. Dans toutes ces affaires, en dépit de l’inculpation du parquet dépendant du gouvernement du PP, la composante politique de celles-ci permettra aux juges de les interpréter comme une expression politique légitime, méritant un traitement d’ensemble, inclusif, permettant de les différencier d’un acte pénal et de considérer que le sujet, dans le contexte de la résistance sociale, n’a pas pour finalité de commettre un délit en vue d’un bénéfice propre mais, bien au contraire, l’intention de changer une situation d’injustice.

Toutefois, rien de cela ne se passe. Les juges traitent et résolvent toutes ces affaires, dans le meilleur des cas, comme s’il s’agissait d’un simple acte criminel supplémentaire et même, dans plusieurs d’entre eux, ils forcent l’argumentation permettant l’emprisonnement et/ou la condamnation.

Cela fait plus d’une année que les jeunes d’Alsasua [2] sont en prison préventive et font face à des peines de prison disproportionnées. Des lois adoptées dans des Communautés autonomes comme celles contre les expulsions de logement en Andalousie, pour l’accès universel à la santé au Pays valencien ou encore, entre autres, contre la «pauvreté énergétique» [garantissant un accès à l’électricité et au chauffage aux ménages pauvres] et contre le fracking en Catalogne dont les recours en inconstitutionnalité porté par le gouvernement du PP, la Cour suprême (Tribunal Constitutcional, TC) pourraient être rejetées sur la base du principe de la garantie du contenu des droits fondamentaux, entre bien d’autres. Rien de cela non plus ne se passe et le TC annule ces lois. Qu’arrive-t-il à la justice espagnole?

On dit que l’Etat de droit est un modèle au sein duquel les juges se prononcent de manière passive sur les cas, appliquant d’une manière neutre les normes. Cela n’est pas vrai. Dans toute procédure judiciaire, le juge dispose d’un rôle actif, le facteur déterminant de la décision résidant en ce qu’il considère comme correct selon les faits. Les normes légales sont une justification postérieure d’une décision fondée sur des considérations non légales, mais de signification. Toute sentence est le fruit d’une interprétation idéologique des faits par le juge.

Cet exercice d’interprétation idéologique des faits peut être médié par certaines garanties ou par une régression. Un ensemble de garanties agit comme une méthode d’interprétation allant en direction d’un élargissement des droits pour les citoyens au détriment du pouvoir. En revanche, il y a régression dès lors qu’il y a restriction des droits des citoyens en faveur des pouvoirs politiques et économiques.

Dès la décennie 1990, dans de nombreux pays européens, les juges «garantistes» sont devenus la dernière ligne de défense des droits pour beaucoup. La dérive néolibérale de l’Union européenne et des partis conservateurs et sociaux-démocrates dans les parlements ont eu pour effet que les espaces politiques ne sont plus producteurs de politiques égalitaires et n’agissent pas comme représentants des majorités. Il en découle, en pratique et dans la conscience collective de ces pays, que l’espace propre à rendre effectif la démocratie et les droits ne réside plus dans les parlements par l’obtention de lois pour se déplacer vers les tribunaux qui, par diverses sentences, protègent les droits face à la loi, opérant ainsi une réorientation des fonctions entre le législateur et le judiciaire qui a conduit les juges, bien qu’ils ne soient pas directement élus, à devoir assumer la fonction représentative des citoyens, assurée historiquement par le législateur.

En Espagne, cette réorientation des fonctions ne s’est pas réalisée. A l’exception de quelques rares occasions, la dérive antisociale et autoritaire des partis du bloc des articles 135 [priorité du remboursement des dettes sur toute autre considération, avec effet sur les budgets des régions et des communes] et 155 [en réalité état d’exception en allant bien au-delà de ce que prévoit cet article] n’a pas été contrecarrée par les juges. Au contraire, elle a été ratifiée par ces derniers. La méthode d’interprétation judiciaire majoritaire ne repose pas sur la défense de certaines garanties mais bien sur une régression des droits. La législation contre la majoritaire s’accompagne de la répression judiciaire contre ceux et celles qui tentent de la combattre. Pourquoi cela?

La cause de cette dérive réside dans la sainte trinité de la justice espagnole: gouvernement, juges et constitution. Ou, ce qui revient au même, sur la conjugaison de trois éléments qui se nourrissent les uns les autres: l’absence d’indépendance des hautes cours, l’idéologie conservatrice ultranationaliste d’un grand nombre de juges et l’idéologie de la constitution de 1978 [ce que certains ont appelé un «fondamentalisme constitutionnel» intéressé à la défense stricte de la lettre, contre l’esprit]. Je ne vais pas m’arrêter sur l’absence d’indépendance des hautes cours. Dans un rapport publié la semaine dernière sur la justice espagnole [3 janvier 2018], le Conseil de l’Europe a dénoncé l’intervention politique dans la nomination et la désignation de responsables judiciaires. Je n’aborderai pas non plus la question de l’idéologie conservatrice ultranationaliste des juges. Pour ne mentionner qu’un seul exemple, le juge de l’Audience nationale qui a envoyé en prison préventive sans caution les titiriteros pour apologie du terrorisme était inspecteur de police sous le franquisme et juge du Tribunal de l’ordre public de la dictature [3].

Cela dit, tous les juges ne sont pas de droite. Les quelques études réalisées en Espagne depuis les années 1980 démontrent que le profil idéologique de la magistrature est parallèle à celui de la population. Selon ces recherches, il devrait y avoir des juges progressistes en proportion identique au nombre de citoyens de gauche. A l’exception d’un petit nombre de cas, cependant, cette situation ne se traduit pas par un activisme judiciaire «garantiste». Qu’est-ce qui explique cela?

L’explication se trouve dans le troisième élément de la sainte trinité: l’idéologie de la constitution de 1978. A différence du modèle anglo-saxon qui prend en compte le fait que les juges ont une idéologie, le positivisme dominant de notre système a pour résultat que la question de l’idéologie des juges est un thème tabou. Il en découle que de nombreux juges s’imaginent que l’on attend d’eux d’être des entités dépourvues d’idéologie et dont le rôle consiste à être une simple «bouche» de la loi, faisant de celle-ci la leur, au moment de rendre une décision, l’idéologie de la constitution. En dépit du fait que cette dernière mentionne le pluralisme politique comme valeur supérieure, la constitution, comme toute, possède une «idéologie». Une constitution n’est pas seulement un texte juridique, elle ne fait pas qu’établir des institutions, des procédures juridiques et des normes, une constitution diffuse également une vision déterminée de l’Etat ou de la «nation», de l’économie, des relations envers les minorités, de la redistribution du pouvoir, etc. avec prétention de conformer un projet politico-idéologique cohérent et systématique qui, une fois qu’il est repris à leur compte par les juges au moment de rendre une décision, prédétermine les codes axiologiques d’énonciation sur la base desquels sont abordés ou appréhendés les faits d’un cas et sur la manière de le résoudre. Il convient donc de se demander: quelle est l’idéologie de la constitution de 1978?

Il existe, sur ce point, une discussion entre constitutionnalistes de gauche. Certains affirment que la constitution est progressiste mais le problème est que les politiciens et les juges conservateurs ne l’appliquent pas, forçant une interprétation conservatrice contre-nature de cette dernière, ce qui fait que la Constitution de 1978 est finalement un texte inactivé. Je crains fortement qu’ils confondent désir et réalité. Est-il possible de croire que soit progressiste un texte rédigé au cours d’un processus constituant [4] sous l’hégémonie du secteur réformiste du franquisme [représenté par le parti UCD – Union du centre démocratique – du président du gouvernement, Adolfo Suárez, président du gouvernement de juillet 1976 au 7 février 1981] et sous la surveillance des «pouvoirs de fait» du vieux régime? Ou, si l’on prend compte du fait que les partis qui ont rédigé la constitution sont toujours aux commandes aujourd’hui, peut-on croire que les mêmes qui ont rédigé le texte constitution l’interprètent contre eux-mêmes depuis 40 ans? Rien n’est plus actif dans cet Etat que la constitution. C’est précisément pour cette raison que l’on assiste à ce qui se passe.

Albert Noguera

L’idéologie de la constitution de 1978, tout comme, sur de nombreux aspects, celle de la législation actuelle qui la développe, est régressive et conservatrice. Lorsque le texte constitutionnel récompense et protège la liberté d’entreprise dans le cadre de l’économie de marché au-dessus des droits sociaux, il s’agit bien d’une idéologie conservatrice et de régression. Lorsque le texte fixe l’existence d’une seule nation indissoluble et qui est établi des mécanismes d’ordre divers, allant jusqu’à l’intervention militaire, visant à réprimer tout exercice démocratique et pacifique de la souveraineté des peuples qui forment l’Etat, il s’agit d’une idéologie conservatrice et de régression. Ou encore, lorsqu’il est établi le paiement de la dette comme priorité absolue, au-dessus de la garantie des droits, il s’agit aussi d’une idéologie conservatrice et de régression. Dans le cadre d’un modèle de tradition positiviste, non anglo-saxon, où les juges sont convaincus qu’au moment de résoudre un cas ils ne peuvent inventer du droit, mais qu’ils doivent au contraire assumer et appliquer l’idéologie de la constitution en tant que seule réponse correcte, un texte conservateur et régressif empêche l’exercice d’une justice progressiste.

Cette sainte trinité de la justice espagnole fait que l’Espagne a bien plus à voir avec un Etat autoritaire qu’avec un Etat démocratique. La conclusion est donc la suivante, et elle est claire: sans un dépassement du régime de 1978, c’est-à-dire de ses rapports de pouvoirs, de ses acteurs et de cette constitution, nous ne bénéficierons jamais d’une justice fondée sur la garantie des droits ni d’une démocratie (Albert Noguera est professeur de droit constitutionnel à l’Université de Valence. Cet article a été publié le 10 janvier 2018 sur le site du quotidien en ligne eldiario.es; traduction A L’Encontre)

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[1] Andrés Bódalo est un syndicaliste du SAT (syndicat andalou des travailleurs) ainsi que conseiller municipal de la liste Jaén en Común. Il a été condamné en 2016 à 3 ans et demi de prison sur l’accusation d’avoir agressé physiquement un élu du PSOE lors d’une protestation en 2012.

Alfon (Alfonso Fernández Ortega) a été arrêté le 14 novembre 2012 alors qu’il sortait de chez lui le jour de la «grève générale» convoquée par les syndicats espagnols contre l’austérité. La police l’accuse d’avoir dissimulé dans son sac un explosif artisanal. Membre d’un groupe antifasciste (bukanegros, actif notamment dans les «virages» de stade de football) du quartier populaire Vallecas de Madrid, je jeune homme a fait 56 jours de prison avant d’être condamné à quatre ans de prison par l’Audience provinciale de Madrid en janvier 2015. Les faits sont contestés et son arrestation a suscité une intense mobilisation politico-sociale ainsi que des appels jusqu’au la Cour des droits de l’homme de Strasbourg.

Les Jordis sont respectivement Jordi Cuixart et Jordi Sànchez, le premier élu président d’Òmnium Cultural en décembre 2015 alors que le second a été président de l’Assemblée nationale catalane (ANC). Accusés de sédition, ils sont en prison depuis octobre 2017.

Les «titiriteros» fait référence à deux marionnettistes (Raúl García et Alfonso Lázaro) condamnés pour avoir représenté un spectacle, le 5 février 2016 à Madrid lors du carnaval, devant un public d’enfants. Les deux marionnettistes ont été poursuivis pour apologie du terrorisme en raison de la présence dans le déroulement du spectacle d’une pancarte sur laquelle était inscrite «Gora Alka-ETA». Le spectacle contenait d’autres scènes jugées «offensantes». Il est ironique que le spectacle visait précisément à mettre en scène l’utilisation de l’accusation de terrorisme pour faire taire les protestations… (réd. A L’Encontre).

[2] Alsasua est une localité du Pays basque. L’auteur fait référence à la mise en prison préventive de sept jeunes pour avoir agressé physiquement deux gardes civils et leurs compagnes dans un bar de ce village le 15 octobre 2016. Depuis novembre de cette même année, ces jeunes sont en prison préventive et font face à des peines allant jusqu’à 62 ans de prison en raison de la qualification de l’acte comme relevant du terrorisme. (réd. A L’Encontre)

[3] Créé en 1963 et dissout en 1977, le Tribunal de l’ordre public (TOP) reprenait certaines fonctions du tribunal de répression du communisme et de la franc-maçonnerie et en charge des délits contre les forces armées. Chargé de la répression de la contestation sociale, c’est devant cette instance – formée dans le sillage de la campagne internationale contre la condamnation à mort du communiste Julián Grimau (fusillé le 20 avril 1963) – qu’ont eu lieu plusieurs procès contre des syndicalistes des Commissions ouvrières (CC.OO), dont celui de décembre 1973 dit procès 1001. L’Audience nationale est l’organisme judiciaire qui a pris la suite du TOP. (réd. A L’Encontre)

[4] La constitution a été adoptée en référendum le 6 décembre 1978. Elle a été élaborée par le premier parlement issu des premières élections depuis février 1936 qui se sont tenues le 15 juin 1977. Le Parti communiste espagnol (PCE) n’a été légalisé – après des négociations secrètes et contre l’option de certains «réformistes» franquistes qui envisageaient un espace politique restreint – que le 9 avril de la même année et de nombreuses formations de la gauche radicale étaient encore illégales. A la différence de l’une des revendications centrales de l’opposition antifranquiste, il n’y a pas eu à proprement parler d’assemblée constituante, l’élaboration de la constitution reposant sur une commission (intégrant toutes les formations politiques parlementaires, y compris le PCE et le PSUC-PC de Catalogne) puis une discussion au sein du nouveau parlement. Au-delà de la constitution elle-même, c’est toute l’histoire de ladite «transition de la dictature à la démocratie», vue comme exemplaire et un modèle pour les sorties de dictatures en Amérique latine, qui devrait être faite. Inutile de rappeler que cette histoire et ce qui est désormais appelé le «régime de 1978» est l’un des points chauds des débats politiques espagnols depuis au moins 2011. (réd. A L’Encontre)

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