Entretien avec Marco Morel
L’assassinat le 7 juillet du président de Haïti, Jovenel Moïse, a mis en lumière le statut de «terre de nulle part» et « de territoire d’une pauvreté extrême» qui est attribué par les grands médias des «pays démocratiques» au premier morceau de territoire à avoir aboli l’esclavage sur le continent «américain».
C’est dans la perspective de cette «revanche historique» que l’historien Marco Morel – auteur de A Revolução do Haiti e o Brasil escravista – O que não deve ser dito (La révolution haïtienne et le Brésil esclavagiste. Ce qu’il ne faut pas dire), décembre 2017, Paco Editorial – analyse la situation actuelle en Haïti et sa relation avec le Brésil, en les replaçant dans leurs contextes historiques. L’entretien a été conduit par Gabriel Brito de la rédaction du site brésilien Correio da Cidadania. (Réd.)
Correio da Cidadania: Que se passe-t-il en Haïti? Qu’est-ce qui a conduit à l’assassinat du président Jovenel Moïse, un homme de droite jusqu’à récemment aligné sur les intérêts étrangers dominants dans le pays?
Marco Morel: Bien que la situation soit encore floue, en détaillant les circonstances, il ne fait aucun doute que l’impérialisme transnational a une fois de plus mis le pied à l’étrier en Haïti, par le biais de son principal bras guerrier et politique, les Etats-Unis. Les autorités locales pointent du doigt la responsabilité des Etats-Unis et vice-versa. Il est probable que les deux ont raison et qu’il y a eu une collusion d’intérêts sectoriels face à l’incurie tragique de Jovenel Moïse, qui était un homme d’affaires prospère exportant des bananes et n’ayant aucune expérience préalable de l’activité politique.
Il est important de rappeler que le territoire haïtien a été littéralement occupé par les Etats-Unis par le biais des marines pendant deux décennies, entre 1914 et 1934, avec l’objectif, non dissimulé par le président Woodrow Wilson (président 1913-1921), de protéger les intérêts économiques nord-américains. Ce sont des problèmes structurels de la société.
Correio da Cidadania: Quelle est l’ampleur de la crise de la société haïtienne?
Marco Morel: En Haïti, il y a une très grave crise multiforme. Politique, sociale et économique. L’Etat national a perdu le monopole de l’utilisation de la violence légitime et le résultat est que la violence s’est répandue. La capitale Port-au-Prince est dominée par des gangs rivaux et la pratique de l’enlèvement de personnes et de la demande de rançon est devenue récurrente dans le pays. Les viols collectifs se produisent, hors de tout contrôle.
Le Parlement devait être renouvelé en janvier 2020. Mais les élections n’ont pas été tenues. La famine et l’augmentation du prix des produits de base sont terribles. Et une telle situation confirme l’inefficacité des organisations internationales et des occupations internationales comme la MINUSTAH (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti qui a perduré de 2004 à octobre 2017), dont le véritable objectif est de maintenir l’ordre et non de pacifier.
Correio da Cidadania: La MINUSTAH, soit dit en passant, a bénéficié d’une participation importante des chefs militaires bolsonaristes, qui, dans certains cas, essaient même de soustraire à toute critique leurs actions dans ce pays.
Marco Morel: Exactement. Le général Carlos Alberto dos Santos Cruz a dirigé la mission des Nations unies en Haïti de janvier 2007 à avril 2009. Il a occupé le secrétariat du gouvernement de Bolsonaro, après quoi il s’est opposé au gouvernement. Le général Floriano Peixoto Vieira Neto, commandant de la mission entre avril 2009 et avril 2010, est également devenu secrétaire général de la présidence au début de l’administration actuelle. Le général Edson Leal Pujol, qui a dirigé la MINUSTAH entre 2013 et 2014, a été commandant de l’armée brésilienne de 2019 à février 2021. Tarcísio Gomes de Freitas, ministre des Infrastructures, a servi de 2005 à 2006 en Haïti en tant que chef de la section technique de la compagnie d’ingénierie de la Force brésilienne de maintien de la paix. Le général Otávio Rêgo Barros, ancien porte-parole du gouvernement Bolsonaro, a été commandant du 1er bataillon d’infanterie de la Force de paix. Fernando Azevedo e Silva, ancien ministre de la Défense, a occupé de 2004 à 2005 le poste de chef des opérations du contingent brésilien en Haïti. Et même le général Luís Eduardo Ramos, actuel ministre en chef du Secrétariat général de la présidence de la République [depuis le 21 juillet 2021], a servi de 2011 à 2012 dans les troupes brésiliennes en Haïti.
Sans oublier, bien sûr, le général Augusto Heleno, actuel chef du Cabinet de sécurité intérieure (GSI) et bras droit (peut-on dire!) du président de la République, qui fut le premier commandant de la MINUSTAH en 2004. Il est fortement soupçonné d’être responsable d’un massacre dans le quartier pauvre de Cité Soleil, à Port-au-Prince, en 2005: l’opération «Poing fort», avec 300 soldats, a envahi cette collectivité et a fait environ 70 morts, dont des femmes et des enfants, après avoir tiré 22’000 coups de feu. Le fait est que le gouvernement de Lula, après avoir reçu des accusations, a retiré le général Heleno d’Haïti.
On constate que la présence militaire en Haïti a servi en quelque sorte de laboratoire pour la politique génocidaire du gouvernement Bolsonaro, notamment l’intervention fédérale à Rio de Janeiro en 2018, commandée par le général Braga Netto, actuel ministre de la Défense. Ce dernier n’était pas en Haïti, mais est allé directement au siège de l’opération, agissant en tant qu’attaché militaire aux Etats-Unis en 2013-14.
Il ne faut pas oublier que le président haïtien légitimement élu Jean-Bertrand Aristide a été déposé en 2004 par l’armée des Etats-Unis avec le soutien des gouvernements français et brésilien, entre autres. Il s’agit de contrôler les populations pauvres et noires dans une situation de misère croissante, en Haïti et ici, au Brésil.
Correio da Cidadania: Haïti a une histoire particulière et peu connue, qui se distingue dans les Amériques. Comment faites-vous le lien entre le passé et le présent du pays?
Marco Morel: Haïti a été le premier pays à proclamer l’abolition de l’esclavage et le deuxième à proclamer son indépendance, dans les Amériques. Au début du XIXe siècle, le penseur français l’Abbé Grégoire [1750-1831, il a revendiqué à l’Assemblée constituante l’abolition des privilèges, de l’esclavage et le suffrage universel masculin] soulignait qu’Haïti était comme un phare qui brillait dans les Antilles, apportant l’espoir aux opprimés et faisant rugir de haine les oppresseurs. La révolution haïtienne a mis en évidence la capacité de lutte des travailleurs asservis et leur capacité à transformer la société, en détruisant l’esclavage et le colonialisme.
Haïti a toujours été le théâtre de violentes disputes entre les puissances et, après son indépendance, elle est devenue un terrain vague en raison de l’action de la France et d’autres pays européens. Peu à peu, les Etats-Unis se sont imposés comme le nouveau dirigeant. L’indépendance haïtienne victorieuse a d’abord vaincu toutes les puissances européennes et celle des Etats-Unis sur le plan politique et militaire. Mais ces pays ont progressivement repris le contrôle de l’économie et ont exercé une sorte de terrible vengeance.
Il y a une forte rupture avec le passé historique et la mémoire dans la perception internationale. Normalement, Haïti est présenté aujourd’hui comme le pays le plus pauvre des Amériques. Et c’est tout. La dissimulation de la révolution haïtienne est symptomatique et c’est l’un des ingrédients de l’oppression. Bien qu’une grande partie de la population haïtienne, les majorités opprimées, sache qui était Jean-Jacques Dessalines, l’homme esclave qui a proclamé l’indépendance en 1804 et qui est également devenu la figure la plus populaire du vaudou. Le passé historique est en reconstruction permanente et en tension avec le présent.
Correio da Cidadania: En fin de compte, le niveau d’interventionnisme dans le pays, compte tenu de son passé pionnier anti-impérialiste, n’est-il pas une représentation cruelle et réelle d’un certain racisme et suprémacisme blanc, légués par le colonialisme et l’esclavage qui sont à la base de ces idéologies discriminatoires? Ne parlons-nous pas d’un pays puni par des bourgeoisies héritées de cette étape historique qui se montrent tout simplement incapables de traiter de l’autodétermination des peuples non blancs?
Marco Morel: Oui, c’est une bonne clé de lecture pour comprendre ce qui se passe dans la société haïtienne aujourd’hui, au-delà des stéréotypes de la pauvreté et de la violence. La révolution haïtienne a apporté, dans un premier temps, une dose de libération politique, économique et sociale. Mais même ces réalisations partielles devaient être détruites par le colonialisme et l’impérialisme. Et, il est bon de le dire, avec des alliances entre les nouvelles élites locales issues de l’Indépendance et le colonialisme. La Révolution elle-même, avec sa dimension clairement libératrice, portait déjà le germe de son autodestruction, qui se réaliserait dans une alliance entre dominateurs nationaux et internationaux; maintenant la majorité de la population est opprimée par l’exploitation de sa force de travail et la concentration des terres, même si elle n’est plus esclave.
Bien que Cuba et Haïti se soient présentés comme deux îles rebelles des Caraïbes, il existe des différences dans ce processus. Ce qui s’est passé en Haïti après l’indépendance relevait d’un anti-blocus. Le nouvel Etat-nation a eu du mal à se structurer de manière souveraine, malgré la détermination d’une partie de ses dirigeants et de la population, car l’isolement alors imposé à Haïti a engendré une course effrénée des puissances européennes et des Etats-Unis à un commerce prédateur et non réglementé. Sans tarifs douaniers, pratiquant des prix abusifs, dans un pillage imposé par la force. C’est pourquoi la situation actuelle est héritière de la violence post- et contre-révolutionnaire, basée sur le racisme, sur la suprématie blanche, c’est-à-dire sur la notion de considérer comme inacceptable l’autonomie souveraine et populaire de la population noire et mulâtre en tant que protagonistes de leur propre histoire.
Haïti et Cuba ont été (et sont) les protagonistes d’un exemple frappant de résistance aux modèles capitalistes et de suprématie blanche, malgré les nombreuses spécificités et dissemblances de leurs trajectoires historiques respectives. Cela explique le traitement qu’ils reçoivent actuellement, y compris de la part des médias grand public.
Correio da Cidadania: Dans ce sens, nous avons vu ce type de tension se manifester ici dans le cas récent de l’incendie de la statue du bandeirante (les aventuriers qui dès le XVIIe siècle pénètrent le Brésil à la recherche de richesses minières et pour réduire des populations amérindiennes à l’esclavage) Borba Gato à São Paulo (la couronne, au début du XVIIIe, le nomma à la superintendance générale des Mines et mis sur pied deux énormes fazendas, nommées Borba et Gato).
Marco Morel: Tout d’abord, ma solidarité totale et sans restriction au camarade Paulo Galo, l’un de ceux qui sont toujours en prison [suite à cette «attaque» contre la statue de Borba Gato], et à tous ceux qui ont participé ou soutenu de quelque manière que ce soit «l’attaque» du monument. Il s’agit de prisonniers politiques dans ce Brésil bolsonariste effrayant et malade dans lequel nous vivons.
Les médias grand public n’ont pas été indignés lorsque les statues des dirigeants «soviétiques» ont été détruites avec beaucoup plus de violence. Au contraire, de tels actes étaient considérés comme un geste de liberté et de civilisation… Ce n’est donc pas la défense de l’intégrité des œuvres d’art qui est en jeu, ici.
Ce qui m’afflige le plus dans cet épisode, c’est que la statue de Borba Gato continue intacte et avec ses structures fermes. Des hommes d’affaires de São Paulo ont déjà proposé de financer sa restauration, qui ne sera pas compliquée. C’est une métaphore brute de l’histoire du Brésil. Colonie, Indépendance, Empire, Républiques et la domination se métamorphose, mais ne s’éteint pas dans ses traits généraux. Elle sort presque indemne des offensives dont elle fait l’objet. C’est pourquoi la bourgeoisie hypocrite est touchée par les attaques contre les monuments, mais soutient ou est indifférente aux attaques quotidiennes de l’Etat contre la population pauvre au Brésil. Elle pleure la mémoire de ceux qui ont réduit les Indiens et les Noirs en esclavage, mais pas celle des peuples amérindiens et des afro-descendants qui sont massacrés dans notre vie quotidienne. Combien de milliers de Noirs et d’indigènes ont été décapités par des personnages comme Borba Gato!
Il est nécessaire non seulement de détruire toute la symbolique de ces monuments, mais aussi d’aller de l’avant et de créer de nouveaux symboles de référence. Cela vaut pour le passé, le présent et l’avenir de la société. Apprenons à connaître et à ne pas oublier la révolution haïtienne. (Entretien paru sur le site de Correio da Cidadania, le 10 août 2021; traduction du brésilien par la rédaction de A l’Encontre)
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