Un fléau meurtrier aux Philippines

Par Earvin Charles Cabalquinto et Maria Tanyag

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le premier cas de Covid-19 a été confirmé aux Philippines le 20 janvier 2020. Plus d’un an plus tard, on dénombre plus de 800 000 cas confirmés, environ 13 800 décès et une poussée de 5000 nouveaux cas en une journée. Environ 41% du nombre total de cas confirmés proviennent de la région de la capitale nationale (RCN), où se trouve Manille.

Le bilan de la guerre à la drogue de Rodrigo Duterte [son mandat commence en fin juin 2016] depuis juillet 2016 varie d’une estimation prudente de 8663 personnes selon le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, à peut-être trois fois plus selon les déclarations de la Commission philippine des droits de l’homme. Le bilan officiel de l’Agence philippine de lutte contre la drogue (PDEA), l’agence chargée de mettre en œuvre la guerre à la drogue de Duterte, est de 6011 décès de juillet 2016 à décembre 2020.

Il est alarmant de constater que la réponse à la pandémie nationale est même mise au service de la guerre de la drogue. Les exécutions extrajudiciaires enregistrent une augmentation de 50% entre avril et juillet 2020. Les décès liés au Covid-19 et les exécutions extrajudiciaires liées à la guerre contre la drogue ont été présentés par le gouvernement Duterte comme déconnectés ou en dehors de toute la gamme et des déclinaisons de répression dont dispose l’État.

Continuité de la violence

Pourtant, avant la pandémie, les Philippins étaient déjà préparés et vaccinés contre les pertes massives de vies humaines et les violations des droits de l’homme, précisément en raison du militarisme qui a été la logique de la sécurité sous le règne de Duterte. Nous devons comprendre la vie quotidienne aux Philippines comme faisant partie d’un continuum de violence, depuis le premier jour où Duterte a lancé sa guerre contre la drogue jusqu’à la réponse militarisée actuelle à la crise sanitaire. Les Philippines souffraient déjà d’une «peste meurtrière» qui faisait paradoxalement de la mort une réalité à la fois abstraite et viscérale pour de nombreux Philippins, avant même l’apparition de la maladie.

Il est donc important que nous expliquions constamment comment la tragédie et les pertes massives de vies sont des résultats routiniers et logiques sous Duterte et pourquoi ce gouvernement doit être tenu responsable de la peste meurtrière dont il est l’auteur. Les Philippins doivent continuer d’exiger un meilleur leadership, une meilleure réponse aux crises et une meilleure gestion, malgré l’emprise persistante du président, de ses porte-parole et des membres de son régime. Les prochaines élections nationales de mai 2022 ont suscité des discussions sur l’importance du leadership parmi des secteurs spécifiques mobilisés par la question «pangulo» ou «pang-gulo» («président» ou «nuisible»)? Au plus haut niveau du pouvoir, les Philippines disposent-elles de quelqu’un qui dirige ou de quelqu’un qui, par égoïsme, fait obstacle au redressement et alimente les divisions?

La guerre à la drogue et les limites de la sécurité militarisée

La méthode par défaut de Duterte a été d’utiliser l’armée et la police à chaque crise. Cependant, cette approche génère ses propres crises, car le prisme tronqué du militarisme ne permet pas d’aborder les causes profondes et les conséquences multidimensionnelles de la plupart des problèmes de sécurité mondiale auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.

Sur la base des meilleures données scientifiques disponibles et de ce que le Covid-19 démontre au niveau mondial, les dirigeants des États doivent être en mesure de faire face à un paysage sécuritaire radicalement différent, où l’intensité et la fréquence accrues des événements extrêmes menaceront tous les domaines de la vie humaine et des écosystèmes. Ce qui est indéniable, c’est que les dirigeants échouent de manière désastreuse dans la gestion des crises – que ce soit dans le contexte des conflits armés, des catastrophes et du changement climatique, ou des pandémies sanitaires – lorsqu’ils n’intègrent pas un éventail de perspectives et d’expertises.

L’approche de Duterte, axée sur l’armée et la police, dans tous les processus décisionnels nationaux, est source d’exclusion. Il a cherché à faire passer les Philippins, en particulier les agents de santé de première ligne qui expriment leur mécontentement, pour des «ennemis» qui ne font que se plaindre. Il ne peut qu’interpréter les opinions divergentes comme une menace existentielle pour son pouvoir, parce qu’il élargit la militarisation des crises. Les Philippines ont donc un dirigeant qui ferme les espaces de délibération et de participation civiques à un moment où ils sont le plus nécessaires.

La guerre contre la drogue a progressivement créé les fondements institutionnels et rhétoriques qui permettent d’autres formes de violence: l’utilisation de la loi antiterroriste de 2020 et de la «marque rouge» [mise sur liste noire d’individus ou d’organisations critiques ou qui ne soutiennent pas l’administration] pour faire taire l’opposition; l’aggravation des souffrances des communautés déplacées à l’intérieur du pays alors que les ressources sont détournées des crises oubliées de Marawi [capitale de la province de Lanao del Sur, Bangsamoro] et Tacloban [capitale et ville la plus peuplée de la région des Visayas orientales]; la violence permanente et les atteintes au développement contre les peuples indigènes et les activistes environnementaux. La guerre de Duterte contre la drogue a été présentée comme correspondant à des étapes d’un génocide.

Mort et désinformation dues à l’«infodémie»

La pandémie est également médiatisée par un climat omniprésent de désinformation aux Philippines. La combinaison mortelle du militarisme et de la désinformation a permis de fragmenter et d’éliminer l’opposition politique et, plus généralement, d’accroître la répression étatique. Au cours des dernières années, la démocratie philippine a été constamment menacée et sapée par la production ainsi que la diffusion rapides et accrues de la mal-information et de la désinformation. Une étude a montré comment des contenus insidieux, partisans et choisis sont produits et diffusés par des «architectes de la désinformation en réseau», notamment des influenceurs, des célébrités en ligne, des équipes de politiciens du système et des sociétés de marketing. Ces acteurs ont utilisé Internet comme une arme pour soutenir et appuyer les opérations de l’administration Duterte dans la conception et la mise en œuvre d’un programme politique et militariste.

L’un des résultats évidents de l’utilisation comme arme des plateformes de médias sociaux est la réduction au silence de la dissidence. Des trolls rémunérés, des armées de robots et toute une série de sites de fausses nouvelles gérés par des partisans de Duterte ont ciblé et harcelé des personnes et des institutions. Par exemple, en 2018, Maria Ressa, la directrice générale de Rappler [site d’information], a été la cible d’un «trolling patriotique» parrainé par l’État, de commentaires misogynes et de discours haineux. Parallèlement, le gouvernement philippin a tenté de révoquer la licence de Rappler en 2018. Notamment en 2020, les législateurs philippins ont rejeté le renouvellement de la franchise d’ABS-CBN, une société de radiodiffusion philippine également critique à l’égard de la gouvernance de Duterte.

Les fausses informations et la désinformation ont également un impact sur la vie des Philippins ordinaires dans des contextes nationaux et transnationaux. Un rapport montre que les Philippins passent en moyenne 4 heures et 15 minutes par jour sur différents canaux de médias sociaux. Ces plateformes en ligne ont également été utilisées pour maintenir les liens entre les travailleurs philippins expatriés (OFW) et leurs familles. Pour les dix millions de Philippins répartis dans le monde, les médias sociaux et les applications mobiles sont devenus des outils précieux pour rester en contact avec leur pays. Cependant, ces canaux servent de sites clés pour la production et la diffusion de fausses informations. Par exemple, une étude sur les élections philippines de 2019 montre comment les OFW sont ciblés par des communautés en ligne qui diffusent des infox et des contenus manipulateurs.

Plus récemment, une «infodémie» [mélange d’informations à la fois exactes et inexactes] est apparue conjointement à la pandémie de Covid-19. La diffusion de canulars et de théories du complot ayant trait au Covid-19 combinée à des attaques contre la crédibilité de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) victimise à nouveau tous ceux qui sont morts dans la pandémie et les familles qu’ils ont laissées derrière eux. Dans un environnement numérique embrouillé par les mensonges et les inexactitudes, les gens ont accès à des récits qui ne font que valider leurs propres croyances préexistantes et confirmer des expériences qui reflètent leur environnement immédiat ou restreint. Il est donc d’autant plus facile pour ceux qui occupent des positions de pouvoir et de privilège de se détacher (et de rester déconnectés) des dures réalités auxquelles des millions de Philippins sont confrontés.

L’utilisation des technologies numériques en temps de crise peut susciter une ambivalence accrue chez les Philippins. D’un côté, une plus grande connectivité en ligne permet de maintenir des liens intimes au niveau transnational. Cependant, c’est cette même connectivité qui peut être utilisée pour déformer la compréhension du bien-être social, des droits de l’homme et de l’avenir personnel et familial à travers le prisme de la peur. Tout comme la pandémie, la désinformation généralisée tue lentement mais efficacement la confiance mutuelle et la participation civique dans la société philippine. Elle y parvient en érodant l’accès des Philippins à des informations fiables et leur droit à s’épanouir dans des espaces démocratiques. De manière cruciale, la désinformation empêche les Philippins de voir les inégalités structurelles, la marginalisation et l’exploitation qui nous concernent tous. Il n’y a pas une seule personne ou un «remède miracle» qui puisse, comme par magie, vaincre «en six mois» [allusion aux six mois proclamés en 2016 par Duterte pour «gagner la guerre à la drogue»] ce que les systèmes politiques et économiques philippins ont construit pendant des décennies. Il faudra du soin, une action collective et une responsabilité mutuelle.

Arrêter les meurtres; arrêter l’homme fort

Les crises peuvent être l’occasion de réparer les torts causés par le gouvernement actuel et de réparer ce qui reste de bon. Les décès et les meurtres sont peut-être banals aujourd’hui, mais ils ne doivent pas être acceptables: ni maintenant ni à l’avenir. Il est nécessaire de développer des antidotes qui puissent reconquérir, sécuriser et protéger la démocratie. Alors que la pandémie de Covid-19 fusionne avec le fléau meurtrier de Duterte, les Philippins sont confrontés à des leçons claires qui peuvent être mises à profit lors des prochaines élections de 2022.

• Premièrement, il n’y a pas de voie vers une reprise «rapide» et il faut une gouvernance et un leadership inclusifs pour parvenir à une reconstruction durable et «à l’épreuve des crises». À l’avenir, les Philippins pourraient se montrer plus sceptiques et méfiants à l’égard des dirigeants qui promettent de tout faire sans exiger un partage des responsabilités et sans reconnaître les diverses compétences de la population philippine. Dans le monde entier, nous assistons également à des manifestations dirigées par des jeunes – à la fois de loin, comme aux États-Unis, et de près, dans les pays voisins, la Thaïlande et le Myanmar – contre la violence policière et militaire, ainsi que contre des styles et des systèmes dépassés d’autorité militarisée. Si leur domination peut sembler inéluctable à l’heure actuelle, les jeunes prennent l’initiative d’envoyer un message clair: le mythe de l’«homme fort» n’existe plus.

• Deuxièmement, les meurtres ont été indirectement favorisés par la fragmentation politique et la division sociétale accélérées par les technologies numériques. Ce qui s’est avéré le plus efficace pour étouffer l’action collective, c’est l’encadrement des engagements politiques en termes de loyauté de «camp» – nous contre eux / DDS (Davao Death Squad, Davao City capitale de facto de l’île de Mindanao) contre Dilawan (soutien de l’administration Aquino) – plutôt que sous l’identité unificatrice du «peuple philippin». Le fait que Duterte ait réussi à satisfaire le désir populiste initial d’un «leader fort» est le résultat des échecs précédents en matière de réponse aux crises sous le gouvernement Aquino. Plutôt que de considérer que Duterte et Aquino s’opposent, nous devons voir la continuité violente entre ces deux modèles de leadership différents.

• Troisièmement, l’ascension et la résilience du pouvoir de Duterte sont liées au fait qu’il a su tirer parti du sexisme, de la misogynie, des préjugés de classe et de région sous-jacents dans la société philippine. Il est clair que la misogynie de Duterte ne prête pas à rire. Les blagues sur les viols ne sont ni drôles ni inoffensives. Ses discours font partie de la violence sociétale et la nourrissent. Enfin, le chemin pour mettre fin aux meurtres sera long et difficile, mais nécessaire. Les défis à relever en matière de gouvernance seront plus complexes et plus difficiles. Une étape indispensable dans cette direction est la reconnaissance et la guérison du chagrin collectif à l’échelle transnationale. C’est alors que pourra commencer la tâche de recentrer les énergies vers la construction de nouveaux leaders et de nouveaux programmes politiques. (Article publié sur le site New Mandala en date du 27 mars 2021; traduction rédaction de A l’Encontre)

Earvin Charles Cabalquinto est maître de conférences en communication à la School of Communication and Creative Arts de l’université Deakin. Son livre intitulé (Im)mobile Homes: Family at a distance in the age of mobile media est à paraître dans la série «Mobile Communication» d’Oxford University Press.

Dr Maria Tanyag est chargée de recherche (maître de conférences) au département des relations internationales de la Coral Bell School of Asia Pacific Affairs de l’Australian National University.

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