Chine: dans l’empire de la faim

Par Philippe Grangereau

S’il est un déni de l’histoire, c’est bien celui-là. S’appuyant sur des documents d’archives secrets, l’historien Yang Jisheng raconte dans Stèles ce que fut la grande famine chinoise de 1958-1962, inégalée dans le monde par son ampleur, bouleversante par ses actes d’anthropophagie, et hautement criminelle car les campagnes ont été délibérément affamées par Mao Zedong. «Si nous laissons tous les paysans manger à leur faim, […] nous ne pourrons pas nous industrialiser, nous devrons réduire l’armée et ne pourrons bâtir une défense nationale», explique à l’époque un haut responsable du Parti. Cette politique machiavélique conduira la Chine directement en enfer.

«Catastrophes naturelles»

«Quelque 36 millions de personnes sont mortes de faim», estime Yang Jisheng en projetant toute la dimension du carnage : «La grande famine a été de loin plus meurtrière que la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci a fait entre 40 et 50 millions de victimes en Europe, en Asie et en Afrique, sur une période de sept à huit ans, alors que les 36 millions de morts de la famine chinoise ont péri sur une période de trois à quatre ans – la plupart des morts étant concentrés sur une période de six mois.» La grande famine reste aujourd’hui un tabou en Chine, où l’on parle officiellement, sans donner de bilan, de «trois années de catastrophes naturelles», afin de ne pas écorner l’image de Mao, qui sert toujours de légitimité au pouvoir en place.

Pour ne pas contourner l’interdit, Yang a publié Stèles (en 2010) à Hongkong – où la liberté de parole a été préservée malgré la rétrocession à la Chine, en 1997, de l’ancienne colonie britannique. Cet ouvrage, le premier sur ce sujet écrit par un Chinois, est proscrit en Chine continentale. Une version pirate circule toutefois clandestinement sur Internet. Ce livre est une révélation pour les Chinois, à qui on enseigne dans les écoles une histoire biaisée ou carrément apocryphe. Les manuels scolaires du secondaire escamotent l’affaire derrière des euphémismes. L’un d’eux évoque sans plus s’étendre «les difficultés économiques les plus graves qu’ait connues le pays», attribuables à des «erreurs de gauche». En réalité, écrit Yang, «pour arracher la nourriture de la bouche des paysans, toutes sortes d’atrocités sont commises, à grande échelle» – tandis que la Chine augmente ses exportations de viande et de produits agricoles. Yang Jisheng codirige aujourd’hui Yanhuang Chunqiu, une petite revue d’histoire à peine tolérée. Son bureau modeste se trouve dans un quartier de l’ouest de Pékin, les invendus s’empilent le long des murs.

Fils de paysan, il avait 17 ans en 1958. «J’étais pensionnaire à l’école cantonale, à une dizaine de kilomètres de mon village. On était nourri par l’Etat, et on s’en sortait à peu près bien.» Un de ses camarades l’informe que son père est en mauvaise santé, le jeune homme se précipite au village. «Les gens se nourrissaient avec des racines glanées dans les collines, mais mon père n’avait plus la force de marcher. Il buvait de l’eau salée pour se nourrir et, quand il m’a vu, il s’est mis en colère : « Retourne immédiatement à l’école ! Ici, tu mourras de faim ! » Je lui ai laissé trois jours de rations de riz et je suis reparti.»

Quelques jours plus tard, un autre ami l’alerte encore. Il se précipite à nouveau au village. «Mon père était mort, et ses derniers mots étaient pour implorer qu’on ne me dise rien. Il avait peur que je succombe aussi à la famine si je revenais au village.» Ses études achevées, Yang Jisheng adhère au Parti et fait carrière pendant plus de trente-cinq ans en tant que journaliste à l’agence Chine nouvelle. Comme ses pairs, il rédige des dépêches édulcorées à l’usage de la presse officielle. Jusqu’au jour où le gouverneur du Hubei lui confie que, dans cette seule province, le bilan de la grande famine se chiffre en centaines de milliers de morts. Le journaliste, qui n’a rien oublié, est choqué par cette révélation – en réalité, sous-estimée. Il mène des recherches. «La mort de mon père m’avait beaucoup affecté, mais j’y voyais un drame familial sans rapport avec la politique… Avec le propos du gouverneur, j’ai commencé à considérer les choses différemment.» La répression contre le mouvement de Tiananmen, en 1989, achève de briser ses illusions. «Le sang répandu des étudiants, dit-il, a complètement lavé les mensonges accumulés dans ma tête depuis des décennies.»

Décidé à «rétablir la vérité historique», il commence à enquêter en toute discrétion sur la grande famine et utilise les entrées privilégiées que lui confère son statut de journaliste officiel. «Le plus difficile a été d’accéder aux archives du Parti, gardées comme des forteresses.» Il y parvient au prétexte d’une recherche sur «l’évolution des politiques rurales». Sans se faire voir, il recopie à la main des centaines de pages de microfilms. «Je changeais de carnet tous les jours par crainte qu’on confisque mes notes.» Bouleversé, il découvre qu’au pire de la famine, en janvier et février 1959, les greniers de l’Etat sont pleins : «Il y avait encore en réserve 6 545 000 tonnes de céréales», dit-il avec colère. Il ne comprend pas : «A travers tout le pays, la population campait autour des greniers à céréales. Les gens criaient et imploraient : « Parti communiste, donne-nous un peu de nourriture. » Ils suppliaient à l’entrée des silos à grain, jusqu’à ce que la faim les achève. C’est inimaginable.» Et d’ajouter, vibrant de rage : «Les empereurs des dynasties ouvraient les réserves et les distribuaient à la population en cas de catastrophes ou de pénuries. Mais la direction du Parti communiste, qui prétendait servir le peuple, a refusé de secourir la population.»

La grande famine se met en place en 1958, quand Mao Zedong lance sa politique du «Grand Bond en avant». L’objectif : «Rattraper la production d’acier de la Grande-Bretagne en quinze ans.» Sur instruction du Parti, la population érige des millions de petits hauts fourneaux. Pratiquement tous les ustensiles de cuisine et outils agricoles sont fondus. Des dizaines de millions de paysans sont mobilisés pour rien, car le métal issu de ces creusets s’avère inutilisable. Dans le même temps, une collectivisation radicale est imposée avec les «communes populaires». Du jour au lendemain, la propriété privée est abolie et les villages sont transformés en «brigades de production». Les terres sont saisies par l’Etat, de même que les maisons, le matériel domestique, les tables, chaises, cochons, poules… A travers toute la Chine, les habitants, expulsés de leurs domiciles, sont regroupés en casernes où hommes, femmes et enfants sont séparés. L’objectif est de détruire la cellule familliale. La cuisine individuelle est interdite, tout le monde doit manger à la cantine collective, «la grande marmite».

La terreur idéologique qui sévit déclenche un pernicieux mécanisme du mensonge. Les petits caporaux du Parti annoncent des récoltes deux, trois, dix fois plus importantes qu’elles ne le sont en réalité. Les cadres intermédiaires renchérissent. Les cadres supérieurs arrangent à leur tour les données. Intoxiqué par les siens, l’Etat-Parti prélève son lourd impôt annuel sur la base de chiffres irréels. Et se met à affamer la population rurale. Au début, sans le savoir. Puis ensuite, sciemment. Les Chinois, dit Yang, sont alors des «esclaves» subissant le «système totalitaire». Rien qu’à Gushi [province du Henan, à 800 km à l’ouest de Shanghai, ndlr], 170 000 personnes meurent sur les chantiers hydrauliques du «Grand Bond».

Battu à mort avec un gourdin

Une violence sidérante est nécessaire pour forcer la population à se plier aux folies maoïstes. Les exécutions se multiplient, quoique le plus souvent les récalcitrants sont torturés à mort, à grande échelle. Le supplice le plus courant consiste à pendre la victime et à la battre à mort à coups de gourdin. Mais on transperce aussi les mains, on coupe les oreilles, on brûle le nez, on coud les lèvres, on brûle vif les insoumis en enduisant leurs têtes d’huile qu’on enflamme. L’éventail des tortures médiévales employées est ahurissant.

Tandis que les cadres du Parti privent les frondeurs de nourriture jusqu’à ce que mort s’ensuive, écrit Yang, le cannibalisme et la nécrophagie se généralisent, comme en attestent les rapports de police. «Dans la petite ville de Linxia [province du Gansu, à 800 km au nord de Chengdu], 588 personnes ont mangé 337 cadavres ; à Hongtai, 170 personnes en ont mangé 125, dont 5 tuées dans ce but. Il y eut des cas où des parents ont dévoré leurs enfants, des maris leurs femmes, des frères leurs sœurs.» Dans l’Anhui [à 450 km à l’ouest de Shanghai], «il arrivait que la viande [cuite, en général] se retrouve sur le marché». Comme les villes sont coupées des campagnes et qu’il est interdit de voyager, l’information ne circule pas. Les campagnes meurent en silence.

Un scoop historique

Le plus extraordinaire à propos de la grande famine est qu’il a fallu près d’un demi-siècle pour qu’elle soit mise au jour, avec initialement la publication de Hungry Ghosts, du Britannique Jasper Becker, en 1996. Un scoop historique car jusqu’alors presque personne ne s’était rendu compte de ce crime ahurissant. Yang Jisheng raconte comment les journalistes et les dignitaires étrangers étaient aisément bernés par les mises en scène du régime. L’historien Frank Dikötter, auteur de Mao’s Great Famine («la Grande Famine de Mao» – Ed. Walker and Co., New York, 2010), estime à 45 millions le nombre des victimes de ce qu’il n’hésite pas à qualifier d’«holocauste». Un chercheur pékinois, Yu Xiguang, place quant à lui la barre à 55 millions (sur une population d’environ 650 millions à l’époque). Le bilan donné d’«au moins 36 millions» par Yang n’est pas le résultat d’une volonté de sous-évaluation. Il est plutôt attribuable à la rigueur qui caractérise cet auteur hors du commun. Toujours membre du parti, Yang semble protégé par un clan d’anciens hauts responsables déterminés à rétablir la vérité historique. Il se dit convaincu qu’«un pays qui refuse de regarder son histoire en face n’a pas d’avenir».

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Cet article est paru dans Libération du 28 septembre 2012

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