Les républicains, les démocrates, les médias étaient tous d’accord: lors de son discours sur l’état de l’Union, le mardi 24 janvier 2012, Barack Obama a présenté un programme économique dit populiste projetant d’utiliser les pouvoirs du gouvernement fédéral pour s’en prendre à Wall Street et à la Corporate America [l’Amérique des grandes firmes].
Un tel jugement ne surprend pas de la part des républicains. Depuis qu’Obama est arrivé dans le Bureau ovale (Maison-Blanche) ils dénigrent ses prétendues tendances à la «lutte de classes» [une campagne délirante dénonce Obama comme un partisan du socialisme, si ce n’est «pire», ce qui doit réjouir Hollande ou Simonetta Sommaruga qui peuvent enfin penser qu’ils sont socialistes].
Mais en réalité les démocrates sont en train de chanter une tout autre chanson. En contraste avec d’autres tendances qui se sont manifestées pendant ses trois années à la présidence, Obama et son parti sont en train d’encourager l’idée que sa présidence mène une croisade contre le pouvoir des grandes firmes et des institutions financières, cela en faveur des «simples gens».
Qu’est-ce qui a donc changé? C’est simple: 2012 est une année électorale [élection présidentielle le 6 novembre]. Comme l’ont ouvertement reconnu ses conseillers devant les représentants des médias, le discours d’Obama a été fait en vue des élections de 2012, dans le but de souligner une différence par rapport aux multimillionnaires et aux bigots (ainsi qu’aux aux bigots multimillionnaires) qui se battent pour gagner le ticket républicain pour la présidentielle [voir à ce propos sur ce site l’article concernant Newt Gingrich].
Dans une certaine mesure, le ton plus incisif du discours d’Obama est une autre conséquence du mouvement Occupy Wall Street (OWS) et de son impact sur la politique états-unienne. Même les politiciens des tendances majoritaires ont dû reconnaître le mécontentement qui s’exprime de manière croissante à l’égard d’une société qui est divisée entre le 1% de super-riches qui sont tout en haut et le reste de notre société.
Ce mouvement a apporté un souffle d’air frais, surtout dans un contexte où la politique de Washington est dominée par une obsession sur les déficits [des municipalités, des Etats, de l’Etat fédéral, à quoi s’ajoute le déficit du commerce extérieur] et sur la nécessité de les réduire et de les réduire encore. Lorsque les leaders politiques majoritaires parlent d’augmenter les impôts des riches et de juguler la cupidité de Wall Street, même s’ils n’ont aucune intention de passer de ces discours aux actes, cela peut donner aux simples citoyens une confiance accrue pour lutter en faveur d’une alternative à la situation présente d’austérité.
Mais en ce qui concerne le discours d’Obama, il ne faut pas oublier que, historiquement, les discours des démocrates s’orientent toujours plus à gauche – au moins par rapport aux républicains – à l’approche d’une échéance électorale.
C’est une donnée fondamentale du système politique états-unien: les démocrates diront une chose pour gagner les élections. Ils feront tout autre chose lorsqu’ils arrivent au pouvoir. Et si les promesses électorales ne suffisent pas pour obtenir leurs votes, il reste toujours les tactiques dissuasives telles que brandir devant leurs partisans la menace des conséquences de l’arrivée au pouvoir des républicains.
Ceux qui sont réellement en faveur de la politique et des programmes dont parlent les démocrates à l’approche des élections doivent faire la différence entre la rhétorique et la réalité. Et si on examine attentivement le discours d’Obama sur l’état de l’Union, on voit que son prétendu «tournant à gauche» a moins de consistance qu’il n’y paraît.
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Dans ce discours [1] Obama a été explicite en ce qui concerne l’inégalité croissante de la société états-unienne: «Nous pouvons soit accepter un pays où un nombre de plus en plus réduit de gens se débrouillent vraiment bien alors qu’un nombre croissant d’Américains survivent à peine. Ou nous pouvons rétablir une économie où tout le monde a une chance, où tout le monde fait sa part de travail et où tout le monde respecte les mêmes règles.»
La première chose à préciser est évidemment que les Etats-Unis ont été «un pays où un nombre de plus en plus réduit de gens se débrouillent vraiment bien alors qu’un nombre croissant d’Américains survivent à peine» tout au long des trois premières années de la présidence d’Obama. Or, il porte une grande part de responsabilité pour cela.
Lorsque Obama a été élu, son Département du Trésor (ministère des Finances) a adopté le gros des mesures du sauvetage financier de Wall Street prévues par l’administration Bush. Littéralement des milliers de milliards de dollars ont été injectés pour sauver les banques, les assurances et les institutions financières les plus importantes, alors même qu’on leur imposait peu ou pas de conditions. Il a encore moins été question de nationalisations, ce qui aurait été accepté par la vaste majorité des gens après l’effondrement financier complet de 2008.
Pendant ce temps, l’administration n’a fourni qu’une aide dérisoire aux propriétaires de logements souffrant des effets de la crise hypothécaire [expulsion de leur logement].
D’après le rapport du Département du Trésor sur le Programme de modification de logements abordables (Home Affordable Modification Program – HAMP)[2], au début janvier déjà les emprunts hypothécaires d’un peu plus de 900’000 débiteurs menacés de saisie ont été modifiés de manière permanente sous ce programme. Or ce chiffre est très inférieur à l’objectif que s’était fixé l’administration lors de l’introduction du HAMP, il y a trois ans. Le but était d’aider 3 ou 4 millions de foyers. Et le chiffre est encore plus éloigné des 8 millions de propriétaires de logements qui ont subi des procédures de saisie depuis le début de la crise.
Même au-delà du secteur financier, Corporate America jouit de profits record – presque 2000 milliards de dollars [3] au cours du seul dernier quart de l’année passée, ce qui constitue un nouveau record. La Grande Récession [2007- mi 2011] est en train de se transformer en un vague souvenir dans les salles de conseil d’administration des grandes firmes. Mais pas pour les travailleurs aux Etats-Unis. Le symbole le plus évident de la persistance des temps difficiles est le chômage à long terme qui s’incruste.
Les rapports du gouvernement fédéral sur le chômage ont bien montré une augmentation du nombre d’emplois à fin 2011, dont une augmentation de 200’000 emplois créés net en décembre. Mais l’écart entre cette augmentation et le nombre d’emplois qui manquent pour atteindre les niveaux d’emploi d’avant la crise est énorme. Selon l’économiste Hedi Shierholz, du Economic Policy Institute [4], l’économie états-unienne devrait encore créer 10 millions d’emplois pour rattraper les 6,1 millions perdus pendant la récession et 4 millions pour rattraper l’augmentation de la population pendant cette période.
Obama et ses conseillers reconnaissent que les déclarations prétendant que l’économie serait en train de «faire un tournant» ne vont pas convaincre les nombreuses personnes qui subissent l’impact de la crise. C’est la raison pour laquelle le discours sur l’état de l’Union a souligné la nécessité pour le gouvernement d’agir dans le but de stimuler la création d’emplois.
L’administration Obama sait pertinemment que les initiatives du président lors du discours sur l’état de l’Union ne vont probablement pas passer la rampe de la Chambre des représentants contrôlée par les républicains en cette période électorale. Il n’y a qu’à voir le sort du «American Jobs Act» proposé par Obama; il a été presque entièrement bloqué par la Chambre en automne passé.
Mais même si les propositions de création d’emplois d’Obama avaient une chance d’être appliquées, elles ont en général été formulées sous une forme qui va émousser leur impact, puisqu’il s’agit d’exemptions fiscales.[5]
Au lieu de dépenses directes pour des programmes gouvernementaux qui entraîneraient davantage d’embauches aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé, Obama et son équipe ont opté pour des exemptions fiscales pour des entreprises qui sont censées les encourager à embaucher des travailleurs et donc à maintenir des emplois aux Etats-Unis [à ne pas délocaliser].
Mais les entreprises états-uniennes ont déjà retrouvé des taux de profit d’avant la récession sans faire appel à de nouvelles embauches – en pressant encore plus des employés moins nombreux. D’après les estimations les plus récentes [6], les entreprises états-uniennes possèdent plus de 2000 milliards de dollars en trésorerie ou en actifs liquides, mais ne font toujours pas des investissements susceptibles de créer un grand nombre d’emplois. La perspective de réductions d’impôts supplémentaires – à un moment où les rentrées fiscales des entreprises ont atteint un niveau historiquement bas – ne va pas constituer un facteur décisif pour inciter les compagnies à investir de nouveau.
En comparaison, des programmes qui seraient beaucoup plus efficaces pour créer des emplois pour les chômeurs – tels que des projets pour la reconstruction d’infrastructures – ont de nouveau été délaissés par l’administration.
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Ainsi, même si l’on prend les propositions d’Obama pour de l’argent comptant, elles sont très loin de mériter d’être appelées «populistes», et encore moins «radicales». Il faut s’en souvenir lorsqu’on entend Obama prétendre qu’il s’en prendra sévèrement aux fraudeurs de Wall Street. Dans son discours sur l’état de l’Union Obama a promis de «créer une unité fédérale spéciale de procureurs généraux et de représentants de la justice des Etats de premier plan pour étendre nos investigations dans les prêts abusifs et les paquets d’emprunts-logement risqués [subprime] qui ont conduit à la crise du logement. Cette nouvelle unité tiendra pour responsables ceux qui ont enfreint la loi, accélérera l’assistance aux propriétaires et aidera à tourner la page d’une époque d’inconscience qui a nui à tellement d’Américains.»
Cela sonne bien, n’est-ce pas? Le problème est que d’après certaines informations l’administration vient de conclure un avant-projet d’accord avec les principales banques sur leurs pratiques corrompues et illégales qui ont conduit au moins un million de personnes à ce que leur logement soit saisi. Cet accord est – dit brutalement – une trahison.
Cinq des plus grandes banques états-uniennes sont concernées – Bank of America, JPMorgan Chase, Wells Fargo, Citibank et Ally Financial. Des enquêteurs du Département du logement et du développement urbain ainsi que d’autres agences ont découvert des preuves de délits à une très grande échelle. Ils vont de l’utilisation de documents frauduleux ou incorrects dans les procédures de saisie jusqu’au fait d’escroquer le gouvernement fédéral de milliards d’aides artificiellement gonflées.
Mais les banksters [jeu de mots sur gangster et banquier] ont exercé de fortes pressions pour limiter les pénalités financières ou les conditions impliquant une aide de leur part aux propriétaires de logements qu’ils ont escroqués. Selon les médias, ils ont réussi. L’accord ne s’appliquerait qu’à une minorité de propriétaires de maisons en difficulté avec leurs hypothèques, et protégerait les banques de toute tentative future pour les faire payer.
Le coût total de 25 milliards de dollars pour l’accord a peut-être impressionné la presse, mais il est ridiculement bas selon les défenseurs des propriétaires de logement évincés. D’après les avocats spécialisés sur les questions de justice sociale Van Jones et George Goehl [7], les banques auraient dû payer un minimum de 300 milliards de dollars pour réduire les hypothèques des propriétaires de logement en difficulté ou pour compenser les familles dont le logement a été saisi illégalement.
Si Obama voulait vraiment faire face à la crise des saisies de logements en cours, il pourrait faire pression pour que les banques baissent le montant de toutes les hypothèques «sous-marines», c’est-à-dire celles où les propriétaires doivent faire face à une dette hypothécaire qualitativement supérieure à la valeur de leur maison. Selon un rapport sponsorisé par une coalition de groupes d’avocats libéraux [8], cela «permettrait d’injecter 71 milliards par année dans l’économie, créerait plus d’ un million d’emplois par année et épargnerait aux familles 6500 dollars par année en paiements hypothécaires».
Wall Street aurait facilement les moyens de prendre une telle mesure – les banques états-uniennes possèdent 1640 milliards de dollars sous forme de réserves liquides, et les bonus et les primes sont revenus à leurs niveaux d’avant la crise, voire ont augmenté dans les groupes financiers les plus importants.
Mais l’Obama de la Maison-Blanche n’est pas vraiment intéressé à faire payer les banques pour le désastre qu’elles ont causé, et c’est pour cela que l’on vante la nouvelle initiative de l’administration comme étant un effort extraordinaire pour aider les travailleurs… avant de découvrir qu’il ne s’agit pas du tout de cela.
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L’écart entre la rhétorique et la réalité n’est pas propre à Obama. Le journaliste conservateur et propagandiste politique David Frum [une des plumes des discours de George W. Bush] a à juste titre identifié cette même dynamique la dernière fois qu’un démocrate a occupé la Maison-Blanche (9): «Depuis 1994, [Bill] Clinton a offert au parti démocratique un marché diabolique: acceptez et défendez la politique que vous détestez (réforme de l’assistance sociale, le Defense of Marriage Act), tolérez et excusez les crimes (parjure, abus financiers de la campagne), et je vous livrerai le pouvoir présidentiel, l’exécutif… Il a apaisé la gauche en proposant continuellement de nouveaux programmes audacieux – l’expansion du Medicare aux personnes à partir de 55 ans, le programme national de garderies, le renversement de la réforme de l’aide sociale, le branchement à Internet de toutes les salles de classe… Et il a apaisé la droite en laissant tomber chacune de ces réformes tout de suite après les avoir proposées. Clinton fait des discours, le [secrétaire au Trésor Robert] Rubin [ancien de Goldman Sachs] et [le président de la Réserve fédérale Alan] Greenspan font de la politique, la gauche reçoit de mots, la droite reçoit des actes.»
La supercherie des démocrates qui disent une chose et en font une autre est inévitable dans un parti dont le soutien politique dépend de sa prétention à soutenir les travailleurs, mais dont le rôle dans le système bipartisan états-unien est de défendre les intérêts de Corporate America et de l’élite au pouvoir.
S’il subsistait un doute à ce propos, il suffirait de jeter un coup d’œil sur ceux qui fournissent à Obama l’argent pour se représenter à la présidence.
En 2008, Obama a gagné la course pour l’argent des entreprises contre le républicain John Cain [10], en particulier lorsqu’il s’agissait des contributions en provenance des banques de Wall Street et des groupes financiers. Une fois que la nomination du candidat républicain aura été fixée cette année, Wall Street pourrait changer et soutenir les républicains. Mais, lors des premières étapes de la campagne, Obama a déjà pu récolter deux fois plus d’argent de l’industrie financière que n’importe quel républicain, et ce malgré toute la rhétorique délirante au sujet de sa «lutte de classes» contre les banquiers.
Obama est le dirigeant d’un des deux principaux partis qui composent l’establishment politique bipartisan. Cet establishment a une «aile gauche» et une «aile droite», les positions et la politique d’Obama à n’importe quel moment donné se situeront probablement à la gauche des républicains. Mais les gens qui ne voient que cette différence ne voient que l’arbre qui cache la forêt. Ils négligent les domaines beaucoup plus importants où il y a accord entre les deux partis, que ce soit sur la nécessité de mesures d’austérité, la défense des intérêts de l’impérialisme états-unien ou la nécessité de lois restrictives pour limiter un mouvement social de contestation.
Nos mouvements ne peuvent pas placer leur confiance dans les démocrates, que ce soit lorsqu’ils promettent des demi-pas en avant ou lorsqu’ils font des pas entiers en arrière. Nous devrions lutter pour ce que nous croyons. Pour cela nous devons rester indépendants des deux partis capitalistes du système politique états-unien.
(25 janvier 2012 – Traduction A l’Encontre)
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1) http://www.csmonitor.com/USA/Elections/2012/0124/Transcript-of-the-State-of-the-Union
2) http://www.marketwatch.com/story/obama-loan-modification-program-moving-slowly-2012-01-09
3) http://online.wsj.com/article/SB10001424052970204368104577138891310893150.html
4) http://www.epi.org/publication/december-2011-jobs-picture/
5) http://socialistworker.org/2011/09/14/jobs-bill-that-wont-work
7) http://www.commondreams.org/view/2012/01/23-5
9) http://www.isreview.org/issues/13/clinton-gore.shtml
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