La réaction violente qui a suivi le meurtre [le 20 décembre 2014] de deux agents de la police de New York par un homme armé ayant des troubles mentaux a posé un défi difficile au mouvement de protestation #BlackLivesMatter. Ce mouvement – qui est né il y a seulement quelques mois, dirigé par des jeunes gens de couleur et se formant en grande partie à travers les médias sociaux et la participation spontanée – fait face en ce moment à une réaction brutale orchestrée par les syndicats de la police et les réseaux politiques conservateurs.
Le changement instantané dans la couverture médiatique et dans l’opinion publique qui a suivi la mort des deux agents de police montre les difficultés que toute lutte contre le racisme et le pouvoir policier affrontera inévitablement. Mais tandis que les actions contre la violence policière ont continué – bien qu’en nombre plus restreint – à New York et à travers le pays, il est devenu clair que ce mouvement, quoique inexpérimenté et fruste, est nourri par de vastes réserves de colère et de détermination qui le rendent trop puissant pour être intimidé et le faire quitter les rues.
Le 20 décembre 2014, les agents de police Rafael Ramos et Wenjian Liu ont été abattus dans leur voiture de patrouille à Brooklyn par Ismaaiyl Brinsley, qui venait juste d’arriver depuis Baltimore après avoir tiré sur sa [ancienne] petite amie Shaneka Thompson un peu plus tout ce matin-là [laissée pour morte par le meurtrier, elle est sortie fin décembre de l’hôpital]. Après avoir tué les deux policiers, Brinsley a marché en direction d’une station de métro où il s’est suicidé.
Bien que Brinsley ait une longue histoire de dépression, de troubles émotionnels et de tentatives de suicide, le meurtre de Ramos et de Liu a été immédiatement décrit par les médias et les autorités de la ville comme un «assassinat» – terme qui est d’habitude associé à des actes calculés de terrorisme plutôt qu’à ceux d’une violence plus fortuite des nombreux hommes armés (et souvent blancs) émotionnellement perturbés des dernières années.
Il n’y a pas eu de frénésie nationale comparable en juin de l’année dernière lorsqu’un couple de Blancs – ayant des liens probables avec la milice suprématiste blanche de Clive Bundy – tua deux agents de police du Nevada et laissa une note sur l’un des cadavres proclamant «le commencement de la révolution».
Pourtant, dans les heures qui ont suivi le meurtre par balles par un Noir de deux policiers, les débats dans le pays passèrent des revendications des manifestant·e·s pour que justice soit rendu aux nombreuses personnes de couleur tuées par la police – plus de 150 au cours des 15 dernières années dans la seule ville de New York – à la menace égale ou plus grande à laquelle font face les agents de police lors de ce qui est habituellement décrit par les médias comme l’un des métiers les plus dangereux du pays.
En réalité, selon Radley Balko, auteur de Rise of the Warrior Cop: The Militarization of America’s Police Forces [La montée du flic guerrier: la militarisation des forces de police d’Amérique], «le nombre de policiers tués en service chute depuis le milieu des années 1990», atteignant 27 dans l’ensemble du pays en 2013. Cela est «cohérent avec la baisse d’ensemble des crimes violents en Amérique», ajoute Balko.
Le Bureau of Labor Statistics [l’office des statistiques du travail] indique que le travail de policier ne figure même pas parmi les 10 emplois les plus dangereux aux Etats-Unis. Les agents de police ont significativement moins de probabilité d’être tués au travail que les bûcherons, les pêcheurs, les travailleurs de la construction ou les chauffeurs de taxi.
Durant ces mêmes 15 ans au cours desquels 150 personnes de couleur furent tuées à New York par des flics en service, un total de 15 policiers en service ont été tué dans des morts non accidentelles – sans compter les 24 policiers qui sont morts lors de l’attaque contre le Workd Trade Center, le 11 septembre 2001.
En revanche, près de quatre fois plus de policiers de New York moururent des produits chimiques qu’ils respirèrent lors des tentatives de sauvetage après l’attaque du 11 septembre. Ce qui est ironique, c’est que la personne qui est la plus responsable de ne pas avoir fourni aux policiers et aux autres secouristes des protections contre ces produits chimiques – l’ancien maire de New York, Rudolph Giuliani – est celle qui joue un rôle clé dans l’orchestration du chœur blâmant le mouvement Black Lives Matter de créer un climat dangereux pour les policiers.
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Le retour sur le devant de la scène de Giuliani lors de cette réaction violente n’est qu’un des échos de l’atmosphère politique qui a fait suite au 11 septembre.
Du roulement de tambours incessant de la couverture médiatique autour de la mort des agents de police – le Daily News a publié 11 de ses unes au meurtre dans les 12 jours qui suivirent – à la prolifération de casquettes de baseball portant l’insigne NYPD [police de New York] sur la tête d’athlètes locaux et d’entraîneurs, en passant par les rubans bleus [couleur des uniformes] et aux lumières bleues devant les entrées de maison dans les villes à travers le pays, les services de police ont baigné dans une adulation similaire à celle de la campagne de «soutien des troupes» menée par l’armée des Etats-Unis.
De la même manière que ce qui s’est passé après le 11 septembre, il y a eu une rafale de reportages visant à semer la peur au sujet de la possibilité d’attaques à venir, la plupart basés sur des menaces hâtives publiées sur les médias sociaux ou même des explosions de colère dans la rue de gens sans abri.
Par contre, peu d’attention médiatique a été portée sur les choses horribles qui ont été postées par des agents de police en fonction ou à la retraite sur des forums en ligne – comprenant y compris la suggestion que des agents dissimulent de la drogue sur la fille du maire de New York, Bill de Blasio, qui s’est battue contre sa toxicomanie.
Une station de Fox TV à Baltimore falsifia la vidéo d’une manifestation antiraciste à Washington afin de faire croire que les manifestant·e·s scandaient «Tue un flic!». Un écho inquiétant aux tentatives des médias de dépeindre la majorité des musulmans à travers le monde comme se réjouissant des attaques du 11 septembre.
La partie la plus troublante du déjà vu du 11 septembre a été l’effort du type «si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes avec les terroristes» en salissant quiconque manifeste contre la violence policière comme étant responsable des actions de Brimley [l’assassin des deux policiers].
Patrick Lynch, le chef du syndicat des policiers de New York, a déclaré «qu’il y a du sang sur de nombreuses mains». «De ceux qui incitèrent à la violence sous couvert de manifester jusqu’au bureau du maire à l’Hôtel de ville.» Au lieu de résister à la calomnie de Lynch, Bill de Blasio l’a accompagné, exhortant les New-Yorkais de ne pas descendre dans les rues et de «mettre de côté les manifestations et les débats politiques» dans le sillage de la mort des deux agents de police.
Tandis que les dirigeants politiques de tout le spectre – du conservateur Giuliani au liberal de Blasio – se déplacèrent vigoureusement vers la droite, les manifestations diminuèrent – bien que cela soit dû en partie à la période de vacances. Certains activistes subirent des pressions visant à déplacer leurs slogans du puissant «Black Lives Matter» à celui de «All Lives Matter» [toutes les vies comptent].
Mais les manifestations se sont poursuivies, organisées par un cœur d’activistes déterminés à ne pas reculer. Le 23 décembre, plusieurs centaines défièrent l’appel de de Blasio de ne pas descendre dans la rue par une action qui perturba les emplettes de fin d’année sur la Cinquième Avenue. Des centaines d’autres manifestèrent quatre jours plus tard sur le site, à l’est de New York, où Akai Gurley a été tué dans une cage d’escalier par l’agent Peter Liang [le 20 novembre 2014, sa victime était désarmée; le médecin légiste a qualifié cet acte d’homicide; quelques secondes après avoir abattu Gurley, Liang a déclaré à son partenaire «je vais être licencié» et a contacté le syndicat des policiers par SMS au lieu de chercher des secours].
Cette manifestation s’est déroulée le même jour que les funérailles de Rafael Ramos, exaspérant ceux qui lancèrent un appel à «l’union» de la ville en mémoire des agents tués. En réalité, en exigeant que justice soit rendue pour un Noir tué dont la mort n’a provoqué aucun cri pour un deuil à l’échelle de la ville ni de l’union, la manifestation Gurley a simplement démontré que le slogan «Black Lives Matter» est plus adéquat que jamais.
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La réaction en faveur de la police s’est organisée autour du slogan «Blue Lives Matter», avec l’insinuation ridicule que les flics seraient opprimés par une société qui en fait chérit ses services de police par des financements supplémentaires et des armements de type miliaire – sans même parler qu’elle les dépeint comme des héros dans les films et les séries télévisées.
En fait, la réponse orchestrée à l’échelle nationale à la mort des deux agents de police démontre précisément l’inverse: que les «vies bleues» [de policier] comptent déjà bien plus que celles de personnes ordinaires de la classe laborieuse, en particulier s’ils sont Noirs.
La plupart de ceux qui ont publiquement porté le deuil pour Ramos et Liu ont fait montre de peu de sympathie non seulement pour les victimes de la violence policière, mais même envers la première victime de Brimley, à Baltimore, Shameka Thompson – et cela malgré les reportages qui indiquent que Thompson aurait pu être la première cible de Brimley et que les deux hommes qu’il a tués ensuite étaient un «après-coup».
Bien sûr, quelque chose comme «blue people» n’existe pas. Au lieu de cela, il y a des gens de nombreuses races, bien que la plupart soient Blancs, qui deviennent intouchables lorsqu’ils portent un uniforme de police. Un article récent de Reuters fournit des preuves frappantes de cette réalité: lors d’entretiens avec des membres noirs, actuels ou anciens, de la police de New York, tous sauf un ont déclaré avoir été victimes de profilage racial lorsqu’ils étaient en dehors du service. Mais tandis que ces agents ont porté plainte au sujet de harcèlement ou l’ont souhaité, nombre d’entre eux furent accusés devant des tribunaux de crimes allant d’arrestations illégales à l’usage excessif de la force.
La réaction en cours vise à assurer que les institutions oppressives de «respect de la loi» sont encore plus protégées des contrôles et de la contestation. Ainsi qu’un article de Jamilah Lemieux publié dans Ebony l’indique: «Nous savons que les “vies bleues comptent” parce que lorsqu’un agent tue un civil de couleur sans arme, cet agent est presque assuré d’échapper à toute punition parce que sa vie compte. Pourquoi? Parce que la présomption est que la plupart d’entre nous, en particulier les hommes noirs, sommes capables de l’acte horrible commis par Ismaaiyl Brinsley et que les agents ont un devoir de se défendre avant tout.»
«Blue Lives Matter» est un appel à ce que les vies des Noirs comptent encore moins. C’est une justification à l’avance pour le meurtre d’autres Mike Brown et Eric Garner. Les appels, qu’ils proviennent de l’extérieur ou de l’intérieur du mouvement, à ce que les manifestants portent le deuil de toutes les vies passent tout autant à côté de ces éléments essentiels.
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Il y a plus que cette réaction à venir. Le parti pro-police a une contre-offensive organisée prête, avec des plans de protestations de plusieurs mois contre Bill de Blasio et l’activisme du Black Lives Matter.
Au cœur de cette réaction se trouvent les syndicats de policiers, menés par celui de New York avec Patrick Lynch à sa tête, qui s’est opposé à de Blasio depuis que la campagne pour la mairie en 2013 de ce dernier exploita la colère des Noirs et des Latinos face aux tactiques «stop-and-frisk» de la police de New York [pratiques qui consistent à arrêter des passants au «hasard» – majoritairement de couleur – et à les fouiller]. Les responsables du syndicat de policiers ont encouragé les agents à tourner le dos alors que de Blasio prenait la parole lors des funérailles de Ramos et de Liu et ils supervisent un ralentissement des activités policières qui a vu le nombre d’arrestations diminuer de 66% et celui des contraventions et sommations baisser de 94% [pratique qui s’attaque directement au budget de la ville et ne constitue pas, comme on l’imagine, une quelconque protestation contre le caractère souvent discriminatoire de ces pratiques…].
Au moins au début, le ralentissement pourrait avoir fait long feu. Le crime est resté à des niveaux historiquement bas, mettant en question ce que font les flics tout au long de la journée à part harceler les gens de couleur et infliger des contraventions bidons.
Mais comme la déclaration de Lynch selon laquelle la NYPD sera désormais un «département de police de temps de guerre», le ralentissement montre que les flics – encore plus maintenant que jamais – se considèrent eux-mêmes comme une force éloignée et opposée aux quartiers qu’ils patrouillent. C’est un développement menaçant pour les gens de couleur qui font face au plus fort du profilage racial et du harcèlement policier.
La droite, menée par les médias Fox News et New York Post possédés par Rupert Murdoch, reprit avec enthousiasme la cause du «Blue Lives Matter» comme moyen de taper sur Bill de Blasio. Parlant sur Fox News deux jours après que les deux agents furent abattus, Giuliani a déclaré que Barack Obama, le Ministre de la justice Eric Holder et le révérend Al Sharpton «ont créé une atmosphère de haine anti-policière forte et sévère dans certaines communautés. Pour cela, ils devraient avoir honte d’eux-mêmes.»
Obama, Hodler et Sharpton – dont il apparaît que, bien sûr, ils sont tous Noirs – sont devenus une trinité impie pour les conservateurs, au côté de de Blasio, qui s’est souvent exprimé sur la manière dont le racisme affectait sa famille biraciale.
Aussi abjectes que soient les attaques contre de Blasio, les activistes doivent mettre au défi le maire de New York de s’opposer au département de police dont il est, par la loi, responsable du contrôle.
Comme la plupart des politiciens liberal, de Blasio aimerait gagner sur les deux plans. Il promeut certaines réformes comme la fin des pratiques stop-and-frisk afin d’apaiser les millions de gens qui ont voté pour lui alors qu’il nomme William Bratton comme chef de la police, l’homme qui a initié les pratiques de «maintien de l’ordre» fondé sur la doctrine «de la vitre brisée», réprimant fortement les petits délits, aboutissant ensuite à la tactique du stop-and-frisk.
A présent, de Blasio tente de marcher sur la corde raide en montrant de la sympathie vis-à-vis de ceux qui protestent contre la terreur policière tout en maintenant son allégeance à cette même police – en portant également son soutien au 1% de New York qui est effrayé à la perspective d’une ville où la police n’a pas l’autorité indiscutée d’intimider le 99%.
C’est le job pour lequel de Blasio a signé – c’est pourquoi aucun activiste ne devrait considérer comme le sien de rendre celui du maire plus aisé au moyen de concessions ou de relâcher la pression face à la NYPD.
En continuant à résister à New York, à Ferguson et à travers tout le pays, les manifestants du mouvement Black Lives Matter ont affirmé que cela ne serait pas un autre «moment 11 septembre» pour la gauche. Mais le défi reste de construire un mouvement ayant l’ampleur et l’activisme qui lui permettent de remporter un changement durable dans un pays fondé sur le racisme et la violence d’Etat.
Deux forces puissantes ayant de profondes racines dans ce pays s’affrontent: la lutte pour l’émancipation des Noirs contre le racisme patriotique, militarisé. Les dernières semaines à New York sont un avant-goût de ce à quoi ce conflit va ressembler dans les années à venir. (Traduction A l’Encontre. Article publié le 5 janvier 2015 sur SocialistWorker.org)
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