«Mission accomplie!», déclarait Nicolas Maduro, le président socialiste vénézuélien, lors de son émission télévisée dominicale du 18 décembre. Le pouvoir serait parvenu à «frapper les mafias» en retirant dans l’urgence les billets de 100 bolivars du marché. Le dimanche précédent, les Vénézuéliens avaient appris avec surprise qu’ils avaient 72 heures pour déposer à la banque leurs coupures de 100 bolivars. Le désordre avait atteint son apogée avec le retard de livraison des nouvelles coupures, comprises entre 500 et 20’000 bolivars. Elles devaient arriver le jeudi. La première cargaison de billets n’est parvenue au Venezuela que le dimanche. Aux longues files d’attente devant les banques et à la nervosité des clients s’ajoutaient, dans plusieurs villes du pays, de violentes scènes de mise à sac de magasins. L’AFP évoque au moins un mort lors de ces pillages.
Nicolas Maduro a justifié sa mesure radicale du 11 décembre par un complot cherchant à asphyxier l’économie vénézuélienne: «Les bureaux de change [en Colombie] sont aux mains de mafias liées à l’extrême droite antivénézuélienne et ils ont monté une manipulation politico-idéologique […] centrée sur l’extraction des billets de 100 bolivars.» Les médias proches du gouvernement ont relayé des photos de hangars pleins à craquer de billets. Des milliards de bolivars en coupures de 100 seraient ainsi retenus et soustraits à l’économie. Le billet, qui ne vaut plus que 4 centimes de dollar au marché noir, serait même utilisé pour fabriquer de faux billets verts.
Le gouvernement prend ainsi acte que le pays est à court de liquidités. Dans ce pays qui, d’après le FMI, devrait connaître une inflation de 475% en 2016, ce billet de 100, jusqu’alors la plus haute coupure, est utilisé pour tous les achats, même les moins onéreux, comme la baguette de pain à 185 bolivars. Il faut plus de 11 billets pour payer son café au lait.
Nicolas Maduro présente sa décision comme un énième épisode de la «guerre économique» que mèneraient délibérément les ennemis du chavisme pour se débarrasser de lui. Que la frontière avec la Colombie soit un haut lieu de trafic de marchandises et de spéculations sur la monnaie ne fait certes aucun doute. Mais le premier ennemi de la révolution bolivarienne est l’appât du gain par tous les moyens, facilité par un système que le chavisme a lui-même construit.
«Avant Chavez, la corruption concernait les onze ministères du gouvernement. Aujourd’hui, nous avons un système conçu pour être corrompu: pour obtenir un document, pour acheter des aliments, pour acheter des dollars, pour les vendre», affirme Wilmer Téllez, criminologue. Dans son rapport annuel sur la «perception de la corruption», en 2015, l’ONG Transparency International classe le Venezuela à la 158e position sur 168 pays.
On monnaie sa place dans une file d’attente, on paie un gestor (gestionnaire) qui saura graisser les bonnes pattes pour accélérer l’obtention d’un document officiel… Alors que le pays connaît des pénuries de certains produits, dans les rues de Caracas, les bachaqueros [contrebandiers] attendent la livraison de produits subventionnés par le gouvernement pour les revendre bien plus cher au marché noir. Des Vénézuéliens sont rivés sur le site DolarToday pour surveiller le change parallèle du billet vert. Les plus chanceux, qui sont parvenus à obtenir auprès du gouvernement la précieuse monnaie pour voyager, peuvent faire la culbute inverse pour obtenir bien plus de bolivars que ceux investis.
Le système de change et la corruption
C’est ce système de change qui est au cœur du système de corruption. Depuis février 2003, la parité bolivar-dollar est fixée par l’Etat. Ce dernier s’est placé à partir de ce moment au centre de l’économie du pays, qui repose uniquement sur la production de pétrole.
Le 19 décembre 2016, un dollar s’échange à 2620 bolivars au marché noir. En revanche, il est obtenu contre 10 bolivars seulement au Dipro, le cours officiel en vigueur pour l’importation de biens et services jugés urgents (alimentation, médicaments) et 674 bolivars selon le cours au Dicom qui procède au change officiel pour les autres utilisations, comme les voyages.
La faille d’un tel système est évidente. Une personne qui parvient à changer 1000 dollars contre 674 000 bolivars pour voyager aux Etats-Unis et qui parvient à conserver, grâce à de fausses factures, 500 dollars qu’elle change au marché noir, peut gagner 636 000 bolivars net. Le gouvernement est d’ailleurs à court de monnaie et a de plus en plus de mal à octroyer des devises étrangères.
Cet exemple donne une idée des falsifications possibles en jouant entre le change officiel et les changes parallèles. Un sport qui a un nom: le cadivisme, du nom du Cadivi, la commission auparavant chargée d’accorder les devises et qui a été remplacée par le Centro nacional de comercio exterior (Cencoex). Les sommes qui disparaissent ainsi deviennent rapidement astronomiques quand il s’agit d’entreprises, publiques ou privées. D’autant plus si elles parviennent à avoir accès au change discrétionnaire du Dipro. Ce système vampirise les revenus de l’or noir et corrompt jusqu’au sommet de l’Etat.
Marea Socialista, une organisation politique de gauche qui se dit «chaviste critique», a évalué l’évasion de la rente pétrolière à un peu plus de 259 milliards de dollars entre 1998 et 2013 (lire son rapport: «Sinfonía de un Desfalco a la Nación: Tocata y fuga… de Capitales»). De quoi «résoudre le déficit du logement du Venezuela, c’est-à-dire 6 millions de logements», souligne-t-il. En comparant les dépenses et les revenus de PDVSA (la compagnie pétrolière nationale) entre 1998 et 2014, Marea Socialista découvre un «trou» de 216 milliards de dollars (lire Autopsia de un colapso: ¿Qué pasó con los dólares petroleros de Venezuela?).
«Vu la grande inconstance des données, cela n’a pas pu passer inaperçu. On peut suspecter qu’une grande partie de ces dollars a quitté le pays de manière illégale», soutient l’économiste Carlos Carcione, qui a chapeauté l’enquête. Les articles de Marea Socialista sont bien plus affirmatifs et détaillent une corruption qui touche tous les secteurs de l’économie, où la pesante bureaucratie attribue des dollars de manière discrétionnaire.
«La corruption administrative est le lubrifiant avec lequel se développe une organisation mafieuse qui renforce le capital financier et les multinationales et la nouvelle bourgeoisie locale, que nous pouvons englober sous le nom de bolibourgeoisie [la bourgeoisie bolivarienne]», écrit Marea Socialista dans un de ses articles. Carlos Carcione et son équipe d’enquêteurs se sont heurtés au peu de données officielles publiées: «Nous travaillons avec des données officielles. Elles sont souvent dissimulées. La Banque centrale en publie peu,mais nous reconstruisons. Si nous ne pouvons pas entrer par la porte principale, nous entrons par celle de derrière ou par une fenêtre que quelqu’un a oublié de fermer. Par exemple, la Banque centrale ne publie pas les chiffres concernant les importations d’aliments et de médicaments. Nous sommes alors passés par les pays exportateurs.»
L’impunité comme règle
Il y a désormais mille et une façons de s’enrichir rapidement au Venezuela: surfacturation des importations, demande de dollars par des entreprises dites de «malettes» (empresas de maletín) qui n’ont pas d’existence réelle, spéculation sur la dette… Régulièrement, des hauts fonctionnaires critiquent les manœuvres. En mai 2013, Edmée Betancourt, alors présidente de la Banque centrale du Venezuela (BCV), décrivait dans un entretien «les quantités considérables» de devises octroyées «mais une autre quantité considérable de devises est allée à des sociétés de mallette».
Elle estimait qu’en 2012, environ 20 milliards de dollars ont été affectés à des «demandes artificielles». Peu de temps après avoir tenu ces propos, en août 2013, Edmée Betancourt était démise de ses fonctions (voir Taladros, memorandum en espagnol).
La plus grande entreprise nationale, la compagnie pétrolière PDVSA, connaît bien ces pratiques frauduleuses, notamment la surfacturation. Ce fut le cas en 2006 avec la commande de foreuses chinoises. Plutôt que d’acheter les outils via Bariven, filiale de PDVSA chargée des acquisitions de matériel, PDVSA fait appel à l’époque à l’entreprise Construema S.A. (Constructora Interbolivariana S.A., Empresa Multinacional Andina). Le contrat avait une valeur de plus de 62 millions de dollars [voir le document «Contrat Construema» que Mediapart a pu se procurer.
Un contrat, daté du 14 mars 2007, démontre que Construema commande elle-même les foreuses à une autre entreprise pour seulement 19,599 millions de dollars. Perte de l’opération: plus de 43 millions de dollars. En mai 2007, le directeur exécutif des finances de PDVSA alerte sa direction sur l’absence de livraison de la part de Construema, mais pointe aussi du doigt qu’elle n’avait pas encore été payée.
Ces surfacturations sont faites dans le seul but d’obtenir des dollars au cours le plus avantageux. Et les importateurs ne se donnent parfois pas la peine de livrer les marchandises. Alors que le pays souffre de pénurie de biens basiques, l’existence de hangars remplis de marchandises, d’aliments périmés qui pourrissent sans avoir pu gagner les étalages des commerces, est régulièrement révélée au grand jour.
Le cas le plus emblématique remonte à 2010, quand l’opinion publique découvre la perte de plus de centaines de milliers de tonnes d’aliments commandées par PDVSA par le biais de sa filiale Bariven. Là encore, les importations ont été surfacturées, en passant par des intermédiaires. Un an avant le scandale, Rafael Ramirez avait été alerté par l’auditeur général, Jesus Villanueva: celui-ci relevait que plus d’un million de tonnes d’aliments avaient été commandées et que seulement 14% étaient parvenues à destination. Les pertes dans l’opération ont été estimées à près de 2 milliards de dollars (1 932 637 902 dollars).
Le président de la commission des affaires financières du Parlement, le député de l’opposition Freddy Guevara, du parti Voluntad Popular, branche radicale de l’opposition, évalue le préjudice de PDVSA à 11 milliards de dollars entre 2004 et 2014, quand Rafael Ramirez était à la tête de l’entreprise. D’après l’enquête du député, des sommes détournées ont été «lavées» dans des paradis fiscaux. Freddy Guevara demande la destitution de l’ancien responsable, pilier du chavisme, de son poste d’ambassadeur aux Nations unies.
La dirigeante de Transparencia Venezuela, antenne de Transparency International, Mercedes de Freitas, explique ces agissements frauduleux par «l’opacité» des comptes nationaux. Elle évoque «les fonds parallèles», notamment ces rallonges budgétaires décidées hors du budget. Le budget national de 2017 n’est pas passé par l’Assemblée nationale, largement acquise à l’opposition. Le gouvernement l’a remis directement au Tribunal suprême de justice, acquis à sa cause. Transparencia Venezuela pointe par ailleurs les missions, les vastes programmes sociaux financés par la rente pétrolière, qui ne rendent pas de comptes ou ne le font que partiellement.
«Il vaut mieux avoir un contact dans l’administration»
De son côté, le gouvernement s’affiche comme un fer de lance contre la corruption. C’est ce désir des Vénézuéliens d’en finir avec les pratiques frauduleuses qui avait notamment porté Hugo Chavez au pouvoir, en 1999. En 2013, un Conseil supérieur anticorruption (CSA) a été créé; en 2015, un Corps national contre la corruption… Episodiquement, le pouvoir s’attaque à certaines personnalités. C’est le cas de Rafael Eduardo Isea, proche de Hugo Chavez avec qui il a participé au coup d’Etat raté du 4 février 1992. Ancien ministre des finances (2008) et gouverneur de l’Etat d’Aragua (2008-2012), il est accusé par les autorités vénézuéliennes d’avoir détourné plus de 65 millions de dollars et d’avoir participé à des trafics de drogue. Réfugié à Washington, il collaborerait depuis septembre 2013 avec l’Agence américaine de lutte contre la drogue (DEA).
Mais pour les organisations vénézuéliennes, l’impunité demeure la règle. La justice reste liée au gouvernement. «Il n’y a pas de séparation des pouvoirs. La justice ne joue pas son rôle de contrôle», assure Mercedes de Freitas. L’organisation de défense des droits de l’homme Provea relève, dans «un diagnostic de la corruption au Venezuela», réalisé cette année, que «66 % des juges du pays exercent temporairement leurs fonctions, sans avoir accompli un processus formel de sélection et de désignation. Les juges prévisionnels peuvent être démis de leurs fonctions par la Commission judiciaire à tout moment, sans procédure au préalable. Pour cette raison leurs décisions ne sont pas attachées à une procédure régulière mais à d’autres considérations».
Au Venezuela, il est de notoriété publique qu’il vaut mieux avoir un contact dans l’administration socialiste pour accélérer ses affaires. Ces «bénéficiaires» sont désignés comme les enchufados. La même logique avait cours durant la IVe République vénézuélienne. Mieux valait connaître une personne d’influence au sein des deux partis qui se partageaient le pouvoir, Accion democratica [quatre présidents sont issus de AC, les deux derniers ont été des vedettes de la corruption, entre autres Carlos Andrés Pérez, président de la IIe Internationale] et Copei [démocratie-chrétienne, liée au PP espagnol et au PAN mexicain]. La rente pétrolière demeure, les manœuvres pour se l’accaparer aussi. (Article publié sur le site Mediapart, en date du 24 décembre; Jean-Baptiste Mouttet a écrit régulièrement sur le Venezuela et s’y trouve actuellement; titre et intertitres rédaction A l’Encontre)
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