Haïti: un président affairiste et duvaliériste…

Bill Clinton et Michel Martelly

Entretien avec Franck Seguy
conduit par Ernesto Herrera

Dans les médias internationaux, il est fait allusion à un «changement substantiel» de la situation en Haïti suite à l’accession au pouvoir de Michel Joseph Martelly le 14 mai 2011. Peux-tu décrire brièvement la situation politique présente dans ton pays?

Le président d’Haïti lui-même résume sa politique par une phrase. Elle en dit long: «Haïti is open for business.» En effet, depuis son investiture, le président haïtien fait de son mieux pour ouvrir aux investissements directs étrangers. Et donc y attirer des investisseurs. Plusieurs forums économiques ont déjà été tenus à Port-au-Prince avec l’aide notamment de Bill Clinton ou du représentant spécial du secrétaire de l’ONU en Haïti. De même, le président s’est rendu au World Economic Forum à Davos en janvier 2012, pour y rencontrer des hommes d’affaires susceptibles d’opérer des investissements en Haïti. Il est important de signaler qu’il y était en compagnie d’un certain Denis O’Brian, PDG de l’entreprise de téléphonie cellulaire Digicel, qui contrôle aujourd’hui 80% du marché de la téléphonie en Haïti.

Laurent Lamothe, ministre des Affaires étrangères, suite à la démission de Garry Conille, a été soutenu par une large majorité du Sénat pour son accession au poste de premier ministre en date du 10 avril. La Chambre des députés est en voie d’avaliser ce choix fait par Martelly. Durant son mandat, Lamothe s’était fait connaître comme le chantre de la «démocratie d’affaires».

Cette dernière se matérialise sous des formes très concrètes. Ainsi, dans plusieurs régions du pays, le gouvernement est en train de mettre les terres les plus fertiles au service de la construction de zones franches industrielles (ZFI). A Caracol (nord), une nouvelle ZFI est déjà prête à fonctionner. Il s’agit d’une localité d’environ 5000 habitants qui devra, d’un moment à l’autre, abriter plus de 20’000 personnes, sans qu’aucune infrastructure de base y soit mise en place. Même pas l’accès à l’eau potable.

Lors de son investiture en octobre 2011, l’ancien Premier ministre promettait de créer des centaines de milliers d’emplois. A cette occasion, il avait déclaré: «Les besoins d’emplois étant tellement importants aujourd’hui, Haïti ne peut se payer le luxe de rejeter les demandes d’établissement d’entreprises desservant les marchés de masse et exigeant de bas salaires.»

Ainsi, lorsque la presse internationale parle de «changement substantiel» de la politique haïtienne, elle se réfère effectivement au boulevard qui est en train d’être mis en place pour la présence du capital transnational en Haïti. Ce ne sont pas moins de 40 ZFI qui sont prévues pour Haïti, et une bonne partie d’entre elles sont en phase de construction actuellement. Mais rien de cela n’est à mettre au compte de Martelly. En effet, depuis mars 2010 le Plan d’action pour la reconstruction et le développement national (PARDN) prévoyait: «Le succès de l’implantation des pôles régionaux dépendra largement des incitations au développement industriel, commercial et touristique. A ce chapitre, la loi Hope II [Haitian emispheric Opportunity through Partnership Encouragement] fournit un premier cadre pour utiliser les avantages comparatifs d’Haïti, pour mettre à profit sa main-d’œuvre, la proximité du marché nord-américain et le savoir-faire de son secteur privé. […] L’Etat haïtien veut favoriser les investissements dans ce secteur [vêtements tissés, tricots, etc.] en soutenant l’installation de parcs industriels et de zones franches […].»

Sur un autre plan, il faut signaler que le président haïtien, qui, candidat, n’avait pas caché son appartenance duvaliériste, ne rate aucune occasion de se montrer publiquement aux côtés de Jean-Claude Duvalier depuis que le sanguinaire dictateur est de retour au pays («Baby doc», président de 1971 à 1986 après le décès de François Duvalier, son père; il est rentré à Haïti le 16 janvier 2011, à bord d’un avion d’Air France; après une brève interpellation, il sera mis en liberté).

Entre-temps, au cours des premiers mois de cette année 2012, la morgue de l’hôpital de l’Université d’Etat d’Haïti a déjà «reçu» plus d’une centaine de tués par balles – parmi eux des gens bien connus – sans que même une enquête soit ouverte pour faire la lumière sur ces assassinats sommaires.

De l’autre coté de la frontière, en République dominicaine, la journaliste Nuria Piera a obtenu et publié une vaste documentation qui montre comment le président haïtien est soudoyé à coups de millions de dollars par un sénateur dominicain, Felix Bautista. La firme de construction de ce sénateur a pu obtenir de Martelly des contrats extrêmement juteux sous des formes plus que douteuses afin d’œuvrer à la «reconstruction d’Haïti». Bautista est connu comme le champion de la corruption dans son pays. Martelly n’a pas pu démentir ces allégations de corruption qui pèsent sur sa personne. Par contre, c’est l’ex-chef du gouvernement, Garry Conille, qui a dû démissionner de son poste pour avoir osé former une commission d’enquête visant à faire la lumière sur ces contrats.

Suite au tremblement de terre du 12 janvier 2010, un flot d’informations, en provenance de l’ONU et de l’OEA (Organisation des Etats américains) a souligné que «l’aide humanitaire» avait été efficace et que la situation socio-économique s’était améliorée pour des centaines de milliers de personnes. Que peux-tu nous dire à ce propos?

Il existe en Haïti une phrase qui résume ce qu’est l’aide humanitaire. Elle dit ceci: «L’aide humanitaire, on ne la voit ni ne la mange. On ne peut qu’en entendre parler.» C’est une phrase qui à elle seule, dénonce toute la rhétorique trompeuse et creuse des organisations internationales dont le business se résume à commercialiser la misère des gens sous la couverture de «l’aide humanitaire».

En fait, on doit reconnaître que «l’aide humanitaire» a fonctionné. Mais pour qui? Actuellement, ce sont les ONG qui offrent les meilleurs emplois du pays. Mais ceux-ci sont octroyés aux ressortissants de pays étrangers portant le statut d’expatriés (remarquez que quand des Haïtiens eux-mêmes vont chercher de l’emploi dans les pays de ces gens, ils sont, eux, des immigrés). Les Haïtiens doivent se contenter des postes subalternes ou de seconde zone. Mais, malgré tout, ce sont les postes les mieux payés auxquels peut rêver tout jeune diplômé haïtien aujourd’hui. Menant un train de vie supérieur à celui de la majorité de la population, les expatriés font le va-et-vient entre les hôtels de luxe de Port-au-Prince et, notamment, font grimper le prix des loyers et des produits alimentaires.

Pour répondre à leur demande, les supermarchés et la spéculation immobilière de la place affichent les prix en dollars. Parfois directement en anglais. Voici 3 annonces tirées au hasard d’un quotidien en juillet et août 2011:

• «Immeuble à louer à Delmas […].- Immeuble comptant six appartements de 1 à 2 chambres à coucher, pouvant aussi être converti en bureau pour ONG ou résidence pour missionnaires. Pour information, appeler au […]»

• Ou encore: «For rent. One Bedroom Apartment in Thomassin 38. Fully furnished, Water, Electricity, WI-FI, parking space. For information Please Call […]». En clair, Haïtiens s’abstenir!

• Ou encore: «Appartements spacieux à louer à Pacot.- Un bâtiment de six appartements. Chaque appartement a deux chambres et deux salles de bains. Quartier paisible. Terrasse, parking. $1000 USD […]. Adresse[…]. Appelez Mme […]»

A titre informatif, et pour faciliter la comparaison: un enseignant engagé à plein-temps à l’Université d’Etat d’Haïti, la plus grande université du pays, gagne un salaire brut entre $ 1024,39 USD et $ 1243,90 USD. De ce salaire, l’Etat déduit 23%.

Donc, si «l’aide humanitaire» a fonctionné, c’est d’abord au profit des expatriés – européens majoritairement –, des quelques professionnels haïtiens qui travaillent avec eux dans des postes subalternes et de la bourgeoisie qui profite de leur présence pour augmenter la rentabilité de ses diverses opérations économiques et commerciales. Mais, pour la population, «l’aide humanitaire» vient compliquer une situation de survie déjà trop compliquée.

Dans le cadre que tu viens de décrire, qu’en est-il des mouvements sociaux? Y a-t-il des mobilisations sociales de résistance? Quelles sont les principales revendications?

Certes, une certaine résistance face à une telle situation existe. Mais on ne peut pas affirmer que s’exprime un mouvement à la hauteur des défis de l’heure. Car, Haïti souffre d’un déficit grave: c’est l’absence de direction socio-politique ayant une perspective de changement radical. Si ce problème existe dans plusieurs coins de la planète, en Haïti il est peut-être porté à son point le plus élevé. C’est que la transition démocratique bourgeoise enclenchée depuis la chute de Duvalier en 1986 a cassé les reins des mouvements sociaux.

Les organisations qui ont voix au chapitre ont depuis belle lurette délaissé le terrain de la contestation et de la lutte directe pour se cantonner de préférence à celui de la «négociation», du «compromis»  et du «dialogue». Au point que le discours, les déclarations se sont imposés comme les instruments privilégiés dans le champ politique en Haïti. Finalement, il n’y a en Haïti aucun parti de gauche, aucun parti qui aurait un engagement, même minimal, avec les luttes des travailleuses et des travailleurs, les luttes des masses ou les luttes populaires de manière générale. Ce qui explique que, malgré la gravité de la situation, il n’y a aucune proposition d’alternative venant de la gauche.

Toutefois, il existe des organisations de jeunes qui se battent pour exiger, par exemple, une indemnisation pour les 7000 à 8000 personnes victimes du choléra introduit par les forces militaires de l’ONU ou pour les nombreuses personnes, parmi lesquels des adolescentes et des adolescents, victimes de viol de la part des soldats de la Minustah.

En ce sens, on doit saluer le travail de la centrale syndicale Batay Ouvriye [Bataille ouvrière] qui mène une lutte quotidienne pour que les ouvriers et les ouvrières puissent avoir le droit de s’organiser dans les fabriques en vue de pouvoir travailler dans des conditions plus ou moins acceptables. (27 avril 2012, entretien conduit par Ernesto Herrera responsable de Correspondencia de Prensa)

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Franck Seguy est sociologue et militant haïtien

1 Commentaire

  1. Je crois que le Professeur Franck Séguy a raison dans son point de vue sur la situation haitienne actuelle. Mais il a omis ou peut-être oublier de mentionner l’ogmentation spétaculaire du trafic de la drogue en Haiti et l’utilisation des moyens de l’ETAT au service des proches et amis du pouvoir. Des voitures équipéés de sirènes et de girophares parcourent la capitale avec des gens sans aucune qualité légale, juste des amis du président et qui font sans aucun gêne des trafics de plaques officielles. Pendant que le peuple continu a patauger dans la crasse, un jeune homme a reçu, au su et au vu de tous, un gifle en plein visage par celui qu’on surnomme le chèf des « bandi légal » Roro Nelson, parce qu’il dénonçait le pseudo programme aba grangou [ce programme est dirigé par Sophia Martelly et prétend, dans la présentation officielle, fournir, en argent et nourriture, un million de mères de famille et un million d’enfants de moins de 5 ans et avoir engagé 10’000 agents pour cela; de plus, 200 «investisseurs privés de taille moyenne» sont censés recevoir une «aide pour développer des filières agricoles»], mis sur pied par la première dame mais gérer par sa fondation privé, loin d’être amélioré la situation si n’est que pour gommer l’échec de la communauté internationale en Haiti.

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