Par Fernando Molina
Le 9 décembre, Marcos Pumari, le deuxième plus important dirigeant des manifestations contre le président bolivien Evo Morales en 2019, a été arrêté à Potosí à la suite d’une opération de police. Un juge a ordonné qu’il soit placé en détention provisoire pendant six mois en attendant son procès. Il doit les purger à Llallagua, une ville minière où il ne vit pas mais que les autorités jugent plus sûre que Potosí, la capitale régionale, où Marcos Pumari bénéficie du soutien de la population.
Il est accusé d’avoir incendié et pillé le Tribunal électoral départemental de Potosí dans les jours qui ont suivi l’élection du 20 octobre 2019, élection que l’opposition a jugée frauduleuse [voir à ce sujet, entre autres, l’article de Fernando Molina, Coup d’Etat ou fraude: 2019 continue de polariser la Bolivie]. Peu après que le candidat à la présidentielle arrivé en deuxième position, Carlos Mesa [président d’octobre 2003 à juin 2005], a accusé Morales d’avoir modifié les résultats du scrutin, des foules en colère ont attaqué des bureaux électoraux dans les villes de Potosí, Sucre et Santa Cruz de la Sierra. Marcos Pumari était alors président du Comité civique de Potosí (Comité Cívico Potosinista- COMCIPO). Cette structure, avec le Comité civique de Santa Cruz, est celle qui s’oppose le plus à Morales et au Mouvement vers le socialisme (MAS).
L’arrestation de Marcos Pumari a été applaudie par les militants pro-gouvernementaux, dont la majorité estime que les procédures visant à poursuivre les principaux protagonistes du renversement de Morales en 2019 avancent trop lentement. Un porte-parole de la puissante Confédération bolivienne des travailleurs paysans (CSUTCB- Confederación Única de Trabajadores Campesinos de Bolivia), qui fait partie du Mouvement vers le socialisme (MAS), a déclaré: «Nous soutenons pleinement l’arrestation de M. Pumari, mais ce n’est pas suffisant, ce n’est que le début de la justice. Nous demandons également l’arrestation de tous les auteurs du coup d’Etat.» Il a ensuite cité les noms de presque tous les leaders de l’opposition, y compris celui de Marcos Pumari qui était lors de l’élection présidentielle en octobre 2020 l’allié [car candidat à la vice-présidence sur la liste de Fernando Camacho qui a obtenu 14% des suffrages] de l’actuel gouverneur de Santa Cruz [en place depuis mai 2021], Luis Fernando Camacho.
Le 14 décembre, Camacho n’a pas pu arriver dans la ville oppositionnelle de Potosí, pour coordonner une mobilisation avec le COMCIPO en riposte à l’arrestation de Pumari. En effet, des paysans ont monté un barrage sur la route pour l’empêcher d’atteindre Potosi. Pour décrire cet incident, Camacho a utilisé la formule: des «hordes masistes» se sont attaquées «comme des terroristes» à lui et son entourage. Le parti au pouvoir (le MAS) a répondu que les responsables du barrage voulaient, en réalité, que des sanctions soient prises contre les crimes du gouvernement intérimaire de Jeanine Áñez [novembre 2019-novembre 2020, arrêtée en 2021, en détention préventive depuis mars 2021 jusqu’à sa récente inculpation], dont la formation avait été soutenue par Camacho et Pumari. Le MAS estime que l’incendie des tribunaux électoraux le 21 octobre 2019 faisait partie du coup d’Etat qui allait mettre fin à la présidence de Morales trois semaines plus tard.
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Il y a là, plus ou moins, le ton du débat bolivien. Ce sont également quelques-uns des clivages qui divisent le pays: les campagnes contre les villes, les indigènes contre les non-indigènes, les comités civiques contre les syndicats, Santa Cruz, Beni, Potosí et Tarija, dans l’est et le sud du pays, contre les régions de l’ouest et du nord (où se trouve La Paz). Et, bien sûr, la division entre les deux points de vue ayant trait au renversement de Morales et portant sur la nature du gouvernement Jeanine Áñez, à savoir s’il s’agissait d’une attaque contre la démocratie bolivienne ou d’une tentative ratée de la sauver d’une «dictature» antérieure [celle de Morales de janvier 2006 à novembre 2019].
Les arrestations d’opposants au MAS, accusés de fomenter un coup d’Etat contre Morales, alimentent cette polarisation qui maintient le pays sous une tension constante. Plus d’une dizaine d’anciens chefs militaires sont en prison pour avoir «suggéré» à Morales de démissionner à l’occasion de la crise électorale [voir à ce propos l’article de Pablo Stefanoni et Fernando Molina publié sur ce site en date du 12 novembre 2019]. Des commandants des forces armées et de la police, en fonction en 2019, sont en fuite. Et, comme on le sait, l’ancienne présidente Jeanine Áñez a récemment été formellement inculpée de deux délits mineurs: arrêts contraires à la Constitution et manquement au devoir, qui sont passibles de deux ans d’emprisonnement. Elle fait également l’objet d’une enquête pour sédition, conspiration et terrorisme, des accusations qui, si elles sont prouvées, pourraient la faire emprisonner pendant 20 ans.
Les poursuites pour ces accusations plus graves ne progressent pas. Il est paradoxal que Jeanine Áñez fasse l’objet d’une enquête pour son rôle dans la chute de Morales, un rôle moindre que celui de Camacho. D’ailleurs, les procureurs n’ont même pas osé le convoquer pour témoigner. Chaque fois qu’ils ont essayé de le faire, cela a suscité d’énormes troubles dans la région du gouverneur, Santa Cruz. En revanche, ils ont convoqué l’ancien président Carlos Mesa, qui a refusé de témoigner pour ne pas s’incriminer. Et il n’a pas été poursuivi. L’une des raisons pour lesquelles Jeanine Áñez a été impliquée dans ce procès est que le parti au pouvoir ne peut pas ouvrir un procès à charge pour ses actions en tant que présidente par intérim [elle a assumé la présidence à partir du 12 novembre 2019, suite à la démission de Morales, car elle était vice-présidente du Sénat], car cela nécessiterait une majorité des deux tiers des parlementaires, majorité dont le MAS ne dispose pas.
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Le président Luis Arce [ancien ministre de l’Economie du gouvernement d’Evo Morales] est au gouvernement depuis plus d’un an [voir l’article de Pablo Stefanoni publié sur ce site le 20 octobre 2020]. Il n’a pas réussi à engager une action en justice pour établir la responsabilité de la classe politique dans les événements dramatiques qui ont précédé et suivi la démission d’Evo Morales le 10 novembre 2019. Il ne veut pas mettre fin aux accusations portées contre l’un ou l’autre des politiciens de l’opposition, ni agir comme le président Daniel Ortega au Nicaragua, en poussant à l’arrestation de dirigeants de partis politiques qui disposent d’une base populaire, tels que Luis Fernando Camacho et Carlos Mesa. Une solution intermédiaire semble consister à ne s’attaquer qu’aux cibles «faciles», comme Marcos Pumari, dont les jours de gloire politique étaient déjà derrière lui avant son arrestation. Cependant, si telle est la stratégie, cela signifie laisser les autres dirigeants de l’opposition (Camacho et Mesa en particulier) dans le flou juridique, ce qui pourrait empêcher le parti au pouvoir de surmonter un jour «la rengaine du coup d’Etat», comme l’a appelé un politicien de l’opposition. Dans le même temps, le fait de ne pas clore les différentes accusations judiciaires [en cours ou évoquées] empêche le gouvernement d’être en mesure de développer un projet constructif qui permettrait de réconcilier le pays ou du moins de «désamorcer» la polarisation. «Tant le gouvernement que l’opposition subordonnent leurs stratégies à long terme à leurs tactiques présentes d’affrontement», explique le sociologue Fernando Mayorga.
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Les sondages montrent deux faits contradictoires: si une partie croissante de la population est agacée par ce climat d’affrontement des politiciens, les deux camps bénéficient d’un soutien similaire (environ 40% chacun, bien que l’opposition soit divisée en plusieurs factions).
Le problème s’est avéré trop complexe pour les vues et les ressources du gouvernement. Le président Arce est un économiste reconnu, mais il n’a pas le brio politique de son prédécesseur, Evo Morales. Arce a laissé «les choses arriver», sans essayer de les organiser selon une perspective construite et intelligible. En conséquence, personne ne sait vraiment, y compris au sein du gouvernement, si le processus de poursuites judiciaires ira plus loin – pour inclure les principales figures de l’opposition – ou non. Cette incertitude devrait perdurer tout au long du mandat présidentiel [en 2025]. Cela a conduit de nombreux analystes à prédire que la polarisation deviendra une maladie chronique. Dans la conjoncture présente, de nombreux autres pays, des Etats-Unis à l’Argentine, connaissent certes une fracture sociale similaire durable.
En outre, Luis Arce a commis une erreur majeure qui a affecté la stabilité de son gouvernement. Il a tenté de faire passer une série de lois pour mettre en œuvre une stratégie de lutte contre le blanchiment d’argent en Bolivie. La stratégie était de nature technocratique; elle était copiée sur les politiques européennes et suscitait la crainte dans un pays où 70% de l’économie est informelle. Les commerçants, les transporteurs et autres «entrepreneurs» informels, qui avaient généralement soutenu le MAS, ont réagi par une grève [initiée mi-novembre] à laquelle se sont joints les comités civiques (qui constituent l’épine dorsale de l’opposition bolivienne). Cette alliance, qui aurait été impensable il y a quelque temps, a fini par faire reculer le président. Il a dû retirer une des lois qu’il comptait faire passer et demander à l’Assemblée des députés d’en abroger une autre. Il s’est ainsi montré comme un dirigeant «faible» (qualificatif diffusé dans la presse). Cependant, au moment même où ce conflit se déroulait, un sondage indiquait que sa popularité dépassait les 40%, ce qui le plaçait bien au-dessus du reste des politiciens ayant une audience nationale.
Comme le montre ce contraste, la «faiblesse» du gouvernement d’Arce est en grande partie un effet de l’isolement du MAS sur le terrain de la communication et de la culture. Peu après la grève de mi-novembre, Evo Morales, en sa qualité de président du MAS, a organisé une marche de 180 kilomètres de Caracollo (petite ville du département d’Oruro) à La Paz, pour soutenir le président. La marche, d’abord sous-estimée par les grands médias, a fini par mobiliser des dizaines de milliers de paysans, d’habitants de quartiers pauvres et de travailleurs. Elle a montré deux choses à la fois: la grande force du MAS parmi les secteurs populaires et son rejet par la classe moyenne urbaine, à laquelle sont liés, comme on le sait, les acteurs du monde médiatique et les intellectuels. Bien que le parti au pouvoir dispose de certains médias publics et privés, dans le domaine médiatique sa capacité d’impact est inférieure et cela s’est avéré évident. En effet, parmi les principaux journaux, chaînes de télévision et stations de radio du pays, l’opposition a son égard est manifeste.
Si un étranger arrivait et fondait son opinion sur la Bolivie à partir des articles de la presse, il devrait conclure qu’Arce est le dos au mur et commet constamment des exactions. Le même rapport de force défavorable au MAS peut être observé dans les universités, les think tank, etc.
Il y a là une autre expression de la polarisation sociologique du pays. La majeure partie de l’électorat du MAS se trouve dans les segments qui n’ont pas eu 12 ans de scolarisation, c’est-à-dire qui n’ont pas terminé l’école secondaire. Au contraire, l’opposition a beaucoup plus de succès dans les secteurs les plus éduqués du pays.
Le 15 décembre 2021, un piquet de femmes de l’opposition a manifesté devant un hôtel de Santa Cruz où, à l’invitation du Tribunal suprême électoral, des centaines d’intellectuels se réunissaient pour discuter de la polarisation politique de la Bolivie. Des femmes portaient une pancarte avec une photo du président Arce avec le slogan «Gouvernement frauduleux», et criaient «A bas le communisme».
Ce n’était pas un événement inhabituel. L’opposition, notamment sa faction la plus radicale, met systématiquement en cause le Tribunal électoral, pourtant choisi dans le cadre du processus de remplacement d’Evo Morales, afin d’organiser des élections acceptables pour l’opposition. Leur scepticisme est dû à l’histoire passée du pays, dans laquelle l’accusation de fraude électorale a été récurrente, et aussi au fait que, après avoir essayé de nombreuses voies différentes – du «vote utile» pour le candidat ayant les meilleures chances de battre le MAS, à l’activation de processus de suspension des droits électoraux de ce parti – l’opposition, qui a toujours été divisée et manque de leaders ayant une influence nationale, ne parvient pas à battre son rival dans les urnes. Elle justifie alors son impuissance en réactualisant les soupçons de fraude et en rejetant la faute sur l’arbitre (le Tribunal électoral).
«Les deux parties restent engluées dans l’affrontement de 2019. Alors que l’opposition remet en question la légitimité des élections (remportées par Arce) parce qu’elle tente de réactiver le clivage “démocratie et dictature” qui lui a offert un succès en 2019, le gouvernement quant à lui transforme chaque initiative de l’opposition en un “second coup d’Etat”», explique Fernando Mayorga.
Puisque les secteurs populaires sont évalués par rapport au poids de la classe moyenne, le MAS est sûr de sa majorité numérique. De plus, l’opposition est renforcée et radicalisée par sa position dominante dans les médias, par ses victoires dans les batailles idéologiques et par sa majorité dans les villes, notamment à Santa Cruz de la Sierra. Il ne s’agit pas précisément d’une impasse, mais une dualité de sources de légitimité, qui stimule l’affrontement politique.
Comment celui-ci va-t-il se terminer? Personne ne le sait. Certains pensent à un scénario similaire à celui du Chili entre 1971 et 1973, période durant laquelle les conditions idéologiques et psychologiques ont été créées pour le coup d’Etat d’Augusto Pinochet. D’autres supposent que, malgré l’échec des efforts de l’opposition pour écarter le MAS du pouvoir en 2020, le pays est entré dans un moment de transition entre le cycle étatiste et redistributif sous le leadership d’Evo Morales et un autre cycle qui n’a pas encore pris forme.
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Tout au long de l’histoire de la Bolivie, la disparition politique d’un caudillo important a créé des situations de dispersion du pouvoir, de fragmentation sociale et de batailles chaotiques pour déterminer comment il serait remplacé. L’élément particulier de ce moment est que Morales n’a pas disparu du paysage politique. Bien au contraire. Bien que les sondages de popularité le placent derrière Luis Arce et le vice-président David Choquehuanca [d’origine aymara, du département de La Paz, fut ministre des Affaires étrangères de janvier 2006 à janvier 2017] en termes de soutien, la marche massive et mémorable qu’il a organisée récemment a montré qu’il possède toujours une force politique qui ne peut être sous-estimée. De plus, il a le contrôle du parti au pouvoir, ce qui pourrait être décisif lorsqu’il s’agira de choisir le candidat pour les élections de 2025.
Enfin, le système politique bolivien est fortement présidentialiste, ce qui, en fait, met Arce en position concurrentielle avec Morales pour le leadership de la prochaine période gouvernementale. On parle déjà d’«arcismo», comme un courant au sein du MAS avec ses propres dirigeants et caractéristiques (une idéologie fortement étatiste et anti-élitiste avec une certaine tendance technocratique, une combinaison similaire à celle du réseau de soutien de Rafael Correa lorsqu’il était président de l’Equateur – 2007-2017). Si Arce devait opter pour une réélection, ce que la constitution lui permet de faire, il est très probable que le MAS se diviserait, car ce n’est un secret pour personne que Morales veut se représenter en 2025.
Cette volonté a déjà commencé à susciter des tensions entre le leader indigène et le président. On sait que les deux hommes se sont affrontés à propos de l’organisation de la marche susmentionnée, qui a replacé Evo Morales dans l’actualité politique et lui a permis de montrer ses «muscles» en tant que leader de son parti. En public, cependant, ils semblent être en bons termes. Dans ses discours, Morales ne manque pas de reconnaître la primauté d’Arce – et même de Choquehuanca, qui est son rival personnel – dans la vie institutionnelle du pays. Et nombre des partisans de Morales n’ont pas été intégrés à l’exécutif.
Morales sait, comme tout Bolivien, que la seule façon réaliste pour l’opposition d’accéder démocratiquement au pouvoir à court terme est de diviser le MAS lors des prochaines élections. Cette compréhension limite sa marge de manœuvre, tout comme celle d’Arce. Cependant, les différences entre les deux, qui commencent à s’accentuer, pourraient se développer de telle manière qu’elles débordent le cadre de la prudence dans lequel ils ont jusqu’à présent agi. Le temps nous le dira. (Article publié sur le site de la revue Nueva Sociedad, décembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
Fernando Molina est journaliste et écrivain. Il est l’auteur, entre autres, de El pensamiento boliviano sobre los recursos naturales (Pulso, La Paz, 2009) et de Historia contemporánea de Bolivia (Gente de Blanco, Santa Cruz de la Sierra, 2016). Il collabore au journal espagnol El País.
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