Alger, 12 mars 2021. C’est le troisième vendredi depuis le retour du hirak. La capitale est tranquille ce matin. La ville se réveille doucement. Il fait très beau. C’est un temps pour aller prendre un bol d’air à la campagne, partir en forêt ou faire une escapade en bord de mer, surtout que c’est les vacances scolaires. Le dispositif policier est relativement souple.
Des unités des forces de l’ordre sont massées en haut de la rue Victor Hugo. Mais point d’uniformes aux abords de la mosquée Errahma. Fait curieux: on n’entend pas le prêche de l’imam qui, habituellement, est répercuté par haut-parleur. 13h40. Dès la fin de la prière collective, un grondement sourd rugit: «Dawla madania, machi askaria!» (Etat civil, non militaire). Des cordons de police coupent l’accès à la rue Mohamed Châbani, et, comme tous les vendredis, un barrage sécuritaire compact barre la route vers le haut de la rue Didouche Mourad.
Les manifestants remontent la rue Victor Hugo avant de bifurquer à droite, en direction de la place Audin et la Grande-Poste en scandant les chants et slogans habituels; des chants anti-Tebboune et contre les «moukhabarate», la police politique. On pouvait entendre aussi des voix s’écrier: «Echaâb yourid isqat ennidham!» (Le peuple veut la chute du régime). Un emblème amazigh est agité.
Des jeunes crient en hissant le portrait du détenu d’opinion Sami Dernouni: «Sami Dernouni, yahagrou ezawali, moukhabarate irhabia!» (Sami Dernouni, ils oppressent les pauvres, services de renseignement terroristes). Un carré se démarque d’emblée en scandant avec énergie: «Djazair horra dimocratia!» (Algérie libre et démocratique). Ce carré, ouvertement progressiste, déploie une banderole reprenant ce même slogan: «Algérie libre et démocratique».
Le même mot d’ordre est répercuté sur plusieurs pancartes. Toujours dans ce carré progressiste, plusieurs pancartes étaient brandies, assorties de messages ciblés: «Pour un Etat de droit et de justice», « Pour une Algérie libre et plurielle», «Union, justice, liberté», «Presse libre, justice indépendante», «Révolution pour la liberté et la dignité», «Ni peur ni crainte, la rue appartient au peuple», «Liberté aux détenus d’opinion», «Dissolution de la police politique»… Nous étions en train de prendre en photo ces pancartes pour les besoins de notre reportage, lorsqu’un jeune homme nous a interpellé sur un ton de reproche en nous disant: «Vous ne faites que les photos des féministes ? Il y a aussi les autres, devant.» Que notre ami se rassure: nous notons scrupuleusement toutes les pancartes. Voilà d’ailleurs ce que quelques-unes relevées auprès d’autres groupes de marcheurs, disaient: «Non au pouvoir militaire», «La force des idées est plus forte que l’idée de la force», «L’Algérie n’est pas à vendre, ni au nom de la religion, ni au nom de l’OTAN», «Le peuple s’est libéré, c’est lui qui décide», «Non à la torture». Dans le lot, il y avait ce panneau hissé par un vieux monsieur: «La mafia est toujours présente dans les daïras et les communes. Que Dieu protège notre pays et nos enfants». A noter également cette banderole: «Le hirak demande la souveraineté populaire et l’édification d’un Etat basé sur des institutions avec une ingénierie politique éclairée».
Les élections: «C’est un non-événement pour moi»
On s’attendait à ce que l’un des thèmes qui allaient ressortir dans les manifs soit le sujet des «législatives» après l’annonce faite jeudi, fixant la date de la tenue d’élections législatives anticipées au 12 juin 2021. Mais le hirak, grosso modo, a traité cela comme un non-événement à en juger par le peu de cas fait de cette annonce, que ce soit sur les pancartes ou dans l’oralité vibrante des manifs.
Un confrère croisé sur la rue Didouche relevait justement la même chose, et quelques secondes plus tard, à hauteur de la BNA, une voix s’élevait, bientôt suivie par d’autres voix, soufflant: «Makache intikhabate maâ el issabate!» (Pas d’élections avec les gangs). On a ainsi ressorti pour l’occasion le slogan-phare des actions de protestation contre la présidentielle du 12/12. A la place Audin, des groupes répétaient: «Ulac el vote ulac!» (en kabyle: Pas de vote). Un citoyen arbore cette pancarte: «Il n’y aura pas d’élection sans Etat de droit. Justice indépendante; supprimer l’article 2 de la Constitution; égalité des chances; liberté de conscience; liberté de culte. C’est l’Algérie de demain».
Un manifestant dans la quarantaine écrit: «Vous comptez encore nous berner avec vos élections ?» Interrogé, ce dernier explique: «Le vote, c’est une diversion pour détourner le peuple du cœur du problème. Ils nous traitent comme des enfants qui s’agitent, et à qui on concède une friandise pour les calmer. Moi je suis pour une période de transition. Nous avons des hommes politiques de valeur pour la conduire. Ce vote n’est qu’une supercherie de plus.» Le thème des élections revenait également sur les pancartes d’un groupe d’étudiants en provenance de la place du 1er Mai.
L’un d’eux déroule ces mots d’ordre: «Notre objectif: une transition démocratique souple qui garantisse la continuité de l’Etat pour aller vers un Etat de l’égalité et des libertés, un Etat fort qui assure une vie digne à tous ses citoyens.» Une étudiante proclame pour sa part: «L’agenda électoral ne règle pas la crise politique; étudiants conscients». Une autre manifestante brandit ce message: «L’Algérie ancienne: dialogue; l’Algérie nouvelle: négociation. Il n’y a ni dialogue ni négociation avec un régime dont le seul souci est d’aller aux législatives. Le hirak n’est pas concerné par les législatives.»
Contrairement aux deux précédents vendredis, le cortège qui prenait son départ de la rue Victor Hugo était clairsemé, de même que celui en provenance de Belouizdad. En arrivant à hauteur de la Fac centrale et sur la rue Khettabi qui mène droit vers la Grande Poste, il n’y avait que la police et à peine quelques grappes de hirakistes. Il était pourtant 14h passée. Nous descendons la rue Sergent Addoun pour gagner la rue Asselah Hocine et rejoindre le cortège en provenance de Bab El Oued. Et là, c’était carrément un autre hirak qui commençait.
C’était spectaculaire, ces vagues formées de dizaines de milliers de manifestants qui déferlaient de Bab El Oued, de La Casbah, de la place des Martyrs… Voilà qui relançait complètement ce 59e vendredi. La foule arbore des portraits de Nezzar, du général Toufik, en ajoutant la mention «Criminel». Les slogans, rageurs pourfendaient à l’unisson les «moukhabarate», l’ex-DRS [Département du renseignement et de la sécurité], aux cris de: «Moukhabarate irhabia, tasqot el mafia el askaria» (Services terroristes, à bas la mafia militaire).
Concentrée derrière le bâtiment de l’Assemblée nationale, la foule crie à tue-tête: «Klitou lebled ya esseraquine» (Vous avez pillé le pays bande de voleurs). Une dame défile avec cette pancarte: «Ni dialogue, ni concertation, le peuple est source de la décision.» Un autre citoyen relève: «Le peuple s’est soulevé à cause de la hogra [mépris], de l’injustice et de la marginalisation contre une bande qui ne craint pas Dieu. Non aux querelles idéologiques.» Sur plusieurs écriteaux, ce serment: «La révolution continue». Un jeune réaffirme le caractère résolument pacifique du mouvement en écrivant: «Le hirak, son approche est révolutionnaire et sa conduite est pacifique.» Le cortège, transfiguré, scande un nouveau chant qui fait fureur: «Dites à Toufik comme le DRS est bon. Le peuple n’oublie pas dix ans de boucheries. Dites-leur qui a tué Matoub, qui a tué Hachani…»
En termes d’animation, le cortège de Bab El Oued est définitivement le roi de la rue. «Normal, ces jeunes ont tous fait l’école des stades, c’était notre seul espace d’expression politique», souligne Abdenour, étudiant. Un homme dans la soixantaine fulmine à propos des législatives annoncées: «Il n’y aura pas de vote jusqu’à ce qu’ils partent tous. On va droit dans le mur. Ce scrutin ne va absolument rien régler. Pour moi, c’est un non-événement. On n’a pas besoin de leur vote !» (Article publié sur le site du quotidien El Watan, le 13 mars 2021)
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