Par Carlos Girbau
Le 17 mai et pendant 24 heures, le Maroc a cessé de «remplir» son «obligation» de contrôler, avec le Royaume d’Espagne, la frontière sud de l’Union européenne. Résultat: quelque 8000 personnes, dont 1500 enfants, sont entrées à Ceuta depuis le royaume alaouite en contournant les brise-lames de Tarajal et Benzú. Ceuta est l’une des 20 frontières les plus inégalitaires de la planète.
Il n’est pas étonnant que la droite, à commencer par Vox, mais suivie par le PP (Parti populaire) et C’s (Ciudadanos), ait saisi l’occasion pour parler d’«invasion». Ils ont renforcé leur discours raciste et xénophobe, et ont très consciemment confondu l’obligation pour des millions de personnes de chercher une vie meilleure en dehors de leur pays avec l’entrée de forces armées d’un pays étranger. Ce qui passait sur ou à côté des brise-lames, c’était l’exercice par des personnes d’un droit consacré par la Convention des droits de l’homme (art. 13), certes de manière irrégulière d’un point de vue administratif.
Cependant, il y avait des hommes armés sur les plages, ceux de l’armée espagnole, de la police, de la garde civile et même plusieurs chars. Du personnel de la Croix-Rouge était également présent. En d’autres termes, les armes ont été fournies par l’Espagne, la faim et le désespoir étaient le lot des personnes qui sont arrivées. Immédiatement, comme l’ont dénoncé les ONG travaillant sur l’immigration et l’asile dans le royaume, ces forces militarisées ont commencé à renvoyer au Maroc, «dans le feu de l’action», ceux et celles qui étaient arrivés, cela sans respecter aucun droit. Peu importe qu’il s’agisse de mineurs non accompagnés, d’éventuels demandeurs de protection internationale ou de personnes malades. En 24 heures, la moitié d’entre eux étaient de retour de l’autre côté de la barrière.
Le scandale a commencé à devenir énorme. Le médiateur est intervenu et les mineurs sont passés du renvoi à l’internement dans des entrepôts industriels en attendant que leur avenir soit «traité». A ce jour, ils sont toujours là, tout comme les énormes files d’attente de ceux qui ont été «sauvés», pour le moment, du renvoi et qui ont entamé leur demande de protection internationale. Dans les 30 jours, ils devraient recevoir une réponse à leur situation.
La droite, qui se mobilisera dimanche prochain, le 13 juin, sur la Plaza de Colón à Madrid, pour une manifestation politique contre les éventuelles grâces accordées aux prisonniers politiques catalans, a qualifié «la crise» de Ceuta d’invasion. Pour sa part, le président du gouvernement de coalition progressiste, Pedro Sánchez, (PSOE), a parlé d’«agression» et de protection des frontières. Mais il n’a pas mentionné l’expression «crise humanitaire et politique» qui a été utilisée par Ione Belarra, d’Unidas Podemos (UP), l’autre composante du gouvernement [elle est ministre des Droits sociaux et de l’Agenda 2030]. En aucun cas, les retours «à chaud» n’ont été critiqués. La presse a même souligné que Yolanda Díaz, ministre du Travail et de l’Economie sociale, et cheffe affirmée d’UP au sein du gouvernement, a tempéré les ardeurs du secteur le plus dur de son groupe qui résistait à l’acceptation de ces retours.
Le contrôle du Sahara
Maintenant que les jours les plus critiques de cette dernière crise à la frontière sud sont passés, le moment semble propice pour lancer quelques idées sur cette frontière, sa signification et le rôle politique de la gauche face à sa situation.
Personne ne doute que le Maroc, après le dernier soutien clair de Trump à ses aspirations au Sahara, a profité des effets de la faim et du Covid-19 sur son territoire pour ouvrir la porte et ainsi faire pression, après l’arrivée de Biden à la Maison Blanche, sur toute l’UE, à commencer par le Royaume d’Espagne. Il ne fait aucun doute non plus que l’hospitalisation de Brahim Ghali – président de la République arabe sahraouie démocratique [et du Front Polisario] – pour être soigné du Covid-19 à l’hôpital de Logroño [capitale de La Rioja] a fourni l’excuse parfaite. Au cœur de tout le problème se trouvait et se trouve toujours le mandat de l’ONU sur le Sahara. Un mandat qui n’a jamais trouvé le temps d’être mis en œuvre et d’achever ainsi le processus de décolonisation de ce territoire. Une affaire qui implique pleinement l’Espagne, dernière puissance administrant le territoire.
Les clés de l’UE
Comme nous l’avons constaté ces derniers jours, l’immigration représente un autre élément clé associé à Ceuta et Melilla. La pression politique que les Etats les plus puissants du monde exercent en faveur de leurs grandes entreprises sur des continents comme l’Afrique constitue un pillage et une domination économique en termes d’investissements, de contrôle des ressources et du type d’échanges. Cela provoque, avec les effets sociaux, humains et environnementaux qui en découlent, un appauvrissement important des populations. C’est cette position de privilège impérial qui attribue à certains des avantages et une position de contrôle et la capacité d’acheter certaines élites, tout en contraignant les autres à émigrer. C’est un mouvement de millions de personnes (258 millions d’êtres humains vivent déjà dans un lieu différent de celui où ils sont nés) qui n’a cessé de croître au cours des 30 dernières années. C’est la preuve d’une inégalité qui est mise en évidence chaque jour, par exemple, dans les taux de contagion du Covid-19, dans le fossé existant dans les campagnes de vaccination, sans même mentionner la détention des brevets ayant trait à la production des vaccins.
Des lois telles que celle sur les étrangers ou la manière dont la procédure de protection internationale est menée à bien au Royaume d’Espagne et dans le reste de l’UE empêchent des millions de personnes d’accéder au statut de citoyen et aux droits qui en découlent. On considère qu’en Europe, plus de 5 millions de personnes sont en situation irrégulière.
Ce «contrôle du flux migratoire» est géré par l’Union européenne de la même manière que dans l’ancien Empire romain: en achetant la paix à la frontière extérieure. L’UE dispose d’un important ensemble d’accords avec le Royaume du Maroc, dont le Royaume d’Espagne est l’un des principaux parrains. Grâce à eux, le Maroc reçoit une somme importante et de nombreuses facilités commerciales avec l’Union. Il est impossible de connaître les détails de tout cela, mais pour le seul contrôle des migrations, on sait que cela ne représente pas moins de 140 millions d’euros (par an pour le Maroc).
Colonialisme, immigration et réaction
L’immense majorité de la population du Royaume d’Espagne, comme celle de Ceuta et Melilla, ne doute pas, pas même un instant, que les deux villes appartiennent à l’Espagne, ce que nie le Maroc, qui les revendique comme faisant partie de son territoire. En même temps, les deux villes représentent la frontière sud d’un continent auquel elles n’appartiennent pas, mais dont leur population ne veut pas se détacher, étant donné que, comme les habitants du rocher de Gibraltar (enclave britannique en territoire espagnol), elle en tire des avantages importants.
Dans le cas de Ceuta, 52,6% de ses emplois sont de nature publique. En son sein, 4199 emplois relèvent des forces armées et des forces de sécurité de l’Etat et 197 autres du ministère de la Justice. En d’autres termes, 4400 personnes et leurs familles dépendent directement du budget public. Si l’on ajoute à ces chiffres les 12 920 retraités, on parle de 30 000 personnes sur une population de 85 000 habitants.
Une telle situation entraîne d’énormes différences sociales dans la ville même. Ces différences sont particulièrement subies et ressenties par 40% de la population autochtone, dont la langue maternelle est l’arabe dans sa variante locale. Ces inégalités peuvent être observées dans des aspects tels que l’éducation, le logement, le travail et les opportunités socio-économiques en général. Dans le même temps, Ceuta présente, sur ses 19 kilomètres carrés, la plus forte concentration de forces armées et d’organes répressifs par habitant de tout le royaume d’Espagne.
Sans crainte de nous tromper, nous pouvons affirmer que Ceuta comme Melilla parviennent à pousser la gauche hors de sa zone de confort. La raison en est qu’ils remettent en question des questions clés propres aux consensus qui ont donné naissance au régime de 1978 et au statu quo ante général [régime de la «transition»]. Pour cette raison et avec tout ce qui précède, Ceuta et Melilla représentent l’un des talons d’Achille de la politique du royaume. Au cours de cette crise, il est apparu clairement à quel point il est difficile pour la gauche de prendre son souffle. Ils ont beaucoup plus accusé le Maroc et la limitation des droits dont souffrent ses citoyens sous Mohamed VI, que les mauvais traitements que «nos autorités» ont permis contre des mineurs et des personnes sans défense, que leur retour forcé et surtout que la légalité internationale dont le royaume d’Espagne est censé être le drapeau. Même le PCE (parti communiste) a déclaré dans un tweet que l’Espagne devait «défendre sa souveraineté nationale».
Sánchez et son gouvernement ont réagi face à des personnes sans défense en déployant des soldats et des policiers. Pour ce faire, ils ont dû recourir à «la loi du bâillon» [adoptée en 2015 et limitant drastiquement la liberté d’expression et de manifestation] ou à la loi sur les étrangers. Ils ont demandé à l’UE un soutien pour la violation des droits de l’homme tout en demandant que soit exercée une pression sur le Maroc. En d’autres termes, ils ne cherchaient pas la démocratie et la légalité internationale, mais l’exercice de la force et de la maltraitance.
Avec son approche adoptée pour cette crise, la gauche ne gagnera rien. Vox, le PP ou C’s sortiront gagnant, c’est-à-dire ceux qui depuis le début défendent la ségrégation, l’inégalité ou la xénophobie, les «retours à chaud» et le non-sauvetage de ceux qui partent en mer à la recherche d’une sécurité. C’est ce secteur réactionnaire qui voit aujourd’hui ses positions renforcées, ainsi que le cadre juridique et territorial qui les a rendues possibles.
Si nous voulons que la sécurité, les frontières et l’immigration cessent d’engraisser les ennemis de l’égalité, de la fraternité, des droits et de la démocratie, la politique doit être fondée sur ces valeurs et non sur ce qui les nie. De même, aucune politique démocratique ne peut être séparée de la politique territoriale. Sans nier la volonté de ceux qui vivent à Ceuta et Melilla ni leurs droits, il serait bon de commencer par reconnaître la nature d’enclave coloniale des deux villes et de déployer une stratégie visant à résoudre cette situation de manière démocratique et pacifique. (Article publié sur le site Sin Permiso, le 6 juin 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
Carlos Girbau est conseiller municipal de Ahora Ciempozuelos, structure de base agissant à Ciempozuelos, commune de la communauté autonome de Madrid. Il est en lien étroit avec le site Sin Permiso.
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