Après la publication d’un rapport sur les stérilisations forcées menées par la Chine, Libération a rencontré une enseignante ouïghoure exilée en Europe, victime de cette procédure, qui relate son expérience dans les camps de «rééducation». Arrestations massives, tortures, viols, travail forcé… son récit inédit témoigne du virage totalitaire et génocidaire de la politique d’assimilation du Parti communiste.
«Toutes les femmes âgées de 18 à 50 ans de mon quartier, à Urumqi [la capitale du Xinjiang], ont été convoquées le 18 juillet 2017, pour un “examen gratuit” obligatoire. A 8 heures, la queue était déjà très longue devant l’hôpital. Quand ça a été mon tour, il n’y a pas eu d’examen gynécologique, ni d’entretien. On m’a fait m’allonger et écarter les jambes, et on m’a introduit un stérilet. Ça a été d’une violence terrible. Je pleurais, je me sentais humiliée, agressée sexuellement et mentalement. Mais je travaillais dans un camp, je savais ce qui m’attendait si je refusais. Il y avait des filles très jeunes. Je n’ai pas vu une seule Han [l’ethnie majoritaire en Chine].» Qelbinur Sidik Beg a alors 48 ans, et une fille unique qui suit des études de biologie médicale en Europe. Avoir un second enfant n’aurait pour elle rien d’illégal, puisque la Chine a mis fin il y a quatre ans à la politique de l’enfant unique et que les minorités de la province du Xinjiang avaient droit, jusqu’en 2016, à trois enfants. Mais elle appartient à l’ethnie ouïghoure, comme environ 11 millions de musulmans turcophones, persécutée par le régime «communiste».
Nous rencontrons Qelbinur Sidik Beg le 14 juillet, dans un pays européen dont elle préfère taire le nom. Brushing impeccable, cheveux d’un noir de jais à peine striés de blanc, tee-shirt rose flashy, elle nous montre sur son téléphone la convocation qu’elle a reçue pour la visite de contrôle annuel de ce 18 juillet: «Toutes les femmes de 18 à 59 ans [l’âge limite a été repoussé chaque année] sont concernées. Si vous ne coopérez pas, vous serez punie.» Elle nous explique alors que si une femme ouïghoure veut un enfant, elle doit désormais obtenir trois autorisations: celle de la police, de son employeur et enfin de la mairie.
«En cachette»
La vie de cette diplômée de l’université d’Urumqi en civilisation chinoise, professeure des écoles issue d’une famille influente, a basculé le 1er mars 2017, lorsqu’elle a été recrutée comme enseignante dans un camp de «rééducation politique», au début de la campagne d’enfermement de masse des Ouïghours menée au plus haut niveau par Pékin. Conditions de détention inhumaines, viols, torture, entrave aux naissances, absurdité de sa mission d’éducation… Son témoignage, inédit, très détaillé, confirme toutes les informations que nous avons pu recueillir depuis trois ans auprès de rares détenus libérés ou de leur famille, ainsi que les rapports et enquêtes réalisés par des journalistes et des chercheurs malgré la chape de plomb posée sur la région par le Parti communiste chinois. Un éclairage précieux qui dévoile de l’intérieur un système carcéral, extrajudiciaire et d’une violence inouïe, dirigé contre un groupe ethno-racial sous couvert de «formation professionnelle» et de lutte antiterroriste.
Qelbinur Sidik Beg est née en 1969 à Urumqi, la capitale régionale située à 3000 kilomètres de Pékin, dans une famille de six enfants. Le Xinjiang, appelé par les Ouïghours «Turkestan oriental», est une immense région semi-désertique située au carrefour des routes commerciales d’Asie centrale et peuplée d’ethnies majoritairement musulmanes: Ouïghours, Kazakhs, Kirghizes, Ouzbeks, Tadjiks… Jusqu’aux années 1990, malgré l’annexion de la région par la Chine «communiste» en 1949, la culture ancestrale, intellectuelle et artistique locale est omniprésente, la langue principale est le ouïghour, qui s’écrit en caractères arabes, le chinois ne s’apprend qu’au collège. «On avait des voisins hans et musulmans, on jouait ensemble, il n’y avait pas de haine encore. Mes frères et sœurs sont tous diplômés du supérieur, ils sont policiers, hauts fonctionnaires, ou font des affaires florissantes. Je me considérais comme une citoyenne chinoise, je trouvais que le gouvernement faisait de bonnes choses en matière de développement et d’éducation des zones rurales», se souvient Qelbinur Sidik Beg.
Le premier choc se produit en 2004, quand son école ouïghoure reçoit l’ordre de devenir «bilingue», soit chinois et anglais. Puis, après les émeutes de 2009 à Urumqi et des attentats attribués à des islamistes et indépendantistes ouïghours, l’entreprise de colonisation intérieure menée par Pékin s’accélère encore. «La discrimination, le racisme étaient de plus en plus forts, le contrôle des pratiques religieuses plus strict. Ma mère priait en cachette. Pendant le ramadan, le directeur de mon école nous offrait à boire et à manger pour repérer les suspects.»
En 2016, le Xinjiang passe sous la férule de Chen Quanguo, secrétaire du Parti communiste local qui a sévi auparavant au Tibet. Sous prétexte de lutte contre les «trois démons» (à savoir extrémisme, séparatisme et terrorisme), l’assimilation forcée prend un tournant totalitaire. «Ils se sont mis à arrêter des gens la nuit. Dans mon immeuble, les habitants du premier, du deuxième et du quatrième étage ont disparu les uns après les autres, et un autocollant “ne pas entrer” a été placardé sur leur porte. A l’école, mes petits élèves pleuraient en demandant pourquoi on leur avait enlevé leur mère. Chaque soir, je me couchais tout habillée, car je ne voulais pas être emmenée en pyjama.»
Le 28 février 2017, Qelbinur Sidik Beg est convoquée à la mairie. Comme elle a des responsabilités dans la gestion des ressources humaines et des bases de données, elle ne s’étonne pas. Elle se retrouve avec sept autres enseignants, six Hans et une Ouïghoure. Trois fonctionnaires leur annoncent que «le gouvernement a regroupé des personnes non éduquées», et qu’ils ont été sélectionnés pour leur donner des cours. «Depuis 2016, on passait des examens pour vérifier nos compétences, notre profil personnel et celui de nos proches. Je me suis dit que c’était le résultat de cette sélection.» La professeure signe des formulaires, dont l’un où elle s’engage à n’en parler à personne, sinon «toute sa famille sera punie».
Dès 2014, l’une de ses collègues, originaire d’un comté rural, lui avait parlé d’un camp de rééducation ouvert près d’Aksou, à 1000 km au sud d’Urumqi. «Je n’y avais pas vraiment prêté attention», dit Qelbinur Sidik Beg. Puis, en 2016, la même lui raconte, effondrée, avoir vu son père, directeur d’école, sa mère et ses trois frères se faire arrêter par la police. «A chacun d’eux, les policiers disaient: “Tu as prié, tu auras 10 ans de prison. Tu lis le Coran, 8 ans.”»
«Chaînes»
Sa collègue lui confie aussi que des femmes ont été convoquées en groupe pour se faire ligaturer les trompes. «Nous pensions que des choses pareilles ne pouvaient arriver qu’au sud, que jamais la capitale ne serait touchée», se souvient Qelbinur Sidik Beg. Au Xinjiang, un véritable fossé civilisationnel sépare les urbains et les ruraux, et parler mandarin est un atout important pour son avenir. L’enseignante accepte la mission qui lui est confiée par les autorités et se rend au rendez-vous secret fixé le 1er mars, à 7 heures. «Je devais aller à un arrêt de bus et appeler un policier pour qu’il passe me chercher. On a roulé jusqu’à un immeuble de quatre étages en périphérie, derrière une montagne. Il était entouré de murs et de barbelés. On est entrés via une porte électrique métallique. Il y avait des policiers armés, et une dizaine d’employés, administrateurs, infirmières, profs, directeurs. On m’a amenée dans une salle de contrôle. Une employée a crié: “La leçon va commencer!» Sur les écrans de vidéosurveillance, j’ai vu dix cellules, chacune contenait dix personnes.» Qelbinur Sidik Beg montre la petite chambre du centre de demandeurs d’asile où est organisée notre rencontre, où tiennent à peine deux lits superposés, un lit simple et une petite table. «Les cellules faisaient cette taille. Elles étaient plongées dans le noir, leurs fenêtres condamnées avec des plaques métalliques. Il n’y avait pas de lits, juste des couvertures par terre. En tout, ils étaient 97 prisonniers. Ils avaient été enfermés le 14 février. Ils avaient encore leurs cheveux et leurs barbes. Parmi eux, sept femmes, dont trois très âgées.»
Durant notre entretien, Qelbinur Sidik Beg s’exprime avec un luxe de détails, mime des scènes, choisit ses mots. Pleure, souvent. Parfois, elle quitte la pièce pour reprendre des forces, profondément traumatisée par le rôle de complice qui lui a été imposé par les bourreaux. «Les élèves sont entrés dix par dix dans la classe. Ils portaient des chaînes aux pieds et aux mains. Quand ils ont tous été assis sur de petites chaises en plastique, sans table, on m’a fait entrer. Il y avait beaucoup d’hommes âgés de plus de 70 ans avec de longues barbes. Normalement, je dois leur montrer du respect. Mais ils gardaient la tête baissée. Certains pleuraient. J’ai dit: “Salam aleikoum.” Personne ne m’a répondu. J’ai compris que j’avais dit quelque chose de terriblement interdit.» Elle jette un œil aux huit caméras de surveillance et continue: «Je me suis présentée, j’ai dit: “Je suis ici pour vous apprendre le chinois en pinyin.” J’ai écrit “A, B, C, D…” sur le tableau, en priant Dieu de me sortir vivante de cet enfer. Ils répétaient après moi, A, B, C, D…»
Au bout de deux heures, Qelbinur Sidik Beg demande à faire une pause pour aller chercher de l’eau. Aujourd’hui, elle se sert toujours de la même gourde, qu’elle fixe soudain avec effroi. Une bouteille siglée Hello Kitty, bleu turquoise translucide avec des cœurs et des personnages joyeux, témoin muet de la scène infernale. Le midi, elle aide à distribuer le repas des «élèves»: «On a mis la “soupe de riz” dans des bols, mais je ne voyais pas trace de riz, que de l’eau chaude. Chacun avait droit à un momo [ravioli à la vapeur]. A une cellule de personnes âgées, j’ai ajouté deux momos en douce. Après le repas, un policier a surgi en disant: “Il manque deux momos”. J’étais terrorisée. Une employée a répondu qu’elle s’était trompée en comptant. Je me suis dirigée vers la bouilloire pour me faire un thé, mes collègues se sont précipités: “Non, ne bois pas, c’est l’eau des détenus, elle n’est pas assez bouillie.” Ça a été le plus long jour de ma vie.»
«Hurlements»
Qelbinur Sidik Beg a un contrat de six mois. Les trois premières semaines, elle se familiarise avec ses 97 élèves. Ils n’ont pas de nom, juste un numéro imprimé sur leur chemise orange. «J’avais un élève qui était très beau, très intelligent. Une des employées ouïghoures le connaissait. Il s’appelait Sélim [le prénom a été changé], c’était un des plus riches hommes d’Urumqi avant que sa fortune soit gelée par l’Etat. Chaque jour, il me suppliait: “Maîtresse, laissez-moi encore quelques minutes voir la lumière du soleil”, car un interstice de 20 cm avait été laissé aux fenêtres dans ma classe. Un jour, il a disparu. Il faisait de l’hypertension, il est mort d’une hémorragie cérébrale.» Il y avait un autre garçon qu’elle aimait bien. «Il était actif, faisait de son mieux durant les cours en pensant qu’il pourrait sortir vite de là. Il est tombé malade, une infection qui s’est aggravée. Quand ils l’ont enfin emmené à l’hôpital, il est décédé avant d’arriver.» Lui et Sélim sont morts au cours des trois premières semaines. «Chaque jour, mes élèves étaient moins nombreux. Au début, ils étaient en bonne santé. Je les ai vus dépérir. Certains ne pouvaient même plus marcher.»
Le 20 mars, le premier étage du camp se remplit de nouveaux arrivants, entièrement rasés. «Les premiers détenus étaient surtout des religieux pratiquants, souvent âgés. Là, j’ai vu arriver des intellectuels, des hommes d’affaires ou des étudiants dont le seul crime était d’avoir consulté Facebook, interdit en Chine.» A ce moment-là, sa mission d’éducation n’a plus aucun sens. «Ils parlaient très bien chinois. Alors je leur distribuais des chants communistes et l’hymne national, et on récitait ensemble. La porte par laquelle ils passaient était entrouverte, et barrée par une chaîne à mi-hauteur. Cela les obligeait à entrer à quatre pattes ou en rampant. Je croisais leur regard, c’était atroce. Et toutes les heures, on m’en envoyait 100 autres.» Les détenus ont le droit d’aller aux toilettes trois fois par jour, à heure fixe, et à une douche par mois, limitée à quinze minutes.
Les semaines passent. Elle ne parle à personne de l’enfer dans lequel elle est plongée, à part à son mari, durant une nuit entière. «Même mon quartier est devenu une prison à ciel ouvert. J’ai vu des policiers se ruer sur cinq femmes qui discutaient sur le trottoir et en emmener deux, un sac noir sur la tête. Je les ai vus contrôler le téléphone d’un lycéen, puis le jeter à terre et l’embarquer.» Car désormais, au Xinjiang, avoir WhatsApp ou un contact à l’étranger suffit pour se faire arrêter. «Mon voisin, un commerçant, a demandé à un ami chinois de téléphoner à son fils qui travaillait au Kirghizistan pour le supplier de ne pas rentrer. Dans la nuit, cinq policiers ont débarqué chez lui et l’ont menotté en criant: “Tu as téléphoné à l’étranger, c’est un crime immense.” C’était en mai 2017. Son ami chinois a été relâché au bout de trois mois, mais mon voisin n’est jamais revenu.»
Dans le camp où elle travaille, de nouveaux détenus arrivent sans cesse. «Au bout de six mois, il y avait peut-être plus de 3000 prisonniers. Ils étaient 50 ou 60 par cellule, et dormaient par terre à tour de rôle. Chaque jour, deux, trois, parfois sept personnes étaient appelées, à n’importe quel moment. La salle de torture était dans la cave. Les hurlements se répandaient dans tout le bâtiment, je les entendais quand je déjeunais, parfois quand j’étais en classe.» Qelbinur Sidik Beg connaît une des policières du camp, dont elle a eu le fils en classe à l’école primaire, qui lui donne discrètement quelques informations. «Elle m’a expliqué qu’il y avait quatre sortes de torture à l’électricité: la chaise, le gant, le casque, et le viol anal avec un bâton.»
En septembre 2017, à l’issue de son contrat, Qelbinur Sidik Beg est assignée à un autre camp, toujours à Urumqi, mais réservé aux femmes. «C’était un bâtiment ordinaire de six étages, en pleine ville. Sur la façade, il était écrit en grandes lettres: “Maison de retraite”. C’était immense. Il y avait environ 10’000 femmes, la tête rasée, dont seulement une soixantaine de plus de 60 ans. La plupart d’entre elles étaient jeunes, jolies, bien élevées. Ces femmes avaient été internées parce qu’elles avaient étudié à l’étranger, en Corée, Australie, Turquie, Egypte, en Europe ou aux Etats-Unis. Elles avaient un grand bagage intellectuel, parlaient plusieurs langues. Elles avaient été arrêtées quand elles étaient rentrées voir leur famille. Je tremblais pour ma fille. J’avais décidé de me suicider si la Chine l’obligeait à rentrer.» Les détenues n’ont pas de toilettes, juste un seau qui n’est changé qu’une fois par semaine. Comme dans le premier camp, chacune n’a le droit qu’à une minute le matin pour se laver le visage, et à une douche mensuelle. «L’atmosphère était pestilentielle. Beaucoup tombaient malades à cause du manque d’hygiène.»
Chaque lundi, les 10’000 prisonnières font la queue à l’infirmerie. Une infirmière leur fait une injection en intraveineuse, l’autre prend un échantillon sanguin et leur donne un cachet blanc à avaler. Une infirmière, «qui était assez aimable», explique à Qelbinur Sidik Beg qu’elles ont besoin de calcium parce qu’elles vivent dans le noir, que la prise de sang sert à détecter les maladies contagieuses, et que le cachet est pour les aider à dormir. «Je me demandais: “Pourquoi autant de calcium?” Une fois, en montant dans ma salle de classe au premier étage, j’ai croisé une policière qui transportait le cadavre d’une étudiante. On était les deux seules employées ouïghoures, on se parlait dans la cour où il n’y avait pas de caméras. Elle m’a dit: “On est très impliqués dans le contrôle des naissances. On leur donne la pilule, et il y a même des contraceptifs dans les momos. Mais cette étudiante continuait à avoir ses règles et elle est morte d’une hémorragie. N’en parle jamais.”»
Contrairement au premier camp, où la plupart des employés étaient issus de minorités, Qelbinur Sidik Beg affirme que dans le camp pour femmes, tous les cadres sont des hommes hans. «Une fille d’environ 20 ans a été appelée durant mon cours pour un “entretien”. Elle a été ramenée au bout de deux heures. Elle souffrait tant qu’elle ne pouvait plus s’asseoir. Le policier lui a crié dessus, puis l’a emmenée. Je ne l’ai jamais revue. La policière m’a expliqué que chaque jour, les cadres faisaient venir quatre ou cinq filles pour les violer en groupe, parfois à l’aide de matraques électriques introduites dans le vagin et l’anus.»
Harcèlement
En novembre 2017, Qelbinur Sidik Beg se met à son tour à saigner abondamment. «Je ne supportais plus ce que je voyais dans les camps, cette horreur quotidienne dont je ne pouvais pas parler. Mon mari m’a dit d’aller à l’hôpital.» Son supérieur vient la voir le jour même, lui demande si elle peut trouver un remplaçant. Elle lui conseille un collègue. «J’ai été hospitalisée un mois. Je ne suis jamais retournée au camp. En décembre 2017, une vague de jeunes détenus ont été relâchés à Urumqi. Certains avaient été si gravement torturés qu’on devait les amputer d’un bras ou d’une jambe. D’autres étaient devenus fous.»
Après les vacances d’hiver, en février 2018, elle retourne à son poste à l’école primaire. Le mardi qui suit, elle est démise de toutes ses responsabilités. «J’avais travaillé avec dévouement durant vingt-huit ans, en sacrifiant mes week-ends. Avant, on pensait que le gouvernement chinois était notre gouvernement, qu’il suffisait de respecter la loi. Mais en fait, quand on est ouïghour, quoi qu’on fasse, c’est inutile. Alors que l’école comptait une centaine d’employés, les onze autres Ouïghours ont été rétrogradés eux aussi. Et le 16 avril 2018, on nous a fait signer des documents pour partir en retraite. Je n’avais pas l’âge, mais il n’y avait pas moyen de refuser.»
Sans emploi, affaiblie, elle fait une demande pour récupérer son passeport (au Xinjiang, les passeports sont confisqués par la police) et aller voir sa fille qui se marie en Europe. Au dernier moment, on lui interdit de quitter le pays. Deux jours après la date du mariage, elle est interrogée par la police pendant cinq jours. «Ils disaient que ma fille participait à des manifestations interdites. Je disais que non. On m’a montré son profil Facebook et la preuve qu’elle avait regardé une vidéo interdite.» Ils exigent que sa fille leur transmette des informations sur sa vie en Europe, ses coordonnées, celles de son université. Comme beaucoup d’autres étudiants ouïghours à l’étranger soumis au harcèlement des autorités chinoises, sa fille envoie les documents demandés.
Sur les 600 habitants ouïghours de la résidence de Qelbinur Sidik Beg, 190 disparaissent en deux ans. Au premier étage, puis au deuxième, des migrants intérieurs chinois emménagent dans les appartements vides. En 2019, après s’être remise à saigner, Qelbinur Sidik Beg se fait retirer clandestinement son stérilet grâce à l’intervention d’un cousin à la tête d’un hôpital, un crime puni de prison. Grâce à l’appui de ses relations, elle obtient enfin l’autorisation de quitter la Chine, pour raisons médicales. «Il a fallu que je me rende dans 23 administrations différentes. A chaque fois, je devais m’engager à rentrer au bout d’un mois, sinon on me supprimerait ma pension de retraite. L’Union européenne m’a délivré un visa de trois mois. Mon mari aussi a un visa, mais les autorités chinoises ont exigé qu’il reste en Chine pendant que je serais partie.»
A son arrivée en Europe en octobre, elle est déprimée, épuisée. «Je ne parlais à personne, j’avais très peur pour ma famille, que mon mari soit torturé.» Ce dernier lui conseille de rester auprès de sa fille encore un peu, puisqu’elle a un visa de trois mois. Aux autorités chinoises qui la harcèlent, elle raconte qu’elle est hospitalisée. «Puis il y a eu le Covid-19, et je n’ai pas pu rentrer chez moi. Finalement, j’ai décidé de relever la tête, et de me battre pour mon peuple. Le gouvernement chinois ne sait pas encore que je ne vais pas rentrer, et que j’ai demandé l’asile politique. Mon mari non plus.» (Article publié sur le site de Libération, en date du 20 juillet 2020, 20h41)
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