Par Colette Braeckman
Les Kinois [habitants de Kinshasa] se dirigeraient-ils vers les élections à reculons, divisés en deux groupes qui transcendent les clivages politiques? Ils rassemblent d’un côté ceux qui y croient et de l’autre ceux qui, nourris par les déconvenues des derniers jours, assurent, à quelques heures du vote, que tout peut encore être annulé et que le triple scrutin pourrait être reporté une fois de plus…
Les Congolais doivent désigner le successeur du président Joseph Kabila à la tête du plus grand pays d’Afrique subsaharienne. Trois candidats se détachent dans la course à sa succession: son «dauphin» Emmanuel Ramazani Shadary, donné perdant par les sondages de trois organismes, et les deux opposants, Martin Fayulu et Félix Tshisekedi.
Fonction oblige: Jean-Pierre, qui accueille les visiteurs à l’entrée de la Ceni (Commission électorale indépendante) avec la solennité d’un majordome de grande maison, rappelle que voici 60 ans exactement, Patrice Lumumba rentrait d’Accra, nourri d’idées panafricanistes et se préparait à réclamer l’indépendance du Congo belge. «Si nous réussissons ces élections, sans avoir eu recours à l’aide extérieure, si, pour la première fois, nous mettons en place une passation pacifique du pouvoir, notre pays aura fait un grand pas en avant, ce sera comme une autre indépendance… »
Comment lui faire part du scepticisme d’un grand nombre de ses compatriotes?
Du côté de l’avenue Kasavubu, nous vivons un moment surréaliste. Des animateurs de rue, craignant de possibles violences, ont déployé des «plans de contingence»: des dortoirs ont été ouverts à l’intention des enfants des rues, il a été fermement conseillé aux «shégués» [enfants des rues, terme venant du lingala, langue bantoue parlée en RDC] et autres petits mendiants de se mettre à l’abri le prochain week-end.
Alors même que les éducateurs nous expliquent que le matériel électoral n’a pas encore été déployé, un camion kaki nous dépasse, et se dirige vers l’école secondaire Ango Ango. Des militaires, l’uniforme dissimulé par une casaque bleue portant le sigle de la Ceni empilent des valises de bakélite noire dans les classes transformées en bureaux de vote. Les désormais célèbres machines à voter sont installées, les isoloirs se déploient alors que les passants doutent encore de la réalité du scrutin et expliquent que dans d’autres quartiers, politiquement plus remuants, le matériel ne sera pas livré ou a déjà été retiré…
Echaudés par trop de reports et de rumeurs contradictoires, les Kinois doutent encore mais en même temps ils sont pressés d’en finir. C’est pour cela que les consignes de «ville morte» lancées par la coalition Lamuka soutenant Martin Fayulu sont tombées à plat. «Une ville morte, où on ne se rend pas en ville pour travailler? Mais vous n’y pensez pas», s’insurge Marie France, une employée. «Ces gens qui veulent protester contre l’éviction de 1,3 million d’électeurs dans le «Grand Nord» auraient-ils oublié que ce vendredi, à la veille du Nouvel An, les employeurs distribuent à leur personnel quelques colis de riz ou de chinchards (poissons en conserve, NDLR), voire du poulet pour les plus chanceux.»
Sous haute surveillance
Même si la campagne est suspendue depuis huit jours, les banderoles électorales flottent toujours au-dessus des rues constellées de nids-de-poule, les visages des candidats nationaux et provinciaux s’affichent sur les murs de brique ou de pisé, et sur ses panneaux immenses – les seuls à dominer les boulevards –, Shadary Ramazani, le dauphin au triste visage, promet toujours l’«émergence», un terme que bien peu comprennent, ou le «renforcement» de l’Etat, ce qui réveille de mauvais souvenirs.
Si les observateurs européens ont été récusés, le scrutin se déroulera cependant sous haute surveillance: envoyés par les organisations régionales africaines, plusieurs dizaines d’observateurs étrangers tournent déjà dans la ville, et surtout, plus de 100’000 Congolais se préparent à surveiller eux-mêmes la régularité des opérations qui se dérouleront dans 80’000 bureaux de vote. Mdadame Gentille Sukulata, vice-présidente de la Nouvelle société civils congolaise, est d’humeur combative: «Dimanche ce sera comme au karaté, on reculera et on frappera aussi. On sera partout.»
Derrière elle, installés dans une cour ombragée, plusieurs dizaines d’adultes étudient sagement les consignes, noter les numéros des bureaux de vote, rédiger leurs observations dans leurs petits carnets, ne pas oublier d’emmener le texte de la loi électorale. Dûment enregistrés par la Ceni et dotés d’un badge, ces volontaires non rémunérés resteront dans les bureaux de vote jusqu’au moment du dépouillement manuel des bulletins. A l’extérieur, des habitants du quartier, non enregistrés mais vigilants, auront, eux, reçu pour consigne de photographier les fiches de résultats sitôt qu’elles seront punaisées sur les panneaux de la Ceni et de les transmettre par SMS tandis que tout incident sera immédiatement répercuté par Whatsapp.
La conférence épiscopale (Cenco) alignera plus de 40’000 observateurs, formés depuis des semaines, le «Panel de la société civile» réputé proche de la Ceni nous assure, par la voix de son président Dieudonné Mukagalusha, que ses témoins seront présents dans neuf provinces «recrutés dans les quartiers, ils signaleront toutes les irrégularités, seront à même repérer les éventuels intrus». De nombreuses associations de femmes, ainsi que l’Observatoire de la parité, ont également rejoint le mouvement. Si les électeurs congolais, mobilisés par les médias et les réseaux sociaux et avides de changement, réussissent à s’approprier ce triple scrutin et à devenir eux aussi des observateurs, ces élections hors du commun pourraient réserver quelques surprises.
C’est ce qui explique la nervosité du pouvoir, des mesures aussi brutales que le report des élections sous prétexte d’Ebola dans le Grand Nord où Shadary avait été caillassé et Fayulu ovationné, la soudaine disparition de machines à voter dans les quartiers les plus remuants de Kinshasa, la très maladroite expulsion du représentant de l’Union européenne à la veille des élections.
Alors que le processus électoral semblait bien contrôlé par le pouvoir, la technique choisie pourrait se retourner contre lui: des opérations de vote plus rapides que prévu, un dépouillement plus facile (des lots de 660 bulletins papier, seuls considérés comme valables) et surtout, une population vigilante, bien décidée, dans les grands centres urbains en tout cas, à faire respecter ses choix… (Blog du quotidien Le Soir, blog de Colette Braeckman, 29 décembre 2018)
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Colette Braeckman: «Les inégalités sociales en RDC sont encore plus visibles aujourd’hui»
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