Par Fanny Pigeaud
Joseph Kabila, 47 ans, a finalement tenu parole, après avoir joué les prolongations pendant deux ans : conformément à la Constitution, il ne se présente pas à l’élection présidentielle qui a lieu ce dimanche 30 décembre en République démocratique du Congo (RDC), en même temps que des législatives et des provinciales. Il a passé près de 18 ans au pouvoir, à la suite de son père, Laurent-Désiré Kabila, assassiné en janvier 2001. [Voir l’article de la grande reporter Colette Braeckman sur ce site en date du 30 décembre 2018.]
Bien qu’il s’agisse de la première transition politique se déroulant sans coup d’État ni guerre depuis l’indépendance, en 1960, le climat est tendu. À l’origine prévues pour le 23 décembre, ces élections générales ont été in extremis reportées, pour des raisons techniques, par la commission électorale nationale indépendante (Céni), laquelle s’est attiré de nombreuses critiques.
Mercredi, la Céni a refait monter la tension en annonçant que le vote n’aurait pas lieu dans trois villes, Yumbi (ouest), Beni et Butembo (est), en proie à des troubles sécuritaires ou à une épidémie d’Ebola, mais qu’il s’y tiendrait en mars 2019. Environ 1,2 million d’électeurs, sur 40 millions, ne se rendront donc pas aux urnes dimanche. L’opposition soupçonne la Céni de chercher à favoriser le candidat de la coalition au pouvoir.
Ce dernier, Emmanuel Ramazani Shadary, 58 ans, est un député, ancien ministre de l’intérieur et ex-gouverneur de province. Un de ses principaux adversaires, parmi les vingt autres candidats en lice, est Martin Fayulu, 62 ans, choisi le 11 décembre pour représenter une alliance de partis, Lamuka, à l’issue d’une réunion en Suisse facilitée par un ex-cadre britannique de l’ONU.
Fayulu, qui a longtemps travaillé pour le groupe pétrolier américain ExxonMobil, était jusque-là quasiment inconnu sur la scène politique nationale, mais il a le soutien actif des Occidentaux. Autre concurrent sérieux : Félix Tshisekedi, 55 ans, qui a quitté Lamuka aussitôt après la désignation de Fayulu. Il se présente pour l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), longtemps présidée par son défunt père, Étienne Tshisekedi.
Joseph Kabila se retire en laissant la RDC, pays vaste comme un continent, dans une situation difficile, mais tout de même un peu meilleure par rapport à celle qui prévalait en janvier 2001. Ainsi, il n’est plus question de guerres contre des puissances étrangères occupant une partie du territoire, comme cela était le cas à la mort de Kabila père. D’importants foyers d’instabilité subsistent cependant, en particulier dans l’est, où des groupes armés, nés de manipulations à la fois locales et nationales, pillent et tuent des civils. On parle de 4 millions de personnes déplacées par les violences incessantes.
Sur le plan économique, il y a eu quelques progrès. Si le PIB national a augmenté au fil des ans, la croissance reste instable en raison des fluctuations des cours mondiaux des prix des matières premières, dont la RDC est dépendante: elle a été de 3,4 % en 2017, après une chute de 6,9 % à 2,4 % entre 2015 et 2016. Ces performances ont été insuffisantes pour diminuer le taux de pauvreté, toujours élevé malgré une légère amélioration: il est de 64 % contre 71 % en 2005.
Le pays, qui compte 80 millions d’habitants, était classé, en 2017, au 176e rang sur 188 de l’indice de développement humain de l’ONU. Les besoins en infrastructures sont immenses, seuls 15 % de la population ont accès à l’électricité. La corruption demeure un problème majeur, a reconnu Joseph Kabila dans un entretien avec le quotidien belge Le Soir, début décembre.
L’évolution la plus marquante de ces dix-huit années de règne est sans doute la prise de distance qu’a réussi à opérer Joseph Kabila vis-à-vis des pays occidentaux. Kinshasa s’est peu à peu affranchi de leur tutelle en créant des alliances durables avec l’Angola et l’Afrique du Sud, et en intensifiant ses relations avec la Chine. Les liens avec la Belgique, ex-puissance coloniale, et l’Union européenne se sont de ce fait réduits et crispés.
Le gouvernement congolais n’hésite pas à répliquer lorsqu’il estime qu’elles font de l’ingérence dans les affaires internes du pays. Jeudi, il a par exemple donné 48 heures à l’ambassadeur de l’UE pour quitter la RDC, en riposte à la décision européenne de maintenir ses sanctions prises en 2016 contre quatorze personnes, dont Emmanuel Ramazani Shadary. L’UE accuse les personnalités visées d’avoir « entravé » le processus électoral et d’être responsables de violations des droits de l’homme commises en 2015, lors de manifestations organisées contre le report de la présidentielle.
Joseph Kabila a aussi bousculé les intérêts des entreprises qui opèrent dans le secteur minier et sont majoritairement occidentales. Le sous-sol de la RDC, immensément riche en divers minerais, représente une source d’approvisionnement essentielle pour ces multinationales. Gros producteur de cuivre, le pays détient, par exemple, 50 % des réserves de cobalt de la planète et assure 60 % de la production mondiale de ce minerai utilisé pour fabriquer les batteries des smartphones et véhicules électriques.
Grâce à un code minier conçu par la Banque mondiale, les entreprises ont bénéficié, entre 2002 et 2018, de dispositions très généreuses à leur égard. Le taux des redevances qu’elles devaient payer à l’État était de seulement 2 %, alors que celui pratiqué pour le cuivre en Zambie est de 6 % et au Chili de 14 %. Le montant de leurs bénéfices a été par conséquent élevé et celui des recettes revenant à l’État très bas – et ce d’autant plus que les entreprises n’ont pas respecté l’obligation de rapatrier en RDC 40 % de leurs recettes d’exportation.
Souhaitant rééquilibrer la situation, le gouvernement a révisé ce code minier en 2017, faisant passer les redevances à 3,5 % – et jusqu’à 10 % pour les produits jugés « stratégiques » comme le cobalt – et en instaurant un impôt de 50 % sur les superprofits. L’affaire a été jugée suffisamment grave par les multinationales pour que les patrons de sept d’entre elles, dont Glencore PLC [groupe fondé en 1974, dans le canton suisse de Zoug, à Baar, paradis fiscal; Glencore a vite acquis ses «lettres de noblesse« en détournant l’embargo décrété contre l’Afrique du Sud sur demande de l’ANC et fut très vite active en Chine], Randgold Ressources [fusion de RandGold et de Barrick Gold, très présente dans le continent africain; en RDC important gisement de Kibali, son siège se trouve sur l’île «réticente» à l’imposition: Jersey: cotée à Londres et sur le NASDAQ à New-York|] et AngloGold Ashanti [résultat de la fusion, en 2005, entre l’historique AngloGold et Ashanti Golfields Ashanti: elle est présente sur les quatre continents, son siège se situe à Johnnesburg, elle exerce en RDC sur le champ minier de Kibali, conjointement aux deux firmes susmentionnées] se rendent à Kinshasa, en mars 2018, afin de convaincre Kabila de renoncer à ces modifications. En vain: le chef de l’État a promulgué le nouveau code minier quelques jours après.
Le rapport de force instauré par Joseph Kabila ne changera pas en cas de victoire d’Emmanuel Ramazani Shadary, qui mène depuis déjà un an une campagne discrète sur le terrain et bénéficie d’une machine politique puissante. Des analystes affirment d’ailleurs que Kabila restera, si ce scénario se réalise, dans les coulisses du pouvoir et qu’il voudra revenir à la présidence, selon un schéma Poutine-Medvedev, lors de la prochaine élection.
L’intéressé a nié avoir un tel projet. «En se focalisant sur ce que Kabila va faire ou pas, on personnalise la question du pouvoir et on oublie qu’il n’a pas gouverné seul», estime pour sa part une source diplomatique. Laquelle précise : «Shadary est soutenu par les mêmes personnes qui ont pris le pouvoir à la fin de Mobutu [1965-1997 ] et ont entouré Kabila père, puis Kabila fils depuis ses débuts. Il s’agit de gens qui ont été en général éduqués au Congo et dont les rapports avec l’Occident et la Belgique sont ténus. Ils ont souvent un ancrage local et régional solide et ont un parcours tant dans l’administration que la politique parlementaire. Tant que leur alliance tient, ces gens sont au pouvoir encore pour longtemps, avec ou sans Kabila.»
Il faudra attendre au moins le 15 janvier 2019 pour voir si ces prévisions se réalisent: les résultats définitifs de la présidentielle seront promulgués ce jour-là. Le nouveau président devra prêter serment trois jours après. À condition, évidemment, que des troubles ne fassent pas déraper la fin du processus électoral, comme le craignent certains observateurs. (Article publié sur Mediapart en date du 29 décembre 2018; titre rédaction A l’Encontre)
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