Suisse. La «libre circulation des personnes»: un état des lieux (I)

624Par Dario Lopreno

Le débat sur la libre circulation des personnes et la crise de l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP), suite à la votation du 9 février 2014, sur un point au moins, fait l’unanimité des conservateurs gouvernementaux, du Parti socialiste suisse (PSS) à l’Union démocratique du centre (UDC). Tous mettent ensemble le Brexit, le vote du 9 février et le franc fort afin de promouvoir un discours sur la nécessité d’accroître la compétitivité des entreprises du pays. Autrement dit pour accentuer, comme peut-être rarement dans le passé, l’exploitation organisée et légalisée des salariés. Avenir Suisse, groupe de penseurs sur commande financés par 120 grandes entreprises de Suisse, l’exprime clairement: «les entreprises devront vivre à long terme avec des marges réduites et une lutte plus intense sur les marchés [nécessitant] la promotion du changement structurel, des dérégulations judicieuses, la diminution et la simplification des impôts, davantage de transparence des coûts pour les activités étatiques et, avant tout, le retour de l’Etat à la fiabilité et à la stabilité »[1]. On retrouve cette préoccupation dans le programme du Conseil fédéral, mis en place en 2011, nommé Initiative visant à combattre la pénurie de personnel qualifié.

Vingt-sept ans après la chute du Mur

En novembre 2016, nous fêtons les 27 ans de la chute du mur de Berlin, avec une pléthore de dispositifs de surveillance des frontières de l’Union européenne (UE) qui relègue le Mur de Berlin au rang de premier essai :

  • l’Agence Frontex coordonne les activités des gardes-frontières aux marges de l’UE (créée en 2004) ;
  • Eurosur, un réseau de communication radar et satellitaire entre les pays de l’UE et en jonction avec Frontex (créé en 2013);
  • Eurodac, une imposante base de données enregistrant les empreintes digitales des demandeurs d’asile et des «illégaux» appréhendés (en fonction dès 2003);
  • VIS, une base de données des informations biographiques et biométriques des personnes ayant demandé un visa Schengen (en fonction dès 2011) ;
  • EASO, une agence d’échange d’informations et d’appui pour la politique de tri des requérants et d’expulsion en matière d’asile (créée en 2011);
  • SatCen, un Centre de l’UE fournissant des images satellitaires aux divers agents de la politique de sécurité et de défense, notamment contre les migrations illégales (intégré en 2002 à l’UE);
  • ainsi qu’avec la nouvelle Agence européenne de garde-frontière et de garde-côte dont dépend le Corps européen de gardes-côtes et gardes-frontières (EBCG), engagé dès l’automne 2016 à la frontière Bulgarie-Turquie.

Nous célébrons cet anniversaire alors qu’ont été rétablis des contrôles plus ou moins temporaires selon le cas, aux frontières intérieures de l’UE, contre les franchissements illégaux[2], en Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Italie, Norvège, Suède, République tchèque, Slovaquie; rétablissements opérés en conformité – pour l’instant – avec le Code frontières Schengen[3] qui les autorise pour une durée allant de 30 jours à 2 ans.

En outre, entre 1989 et aujourd’hui le mur de Berlin (démantelé) a été remplacé par de nombreux murs et clôtures: autour du port et du tunnel de Calais, de Ceuta et Melilla, aux frontières Hongrie-Serbie, Hongrie-Croatie, Croatie-Slovénie, Bulgarie-Turquie, Grèce-Turquie, sans parler de la vieille Ligne verte de Chypre et des prochains murs et clôtures annoncés aux frontières Autriche-Slovénie et Macédoine-Grèce.

Il existe également d’autres murs et clôtures, non érigés mais tout aussi impénétrables que des murs physiques. Comme la frontière suisse, avec ses 2073 gardes-frontières (en 2015), la participation aux divers organismes de l’Union Européenne (UE) sur les migrations et l’asile, les plus de 41’000 expulsions au total (2015) par les gardes-frontières et le Secrétariat aux migrations (SEM)[4], sans compter les expulsions qui n’ont pas été notifiées, notamment celles qui se font directement aux frontières (le nombre n’est pas disponible).

Et enfin, nous fêtons le 27e anniversaire de la chute du mur de Berlin avec quelque 400 camps d’enfermement pour étrangers, dans l’UE et dans les pays limitrophes[5]. Parmi lesquels les hotspots, centres de tri expéditifs des exilés, où on leur colle officiellement le titre de requérants d’asile tout court, de requérants d’asile non recevables ou d’immigrants économiques à rejeter. Il faut y compter les victimes du processus de Khartoum[6], qui a lancé l’Initiative sur la route migratoire UE-Corne de l’Afrique, un nom cache-sexe pour une chasse permanente aux exilés vers l’Europe. Cette chasse se livre sur sol africain, «en amont», selon le langage des technocrates des migrations, avec la collaboration des dictatures de la région. La très docile Association européenne des droits de l’homme (AEDH) qualifie cette chasse à l’exilé de «nouvelle étape du dialogue Euro-africain»[7].

La «libre circulation» contre les salarié·e·s

Le but de la libre circulation des personnes, sur le plan européen comme entre la Suisse et l’UE, est somme toute assez simple si l’on tient compte de ce qui suit (ce ne sont que des chiffres officiels, autrement dit des statistiques euphémisées):

  • Les taux de chômage (fin 2015)[8] varient entre 21 et 25% (Espagne, Grèce) et 4.5% (Allemagne, Norvège et République tchèque), la Suisse se situant à 4.7%[9] de la population active.
  • La durée hebdomadaire du travail (moyenne 2015)[10] va de 44.5h (Grèce) à 39h (Danemark et Norvège), en passant par 42.9h en Suisse.
  • Les accidents mortels et non mortels de travail (2014)[11], qui oscillent entre 2% ou plus de la population active (Suisse, Allemagne, Portugal, France, Luxembourg) et moins de 2% (pour une quinzaine de pays de l’UE)[12].
  • Le salaire médian brut horaire (2010)[13], dont les minima s’élèvent à moins de 4 €/heure (Hongrie, Lettonie, Pologne, Slovaquie), ou moins de 2 € (Bulgarie et Roumanie) et à plus de 22 € (Suisse, Danemark, Norvège).
  • Le PIB en standard de pouvoir d’achat (SPA 2015)[14] indique les différentiels de pouvoir d’achat[15]; ils varient entre un indice inférieur à 50 (Bulgarie) et supérieur à 150 (Suisse, Norvège).
  • Si l’on observe ce qu’il en est de toutes ces différences au niveau des régions[16] – et pas uniquement des Etats – on perçoit, d’une manière générale, une fracture de niveaux de vie entre, d’un côté, une longue bande de territoire qui inclut le centre de l’Europe (de la Scandinavie à l’Italie du Nord), ainsi qu’une partie de l’Irlande et du Royaume-Uni, de l’est de l’Espagne et de Madrid, de Paris et du sud de la France, de Rome, de Bucarest, de Varsovie et, de l’autre côté, le reste du continent. Et ces régionalisations statistiques ne rendent pas compte des immenses inégalités existant au sein même de ces deux grandes zones ainsi qu’au sein des diverses régions et villes.
  • Dans l’UE, 14% des salarié·e·s ont des contrats temporaires et de durée déterminée (2015); plus de 18%, selon la Commission européenne, ont un emploi plein-temps tout en se situant en dessous du seuil de pauvreté. S’ajoute à ces pourcentages une partie des 2 millions de travailleurs détachés à travers l’UE[17], en 2014 (les données sur le nombre de ces derniers se situant en dessous ou proche du seuil de pauvreté n’existent pas). Par ailleurs si, comme l’estime le réseau HUMA, 1 à 2% de la population européenne est privée d’autorisation de séjour (soit 5 à 10 millions de sans-papiers), la catégorie des démunis s’accroît de plusieurs millions de sans-papiers[18].

Et combien de millions de personnes doivent être ajoutées à ces chiffres au titre du travail au noir des salarié·e·s munis de papiers ? Nous savons en effet que, d’après une étude d’Eurofound, plus de 18% du PIB de l’UE ressort du travail au noir[19]. Finalement, ce sont officiellement 122 millions d’habitants, soit le 24% de la population totale de l’UE, qui sont touchés par le «risque de pauvreté ou d’exclusion sociale» (2015), une augmentation «officielle» de 0.6% en six ans (2009-2015)[20]. Si Si l’on prend en compte que les autorités suisses placent la limite statistique du «seuil de pauvreté monétaire» à 2’200 CHF bruts par mois pour une personne seule, et celles d’Allemagne à 950 €, on saisit, de suite, que la misère réelle – et non statistique – est infiniment plus étendue que ne le laissent apparaître les statistiques[21].

Dans de telles circonstances, avec ces énormes différences de salaires, de conditions et de niveau de vie, instaurer la «libre circulation des personnes», que ce soit au sein de l’UE ou entre l’UE et la Suisse, ne signifie pas apporter une quelconque liberté aux salarié·e·s ; encore moins dans un contexte marqué par un haut de chômage effectif et une armée de réserve de travail mondialisée. Bien au contraire, cela veut dire les mettre en concurrence directe, les jeter les uns contre les autres, en mettant en concurrence brutale les «hauts coûts de main-d’œuvre» (ce qui ne signifie pas les hauts niveaux de vie) et «les bas coûts» (ce qui signifie, nécessairement, les bas niveaux de vie). Autrement dit, les salarié·e·s européens sont mis en situation non seulement de craindre la délocalisation des entreprises au sein même de l’UE, mais aussi de craindre la venue de salariés d’autres pays ou régions, contraints à «accepter tout» pour obtenir «un revenu». La dérégulation est ainsi organisée par les autorités qui miment l’ignorance: « l’interdiction de toute forme de discrimination fondée sur la nationalité [au sein de l’UE] est encore mal connue, notamment chez les fonctionnaires locaux et nationaux », écrit sans fioritures la Commission européenne[22].

Dans ces conditions les capitalistes et leurs représentants politiques et administratifs, avec des orientations un peu différentes selon qu’ils se rattachent à un courant néolibéral de droite dure, de droite molle ou de «gauche» souple, organisent la baisse générale des niveaux de vie tout en alimentant, nolens volens, les haines nationales, régionales, xénophobes, ethniques ou raciales. Ils le font, d’une part, en rendant faciles et rapides les déplacements des salariés à travers le continent, sans édicter des standards obligatoires de salaires directs et indirects et de conditions de travail égales pour tous les salariés présents sur un territoire régional donné. Ils le font, d’autre part, en poussant des salarié·e·s de régions à plus haut taux de chômage et/ou à plus bas salaires à aller vers les régions respectivement à plus bas taux chômage ou à plus hauts salaires.

Ainsi, les «travailleurs mobiles» (c’est ainsi que les nomment les études statistiques européennes) sont amenés à utiliser le différentiel de coûts de la vie, tout en menant une vie de pauvreté là où ils émigrent, afin de pouvoir subvenir aux besoins élémentaires de leurs proches restés sur place. Cela se nomme «libre circulation des personnes». Cette dernière induisant alors des votations comme celles sur l’initiative contre l’immigration de masse ou le Brexit[23], ainsi que des exigences comme celle du groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie), qui vient d’obtenir que l’UE annule la politique de répartition par quotas des immigrants extra-européens et réfugiés, en la remplaçant par une pratique purement «volontaire»[24].

Le robinet à main-d’œuvre

Sur le plan fiscal, le Conseil fédéral a annoncé clairement la couleur pour les années à venir:

  • augmentation des budgets militaires de 600 millions par an (avec au total une dépense de 20 milliards 2017 à 2020)[25],
  • économies liées au Programme de stabilisation de la Confédération 2017-2019 de 900 millions de Francs par an[26], incluant une économie de 23 millions sur les maigres budgets de la migration et de l’intégration, au moment où les exigences d’intégration des étrangers résidants sont durcies et où l’augmentation des demandes d’asile est prévisible[27],
  • pertes estimées liées à la Réforme de l’imposition des entreprises III (RIE III) de 1,5 à 2 milliards par an sur le plan fédéral (probablement davantage), auxquelles s’ajoutent les pertes de quelque 3 milliards de Francs par an pour les cantons[28].

Autant de «manque à gagner» pour les dépenses de ladite politique sociale qui se retrouvera forcément dans les programmes d’économies et pas uniquement dans le Programme de stabilisation. Donc les dépenses sociales vont encore diminuer – en termes relatifs ou absolus – et la pression pour mettre au travail un nombre accru de femmes, de retraités, de chômeurs, d’invalides, qu’ils soient suisses ou étrangers, va augmenter inversement proportionnellement. L’utilitarisme – autant général que migratoire – va s’accentuer, créant une pression majeure sur tous les inactifs ou partiellement actifs. Pour comprendre concrètement ce que signifie l’utilitarisme migratoire ici, c’est-à-dire l’accueil de main-d’œuvre étrangère, le bilan des populations permanente et active est parlant. En voici un aperçu synthétique[29].

tableaudl

 

D’une manière plus générale, nous savons que:

  • De 2000 à 2015, on constate en Suisse une augmentation de 39% de la population résidante permanente étrangère, de 33% de la population résidante non permanente (permis de courte durée), les deux groupes formant le 26% de la population résidante permanente totale. Nous avons, sur ces 16 ans, un solde migratoire correspondant au 97% de l’augmentation de la population résidante permanente totale, soit respectivement 1’039’000 et 1’073’000[30].
  • Sur la même période, est enregistrée une augmentation de 107% des frontaliers (de 147’000 à 304’000)[31].
  • En 2015, 227’000 résidants soumis à l’obligation de s’annoncer ont effectué au total 8,4 millions de jours de travail, soit l’équivalent de 26’000 salariés à plein-temps sur un an[32].
  • L’âge moyen de la population étrangère, en 2015, est de 37 ans (celui des Suisses de 44 ans), tandis que parmi les étrangers 56% ont moins de 40 ans (42% pour les Suisses).
  • En 2015, pour 100 actifs étrangers de 20 à 64 ans,13 ont de plus de 64 ans, sans changement depuis 2010; alors que pour les Suisses cette «répartition» a passé de 38 à 41[33].
  • En 2015, le marché du travail comptait 812’000 personnes de plus qu’un an avant l’entrée en vigueur de l’ALCP (2001), dont 42% de Suisses et 58% d’étrangers (41% d’étrangers résidents et 17% de frontaliers)[34].
  • Enfin, le tableau ci-dessus nous indique que la population «étrangère» (immigrée) totale et la population «active étrangère» (immigrée) augmentent grosso modo, au cours du XXIe siècle, 5 fois plus que les deux composantes suisses (totale et active).

Cela signifie que la population immigrée continue de fonctionner, actuellement de même que durant la seconde partie du XXe siècle, comme «robinet à main-d’œuvre», un robinet ouvert durant tout ce début de XXIe siècle.

Or cet utilitarisme est encore plus patent en matière d’assurances sociales. Vu son jeune âge relatif les salariés étrangers sont largement contributeurs nets desdites assurances sociales. Sans mentionner les craintes d’avoir recours à l’aide sociale car, le cas échéant, il y a la menace de non-renouvellement de permis de travail ou de séjour. Caritas démontre que 27% des montants de l’AVS et de l’AI proviennent des travailleurs étrangers, alors qu’ils perçoivent le 18% des prestations[35]. Une étude de l’OCDE montre, de manière détaillée, que les immigrés en Suisse – qu’il s’agisse de ménages nés en Suisse, de ménages nés à l’étranger ou de ménages dits mixtes – sont les plus hauts contributeurs fiscaux nets de tous les pays de l’OCDE, très loin devant l’Islande, en deuxième position et où les immigrés contribuent pour 56% de moins qu’en Suisse ( calculé en termes de parité de pouvoir d’achat (PPA)[36]. Cela dit, précisons néanmoins que les statistiques des assurances sociales et de l’aide sociale selon les critères de nationalité ont notamment pour résultat de fournir une information dont la lecture s’intègre à un possible débat xénophobe [37]

L’ALCP sous la loupe opaque du Seco

Quelles sont les répercussions sur le marché suisse du travail de l’entrée en vigueur de l’ALCP, se demande le Secrétariat à l’économie (Seco), pour la douzième année consécutive, à travers l’Observatoire sur la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’UE?

C’est évidemment un exercice impossible, parce que personne ne sait ce que serait l’économie suisse sans l’ALCP et, de manière concomitante, sans les autres accords bilatéraux faisant partie du paquet des Bilatérales I. Impossibilité qui n’a pas empêché le Secrétariat à l’économie, le Secrétariat d’État aux migrations, l’Office fédéral de la statistique et l’Office fédéral des assurances sociales de pondre douze rapports sur la question[38]. Comme les onze rapports précédents, non seulement le dernier met en relief les avantages – incalculables mais pourtant calculés – de la libre circulation comparés à ce qui existerait en cas de non-ALCP, mais en outre les auteurs reconnaissent, dans un bref paragraphe, que l’on n’en sait strictement rien: «quelle part de l’immigration, indépendamment des nombreux autres facteurs qui influencent les flux migratoires vers et hors de Suisse (…), est-elle réellement imputable à l’entrée en vigueur de l’Accord ? (…) Il est tout bonnement impossible de savoir comment l’immigration aurait évolué ces dernières années sans l’ALCP»[39].

Le Seco a par ailleurs produit le onzième rapport sur la mise en œuvre desdites mesures d’accompagnement à la libre circulation des personnes (Rapport FlaM), qui «examine les résultats de l’activité de contrôle des organes d’exécution des mesures d’accompagnement relatives à l’accord de libre circulation»[40].

Le rapport précise que, dans les branches sans convention collective de travail (sans CCT), les contrôles sont effectués par des commissions tripartites (CT): Etat, patrons, syndicats. Les violations des normes salariales se règlent alors… par conciliation dans la moitié des cas, et – ce que le rapport ne précise pas – n’aboutissent pas à grand chose pour l’autre moitié. En cas de violations répétées de ces normes, les CT peuvent procéder à… une nouvelle conciliation, ou demander l’extension d’une CCT ou proposer la mise en place d’un contrat-type de travail (CTT), réglementations qui contiennent des minima salariaux généralement si bas et si facilement violables, qu’ils ne posent pas de problème au patronat.

manifEn ce qui concerne les activités régies par des CCT étendues à toutes les entreprises, les contrôles sont faits par les commissions paritaires (CP, avec des représentants des patrons et des syndicats). Bien que ces contrôles sont infiniment lâches, ponctuels et limités, 30% des entreprises contrôlées par ces commissions violent les dispositions salariales conventionnelles, 60% dans la surveillance et la sécurité, 37% dans le nettoyage.

Pire encore, dans le secteur principal de la construction, 34% des entreprises sont en infraction et 29% dans le second œuvre du bâtiment. Or, nous avons à faire là à deux secteurs phares réputés très syndiqués et très surveillés : «50’000 membres [d’UNIA], le secteur Construction est un pilier du syndicat». Dans le secteur principal de la construction, «la convention nationale définit les conditions de travail de près de 80’000 personnes occupées sur les chantiers, ce qui en fait l’une des principales conventions collectives de travail de Suisse. Unia l’a renforcée lors de fructueuses campagnes salariales»[41]. On n’ose pas imaginer le taux de violations réelles des secteurs peu syndiqués, soit la majorité des activités du pays. On imagine, par contre, à quel point les syndicats ne contrôlent rien en la matière.

Quant aux infractions à la CCT étendue de la location de services (travail temporaire) – qui est en fait une réglementation sévère de l’exploitation des travailleurs et non une convention protectrice – les violations sont énormes. Elles atteignent 65% (sic!) des entreprises contrôlées par la CP de la branche travail temporaire et 36% des entreprises contrôlées par des CP de branches spécifiques lorsqu’elles contrôlent des temporaires (il s’agit de violations de salaires ou d’autres dispositions conventionnelles importantes). Pour ces infractions, non seulement seuls 15% des cas donnent lieu à une sanction, mais en outre le cumul des amendes et des frais mis à charge de l’entreprise totalise en moyenne la très modique somme de 1470 CHF par entreprise sanctionnée. Ce qui correspond dans les faits à une prime très avantageuse d’assurance-violation des salaires. De nouveau, nous sommes là dans un domaine conventionnel phare : la CCT couvre quelque 300’000 salariés et «est considérée comme un jalon du partenariat social suisse»[42], écrit le plus grand syndicat de Suisse, UNIA. Une CCT mise en place sans aucunes consultations des salarié·e·s.

Enfin si, parmi les travailleurs détachés (227’000 en 2015), les CT constatent que 19% des entreprises commettent des violations des normes salariales, dont seulement un cinquième donne lieu à une procédure de conciliation aboutie, les CP constatent pour leur part 27% de cas de violations par des entreprises. Nous laissons volontairement de côté ici les informations supplémentaires sur les indépendants détachés, dans la mesure où les CT et CP font la chasse aux «faux indépendants» au lieu de dénoncer et sanctionner les entreprises mandantes en Suisse, qui les engagent la plupart du temps comme sous-traitants et à des conditions hors légalité.

Bref, le portrait est effrayant, mais le constat du Seco est clairvoyant. Il parle, en langue de bois, du «rôle important des partenaires sociaux» (traduction en langage courant: de la collaboration sans limite des directions syndicales), du «respect des conditions de travail et de salaire minimales suisses» (traduction : du respect des dures conditions d’exploitation légalisée des salariés). Et enfin il conclut sur le fait que «le présent rapport montre bien que l’exécution des mesures d’accompagnement constitue une tâche commune qui ne peut être accomplie de manière ciblée et efficace que si les partenaires sociaux et les autorités étatiques conjuguent leurs efforts» (traduction: la mascarade doit absolument se poursuivre, si l’on veut continuer à exploiter les salariés au nom de la « liberté » de circulation avec la caution des directions syndicales).

Dans le même esprit, à la fois d’autosatisfaction et d’apologie de La Trinité patron-syndicat-Etat, trois études ont été produites, en plus des rapports de l’Observatoire de la libre circulation et de celui sur les mesures d’accompagnement. Il s’agit de celles des deux centres de recherche BAK et Ecoplan ainsi que de l’étude du Seco qui en fait la synthèse[43]. A la croisée des chemins entre une étude scientifique, des propos de coin de table et des pages d’art divinatoire, ces études parviennent à la conclusion qu’en 2035 l’équivalent d’un PIB actuel de la Suisse aura été perdu si les accords bilatéraux I (dont fait partie l’accord sur la libre circulation des personnes) sont annulés. Nous passons sur ces documents qui, comme le rapport de l’Observatoire et les diverses études privées reconstituant le passé avec ou sans ALCP, sont de purs produits idéologiques destinés à enfumer la gauche officielle et les directions syndicales. (A suivre)

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Dario Lopreno est membre du Syndicat des Services Publics (SSP). Cette contribution est issue d’un exposé fait dans le cadre d’une réunion du syndicat UNIA Vaud en novembre 2016)

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Notes

[1] Avenir Suise, Franc fort et compétitivité, Zurich, juin 2015.

[2] Commission européenne, COM(2016) 120 final, Annexes de la Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil, Retour à l’esprit de Schengen – Feuille de route.

[3] Le Code frontières Schengen est le Règlement (CE) n° 562/2006 du Parlement européen et du Conseil, 15 mars 2006 (Cf. articles 23 et suivants).

[4] Selon un échange de mails avec le service de presse des Gardes-frontière en octobre 2016. Les 41’000 de 2015 étant dépassés en septembre 2016 déjà.

[5] Migreurop, Les principaux lieux de détention, Paris, 2012 (http://www.migreurop.org/IMG/pdf/Carte_Atlas_Migreurop_19122012_Version_francaise_version_web.pdf).

[6]  Le processus de Khartoum est une conférence qui a eu lieu à Rome, réunissant les représentants des États de l’UE et divers États africains (Djibouti, l’Égypte, l’Érythrée, l’Éthiopie, le Kenya, la Somalie, le Soudan, le Soudan du Sud et la Tunisie), ainsi que des représentants de l’Union européenne et de l’Union africaine.

[7] AEDH, Le processus de Khartoum, nouvelle étape du dialogue Euro-africain, sur http://www.aedh.eu/Le-processus-de-Khartoum-nouvelle.html

[8] Eurostat, Taux de chômage harmonisé par sexe [teilm020], selon la définition du BIT ; OFS, Taux de chômage au sens du BIT selon le sexe, la nationalité et les groupes d’âge, 1991 à 2016 [03.03.01.03].

[9] Le taux de chômage selon le BIT est de 4.7% en Suisse, bien que le Secrétariat à l’économie (Seco) s’obstine à ne pas comptabiliser tous les chômeurs, ce qui non seulement lui permet d’avoir un taux de 3.6%, mais en outre cela empêche d’utiliser nombre de statistiques pour les comparer.

[10] Eurostat, Nombre moyen d’heures de travail habituellement prestées par semaine dans l’activité principale, par sexe, statut professionnel, temps plein (heures) [lfsq_ewhuis] (nous n’avons retenu que le travail temps plein).

[11] urostat, Non-fatal accidents at work by NACE Rev. 2 activity and sex [hsw_n2_01] ; Eurostat, Fatal Accidents at work by NACE Rev. 2 activity [hsw_n2_02] ; OFS, Population résidante permanente de 15 ans et plus, selon le statut sur le marché du travail et le canton, en 2014 [su-f-40.02.03.02.01] ; OCDE, Statistique de la population active, 2005-2014, Paris, 2015

[12] Nous ne tenons pas compte ici des pays suivants, dont les résultats sont incertains : Slovaquie, Lituanie, Lettonie, Grèce, Bulgarie, Roumanie.

[13] Nous n’avons pas trouvé de tableau plus récent sur cette donnée qui inclut tous les pays de l’UE. Eurostat, Median hourly earnings, all employees (excluding apprentices) by sex, 2006, 2010 [earn_ses_pub2s].

[14] INSEE, PIB par habitant dans l’Union européenne en 2015, indice base 100 pour l’UE.

[15]  « L’indice de volume du PIB par habitant en standards de pouvoir d’achat (SPA) est exprimé par rapport à la moyenne de l’Union européenne (EU28) fixée à 100. Si l’indice d’un pays est supérieur à 100, le niveau du PIB par tête pour ce pays est supérieur à la moyenne de l’Union européenne et vice versa. Les chiffres de base sont exprimés en SPA, c’est-à-dire dans une monnaie commune qui élimine les différences de niveaux de prix entre les pays, permettant des comparaisons significatives du PIB en volume entre les pays. Il est à noter que l’indice, calculé à partir des chiffres en SPA et exprimé par rapport à EU28 = 100 (…) » (Cf. note INSEE au tableau PIB par habitant dans l’Union européenne en 2015).

[16] Eurostat, Regional yearbook 2015, Bruxelles, 2015.

[17] Eurostat, Temporary employees as percentage of the total number of employees, by sex and age (%) [lfsa_etpga] ; Eurostat, In-work at-risk-of-poverty rate by type of contract – EU-SILC survey [ilc_iw05] ; Eurofound, Working poor in Europe, chapitre Nature and extent of in-work poverty, Bruxelles, 2010 ; Jozef Pacolet & Frederic De Wispelaere, Posting of workers. Report on A1 portable documents issued in 2014, European Commission & HIVA-KU Leuven, Brussels, 2015.

[18]  Médecins du monde, L’accès aux soins des personnes sans autorisation de séjour dans 11 pays d’Europe, Paris, 2008.

[19] Eurofound, Tackling undeclared work in 27 European Union Member States and Norway, Dublin, 2013.

[20] « Cela signifie que ces personnes étaient affectées par au moins une des trois conditions suivantes: en risque de pauvreté après transferts sociaux (pauvreté monétaire), en situation de privation matérielle sévère ou vivant dans des ménages à très faible intensité de travail », écrit Eurostat, dans le document Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté. 1 personne sur 4 dans l’UE touchée par le risque de pauvreté ou d’exclusion sociale en 2014. 122 millions de personnes dans cette situation dans l’UE, Communiqué de presse, Bruxelles, 16 octobre 2015.

[21] Idem.

[22] Commission européenne, Travailler dans un autre pays de l’UE, Bruxelles, communiqué de presse, 27 juillet 2016.

[23] Neil Faulkner, Royaume-Uni. Le Brexit et la montée du racisme, alencontre.org, Lausanne, 2 juillet 2016.

[24] Georgi Gotev, La solidarité flexible, solution de l’Est à la crise migratoire, EurActiv.com, Bruxelles, 20 septembre 2016

[25] DDPS, Le Parlement adopte le programme d’armement et le programme immobilier, communiqué de presse, Berne, 20 septembre 2016.

[26]  Conseil fédéral, Politique de croissance 2016-2019. Rapport du Conseil fédéral, Berne, 22 juin 2016 (Cf. notamment le tableau 2, Aperçu des mesures du programme de stabilisation 2017-2019, Allégements par rapport au plan financier provisoire du 1er juillet 2015 pour les années 2017 à 2019).

[27]  Précisons ici que la Commission des finances du Conseil natgional profite de l’occasion pour tenter de diminuer, encore une fois, les budgets de la chaine de média internationale swissinfo.ch, qui a le grave défaut, pour la majorité des Chambres, d’être souvent critique et indépendante (Cf. Keystone & Gaétan Bally, Une commission veut couper dans l’administration fédérale, 12/10/2016, swissinfo.ch).

[28] Interview de Sébastien Guex, Des pertes fortement sous-estimées, Le Courrier, Genève, 17 juin 2016.

[29] Cf. OFS, Bilan de la population active, 1991 à 2015 et OFS, Bilan de la population résidante permanente selon la nationalité, 1999 à 2015.

[30] OFS, Population résidante permanente et non permanente étrangère selon l’autorisation de résidence, à la fin de l’année [T 01.05.01.02] ; Bilan de la population résidante permanente selon la nationalité, 1999 à 2015 [T 01.02.04.07] ; calculs propres.

[31] OFS, Statistique des frontaliers (STAF),

[32] 12e Rapport de l’Observatoire sur la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’UE. Répercussions de la libre circulation des personnes sur le marché du travail en Suisse, Seco, SEM, OFS, OFASE, Berne, juin 2016, p. 17.

[33] OFS, Âge moyen de la population résidante permanente selon la catégorie de nationalité, le sexe et le canton, au 31.12.2015 [su-f-01.01.07] ; OFS, Enquête suisse sur la population active. Le taux d’activité des 55 à 64 ans augmente fortement, Neuchâtel, 19 avril 2016.

[34] 12e Rapport de l’Observatoire sur la libre circulation des personnes cité, p. 39

[35] Caritas, Migration : un plus pour la Suisse Relations entre État social et migration. La position de Caritas, Lucerne, 2011.

[36] OCDE, L’impact fiscal de l’immigration dans les pays de l’OCDE, Paris, 2013 (Cf. notamment le Tableau 3.A1.4. Contributions, prestations et contributions nettes selon le statut migratoire du ménage, moyenne 2007-09, en EUR, en PPA ajustées) ; c’est le chapitre 3 des Perspectives des migrations internationales, 2013, Paris, OCDE.

[37] Voir, par exemple, le tableau OFS, Taux d’aide sociale selon la nationalité, le lieu de naissance, le sexe et la classe d’âge, en %, 2010 à 2014 [su-f-01.05.07.01.05.01]

[38] 12e Rapport de l’Observatoire sur la libre circulation des personnes cité.

[39] Idem, p. 14.

[40] Seco, Mise en oeuvre des mesures d’accompagnement à la libre circulation des personnes Suisse-Union européenne. Période du 1er janvier 2015 au 31 décembre 2015 (Rapport FlaM), Berne, 2016.

[41] UNIA, La construction, un secteur combatif, page du syndicat sur le secteur construction (http://www.unia.ch/fr/monde-du-travail/de-a-a-z/construction/).

[42] UNIA, Entreprises de travail temporaire, page du syndicat sur le secteur trasvail tedmporaire (http://www.unia.ch/fr/monde-du-travail/par-profession/details/b/entreprises+de+travail+temporaire/).

[43] BAK (economic, research & consultancy), Die mittel- und langfristigen Auswirkungen eines Wegfalls der Bilateralen I auf die Schweizerische Volkswirtschaft, Studie im Auftrag des Staatssekretariats für Wirtschaft, SECO, Basel, November 2015 ; Ecoplan, Ecoplan (2015), Volkswirtschaftliche Auswirkungen eines Wegfalls der Bilateralen I. Analyse mit einem Mehrländergleichgewichtsmodell, Studie im Auftrag des Staatssekretariats für Wirtschaft, Seco, Berne, November 2015 ; Seco, Gesamtwirtschaftliche Auswirkungen eines Wegfalls der Bilateralen I, Bern, November 2015.

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