Entretien avec Mathias Girel
conduit par Sylvestre Huet
Mathias Girel, philosophe, est maître de conférence à l’Ecole normale supérieure (ENS) à Paris et conseiller technique de l’Institut des Hautes Etudes pour la Science et la Technologie (Ministère de la recherche). Ses travaux portent, entre autres, sur le doute et la «production» de l’ignorance. Il présente ici, sous la forme d’un entretien accessible aux lectrices et lecteurs, quelques-uns des résultats de ses recherches. (Rédaction A l’Encontre)
Vous préfacez Golden Holocaust, le livre de Robert Proctor (1) sur les manipulations des cigarettiers américains. Quelles ont été leurs méthodes?
Les industriels ont mobilisé tout un arsenal, décrit par Proctor. Un mémo interne d’American Tobacco l’affirme dès 1941: pour continuer à écouler ses produits face à des craintes sanitaires croissantes, «l’industrie a le plus grand besoin d’une recherche favorable». Les méthodes? Fonder un Comité de recherche de l’industrie du tabac, qui a «cherché» pendant quarante ans sans jamais véritablement incriminer la cigarette dans les cancers du poumon. Etouffer la recherche menée dans l’industrie, qui montrait, dès les années 50, que la cigarette causait des cancers. Financer de la recherche «contraire» pour relativiser les données épidémiologiques, attaquer les preuves expérimentales. Infiltrer les comités de lecture de revues médicales. Financer des universitaires, en comptant sur des effets d’autocensure dans la formulation des programmes de recherche, tout en se constituant une armée de témoins lors des procès à venir.
Et aussi réécrire le passé en recrutant des historiens, chargés de montrer que «tout le monde savait», donc que les fumeurs n’ont pas à se plaindre. Mais qu’il «n’y avait pas de preuves», donc que l’industrie n’est pas responsable. Ou inciter ces historiens à inscrire les politiques de lutte contre le tabac dans un grand «retour de l’hygiénisme», où l’industrie représenterait le camp de la liberté. L’industrie du tabac a compris très tôt l’utilité de se faire des alliés dans la recherche, sciences humaines comprises.
L’étude de ces manipulations s’est baptisée agnotologie. Que signifie ce mot?
C’est Proctor qui a introduit ce mot pour renvoyer à l’étude de la «production culturelle de l’ignorance» (2). Et par extension, aux processus qui produisent cette ignorance. Stuart Firestein évoque ainsi les «continents de l’ignorance» (3). Il s’agit de pousser plus loin l’enquête habituelle sur le savoir, en se demandant non seulement en quoi consiste la connaissance – l’épistémologie -, quel est le contexte de sa production – la sociologie des sciences -, mais aussi pourquoi nous ne savons pas ce que nous ne savons pas. Proctor montre que l’industrie du tabac a réussi à produire de l’ignorance sur la cigarette à l’échelle de la planète et pendant des décennies.
Au-delà du tabac, quels autres sujets justifient une telle approche?
Il existe un domaine où la ressemblance est plus que frappante. Oreskes et Conway (4) ont montré que, dans des débats apparemment très différents, sur le tabagisme passif et le climat, on pouvait retrouver exactement les mêmes arguments, et parfois les mêmes individus, dès le début des années 1990. Une poignée de «cold warriors» qui s’attaquaient déjà aux critiques de la politique de «Guerre des étoiles» du président Reagan. Plus récemment, un communicant du Parti républicain avertissait ainsi ses troupes : «Si le public en venait à croire que les questions scientifiques sont réglées, sa vision du réchauffement climatique se modifierait. Par conséquent, vous devez continuer à faire de l’absence de certitudes scientifiques une question fondamentale dans le débat.»
David Michaels, ancien haut fonctionnaire sous le gouvernement Clinton, a documenté des mécanismes similaires sur les conséquences sanitaires de l’amiante, du béryllium, du chrome hexavalent [chrome VI, sixième état d’oxydation du chrome qui peut se trouver dans l’eau, l’air, le cuir, etc.], de certains plastiques et colorants. En France, les cas fort différents du Mediator, des pesticides néonicotinoïdes et des actions de certains climatosceptiques célèbres ont donné lieu à des analyses similaires à celles d’Oreskes.
Rosner et Markowitz, aux Etats-Unis, ont éclairé les cas de la silice, du chlorure de vinyle et du plomb. Dans ce dernier dossier, leur témoignage d’historiens a contribué à une condamnation de l’industrie à payer plus d’un milliard de dollars de dommages. Les sciences humaines, souvent décriées comme futiles ou inutiles, montrent là leur utilité directe au service du public.
Les acteurs de ces manipulations sont-ils uniquement des industriels, motivés par l’intérêt financier?
Non, n’importe quel collectif peut s’engager dans ce type de processus, qu’il soit ou non mû par des visées machiavéliques. Mais pour contrôler durablement l’information, le financement de recherches et jouer du «funding effect» (le mode de financement d’une recherche influe sur son résultat) à une échelle comparable au cas du tabac, il faut des moyens considérables. Il n’est donc pas étonnant que les figures de rhétorique utilisées par l’industrie du tabac réapparaissent dans des dossiers – climat et énergies – où les ressources ne manquent pas, comme les énergies fossiles. D’autres motifs peuvent jouer.
Les tentatives pour contrarier l’enseignement de la théorie de l’évolution sont toujours d’actualité dans de nombreux Etats américains. Des sénateurs de Caroline du Sud envisagent de faire suivre toute mention du fossile national, le «mammouth de Colomb», de la mention «tel qu’il a été créé au sixième jour». Ces actions ne semblent pas répondre à une logique du profit. Les diverses propositions de loi aux Etats-Unis qui en appellent à «enseigner la controverse» visent tout à la fois l’évolution, le réchauffement climatique, le clonage et les cellules souches !
En France aussi, un courant sociologique propose d’enseigner les controverses…
Avec une différence importante. Bruno Latour proposait de considérer que ce n’est pas parce que nous avons une représentation stable de la nature que les controverses sont closes, mais bien l’inverse, que cette représentation est l’effet de la résolution des controverses, ce qui constituait une thèse forte sur l’activité scientifique et justifie qu’on les enseigne. Le problème, très bien repéré par Latour, est que des observateurs moins attentifs peuvent avoir un usage «mercenaire» de cet outil conceptuel et se mettre à voir des controverses partout, là où il n’y a que de simples contestations théologiques, politiques et morales de savoirs et de technologies bien établis.
Faire la distinction entre ces controverses artificielles et les autres n’est pas chose aisée, mais les créationnistes américains, qui détournent les mots-clés de la sociologie des controverses, n’ont pas pour but de faire progresser la biologie.
Comment distinguer les mécanismes qui entravent objectivement la diffusion des connaissances – plus elles croissent, plus la part que chacun peut en maîtriser diminue –, et l’ignorance sciemment provoquée?
Il est souvent impossible de distinguer immédiatement les deux processus. L’industrie du tabac avait raison de dire qu’une corrélation ne vaut pas causalité, qu’il faut être prudent avant de tirer des conclusions à partir d’expérimentations animales, que la multifactorialité est un vrai problème. C’est de l’épistémologie élémentaire. C’est l’usage abusif de ces arguments qui trompe le public, pas les arguments eux-mêmes, pris isolément. Sans le recul des sciences humaines, qui retracent leurs trajectoires, comment démêler un argument qui concourt au savoir d’un argument pathologique, qui vise à saper un savoir constitué? C’est une des leçons de l’ouvrage de Proctor. Les controverses sur les plantes génétiquement modifiées, où se nouent de multiples intérêts, exigent ce travail afin de démêler ces deux types d’arguments. L’affaire se complique alors, car les producteurs d’ignorance ne sont pas toujours les seuls industriels, personne n’a le monopole de l’agnotologie!
Si le doute peut favoriser ou bloquer un produit ou une technologie, ne faut-il pas chercher la raison de leur usage dans les services qu’ils rendent plus que dans la manipulation?
Oui. La cigarette continue à être consommée massivement alors qu’il n’existe plus aucun doute sur sa nocivité. Mais il est essentiel de faire douter ceux qui sont sur le point de commencer; ensuite, l’addiction, méticuleusement produite par la composition des cigarettes, fait le reste. Le raisonnement peut s’étendre au diesel, reconnu comme «cancérogène certain», mais omniprésent, à l’usage des combustibles fossiles ou aux produits chimiques agricoles. La connaissance de leurs conséquences négatives pour les populations et l’environnement ne suffit pas à s’en protéger, il faut des alternatives économiques et technologiques acceptées par la société.
Le manque de culture scientifique du public, une commodité pour les décisionnaires?
L’ignorance peut être conçue comme une privation. Nous ignorons tout ce qui sera découvert au cours des siècles à venir. Mais la privation peut aussi concerner ce que d’autres savent et pointe alors la distribution inégale du savoir, pose la question de son partage et de son appropriation. Un sujet qui renvoie à la culture scientifique ou à son manque (5). Poser le constat d’une ignorance –le fameux «déficit» de connaissances – a souvent constitué une excuse pour ne pas associer le «public» à des décisions prises en son nom, ou écarter d’un revers de main toute idée de «participation». C’est un des enjeux les plus vifs de la réflexion sur les sciences. Mais l’enquête permet de faire la différence entre ce que personne ne savait et ce qu’une poignée d’acteurs savaient et ont caché.
Peut-on se protéger contre les producteurs d’ignorance?
Aucune protection ne viendra de l’extérieur. Chaque communauté scientifique doit être attentive à ce qui est fait et dit en son nom. Je me suis intéressé à ces questions comme philosophe car j’étais intrigué par l’usage d’arguments épistémologiques, par la mobilisation de raisonnements typiques des sceptiques classiques, dans des débats qui en semblaient fort éloignés. Cet usage de la philosophie «hors les murs» concerne le philosophe, qui ne peut rester inerte par rapport à ce qui est dit ailleurs sur la connaissance, la certitude, la preuve, ce que l’on sait et ce que l’on ignore. De même, les chercheurs de diverses spécialités doivent s’intéresser à l’usage qui est fait de leur discipline au tribunal, dans les activités de conseil et d’expertise, hors de la sphère académique.
Proctor propose que les chercheurs mentionnent sur le site de leur université toutes leurs activités d’expertise. D’autres auteurs qu’elles fassent l’objet d’une déclaration systématique auprès des associations professionnelles. Les liens financiers avec les banques d’économistes, présentés comme «experts» par les gouvernements ou la presse, ont souvent été dénoncés. La capacité de toutes ces communautés scientifiques à se normer (6) est sans doute essentielle, comme l’existence d’un journalisme scientifique ayant les moyens de son indépendance. Les cas déjà étudiés doivent inciter les scientifiques à la vigilance, ou, comme le dit Proctor, à une forme de lucidité morale. (Publié en page 34-35 de Libération, du 2 mai 2014)
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(1) R. Proctor, «Golden Holocaust», Equateurs, 2014, 704 pp., 25 euros.
(2) R. Proctor et L. Schiebinger, «Agnotology», Princeton University Press, 2008, 312 pp, 26 dollars.
(3) S. Firestein, «Les Continents de l’ignorance», Odile Jacob, 2014, 192 pp., 24 euros.
(4) N. Oreskes et E. Conway, «les Marchands de doutes», Le Pommier, 2008, 496 pp., 12 euros.
(5) «Partager la science», Actes Sud, 2013, 336 pp., 28 euros. 6) «Science et Société», Actes Sud, 2014, 352 pp., 15 euros.
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