Santé-société. Espérance de vie et vie sans espérance

Par Bertrand Kiefer

Fin d’une époque, d’une folle progression, d’une illusion? Ou simple réduction de régime, coup de mou avant de reprendre l’ascension? En tout cas, dans certains pays, la courbe d’espérance de vie fléchit. Depuis les débuts de l’époque moderne, cette courbe n’a fait que monter à mesure du développement. Le futur pointait vers le toujours plus. C’est de moins en moins le cas. Sur le ciel promis de la croissance continue, du progrès constant, de la vie qui se prolonge pour tous, le temps se couvre.

Dans les pays «à problèmes», certes, il y a déjà eu des hauts et des bas. En particuliers, bien sûr, lors de guerres ou d’épidémies. La Russie a connu une chute de la survie de sa population, après sa séparation de ses républiques satellites, elles-mêmes étant d’ailleurs souvent atteintes du même mal. Mais maintenant, c’est en particulier dans deux grandes démocraties, à la pointe du développement économique et scientifique, que la population vit moins longtemps. Aux Etats-Unis, l’espérance de vie diminue pour la troisième année consécutive [1]. Du jamais vu. En Grande-Bretagne, pour la deuxième année de suite [2]. Il ne s’agit pas simplement d’une diminution du taux de croissance de cette espérance. Laquelle pourrait s’expliquer par le fait que les humains ont une durée de vie maximale et que, pour le moment, nous ignorons comment élever ce plafond. Mais la décroissance de la survie collective n’a rien à voir avec ce phénomène. Elle n’interroge pas les progrès de la biomédecine. Elle est un signe majeur de régression sociale.

D’où viennent en effet ces reculs, alors que ces pays ne connaissent ni guerre ni grande épidémie? D’abord, de la montée des inégalités. Une montée renforcée, dans de nombreux pays, par des politiques d’austérité prises à la suite de la crise de 2008.

Mais la situation de la Grande-Bretagne indique que les choses sont plus complexes. Des pays comme la Grèce, l’Espagne, ou l’Irlande ont connu des réductions similaires des dépenses publiques, mais avec un faible impact sur l’espérance de vie. L’austérité ne représente donc pas la seule cause. De nombreux facteurs, comme l’affaiblissement de structures culturelles, ou de systèmes de solidarité hors économie jouent aussi un rôle.

Aux Etats-Unis, les changements d’espérance de vie sont très cloisonnés. Les plus touchés par la baisse sont les Blancs des zones rurales et d’âge moyen. Ils meurent davantage d’overdoses, d’abus d’alcool et de suicides. Pour quelle raison? On évoque souvent l’épidémie d’opioïdes. Mais la crise est bien plus vaste. S’y conjuguent l’effondrement des économies locales, la précarité u travail, l’érosion de la cohésion et l’isolement social.

Dans le BMJ [3], Steven Wolff propose une cause large, transversale, profondément humaine au déclin de l’espérance de vie : le désespoir. Désespoir lié à une peur profonde, concernant non seulement le futur, dont les déclassés actuels n’attendent rien de bon, mais aussi le présent. Pour de plus en plus de personnes, il devient ultra-précaire, non viable. Impossible de nouer les deux bouts, d’élever ses enfants, de manger correctement, d’éprouver la moindre sécurité. Les sans-travail et les working poors sont des existants sans importance, dans les pays ultralibéraux davantage encore qu’ailleurs.

Pour ceux qui n’ont ni présent ni futur, la préservation de la santé, le souci de ne pas manger n’importe quoi, de refuser la fuite dans l’alcool ou les drogues, ne trouve plus d’ancrage. Rien pour projeter une volonté de conserver son corps, juste une survie au jour le jour.

Avec cette autre conséquence: les personnes désespérées, déclassées, pensent que, l’actuelle classe politique les ayant abandonnés, rien de pire ne peut leur arriver. D’où l’arrivée au pouvoir, dans de nombreux pays, de gouvernements autoritaires, populistes, nationalistes. Qui ne font que renforcer le désespoir, en cercle vicieux qui s’accélère et menace de mal finir.

Si Trump plaît, s’il rassure – lui qui se gausse des loosers et des pauvres – c’est qu’il apparaît comme un «héros-leader», un sauveur [4].On le croit atypique. Mais il montre des qualités totalement classiques, celles vantées par son propre manuel de management: affirmer des solutions, cultiver des attitudes de supériorité, ne jamais lâcher l‘ambition.. Puisque les désespérés se sentent fiers de le suivre, y discernent un horizon, on pourrait se demander: peut-être sa vision est-elle vraiment thérapeutique? Seulement, il y a la réalité. Pour Trump, le changement climatique n’existe pas. Mais le climat ne respecte pas sa pensée marketing. De même, insensible à ses superpouvoirs, la chute de l’espérance de vie révèle les carences du développement humain de son pays.

Dans de nombreux médias apparaissent d’étranges réflexions. Du genre: voyez le succès éclatant, sur le plan économique, de la politique de Trump. Une Bourse qui superforme, un emploi fort, une finance dopée. Ou, pour la Grande-Bretagne: le Brexit leur permettra de devenir un Singapour européen taxes et contraintes éthiques au plus bas, économie florissante. Peut-être. Sauf que ces politiques ne sont absolument pas durables, qu’à suivre de pareils modèles, ces pays et le monde deviendront encore plus inégalitaires, autoritaires et désespérants. Tout cela se comprend avec un simple recul. Mais rares sont les analystes à en faire part. L’humain et l’environnement disparaissent à bas bruit des préoccupations.

Comme cause de régression sanitaire, il faudrait aussi évoquer le déchaînement de mensonges et la délinquance croissante des industries alimentaires, du tabac, des pesticides, de l’alcool, du pétrole, de la voiture, etc. Leur pouvoir et leur sentiment d’impunité n’ont jamais été si marqués. Les Etats démocratiques semblent avoir baissé les bras. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne davantage encore que les autres. Nous ne sommes qu’au tout début du prix à payer en termes d’espérance de vie pour l’explosion d’obésité et la malbouffe croissante. Ou pour la dégradation de l’environnement, les substances toxiques qui s’accumulent dans le milieu et nos organismes. Il s’agit de bombes à retardement.

L’actuelle population de plus de 60 ans a vécu son enfance, moment crucial pour la santé durant l’existence entière, dans un environnement beaucoup moins pollué, avec une alimentation peu transformée et peu chargée en produits chimiques. Et nous ignorons comment les changements qui ont suivi affecteront la capacité des prochaines générations de survivre dans le grand âge. Il n’est pas du tout sûr que les progrès de la médecine parviendront à les maintenir en vie aussi longtemps que les actuels vieux.

Rien de tout cela n’est pris en compte dans les études publiées par les meilleures revues, le Lancet par exemple, qui annonce une espérance de vie dépassant 90 ans d’ici à 2030 [5].

Pour le moment donc, la naïveté et l’anosognosie dominent. Qu’importe la qualité du système de soins, qu’importent les avancées de la médecine : le progrès ne tient plus promesse, si l’on considère l’ensemble des citoyens de certains pays. Il est temps que cela change. (Tribune publiée dans la Revue médicale suisse, 17 octobre 2018, Numéro 623)

_____

[1] Ho JY, Hendi AS. «Recent trends in life expectancy across high income countries: retrospective observational study». BMJ (British Medical Journal) 2018; 362:k2562

[2] Raleigh VS. «Stalling life expectancy in the UKBMJ 2018; 362:k4050

[3] Woolf SH, Aron L. Failing health of the United States. BMJ 2018 ; 360 :k496

[4] Fournout O. «Trump banal, trop banal». Le Débat, septembre-octobre 2018, pp.47-62.

[5] Kontis V, Bennett JE, Mathers CD. Future life expectancy in 35 industrialised countries ; projections with a Bayesian model ensemble. Lancet 2017; 389 :1323-35.

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*