Le syndicalisme à l’âge de la désindustrialisation

Par Xavier Vigna

L’ethnographie d’une usine reprise par ses employés met en lumière des aspects du syndicalisme trop souvent ignorés. Le travail syndical permet de maintenir des activités économiques que les investisseurs traditionnels jugeaient insuffisamment rentables. A propos de l’ouvrage de Maxime Quijoux, Adieux au patronat. Lutte et gestion ouvrières dans une usine reprise en coopérative, Éditions du Croquant.

Si la science sociale n’a pas vocation à consoler, elle offre cependant à lire des ouvrages qui enthousiasment leurs lecteurs : le livre de Maxime Quijoux est de ceux-là. Spécialiste des mobilisations ouvrières sur le cône latino-américain, il avait déjà consacré un livre aux usines récupérées par les ouvriers argentins à la faveur d’une crise économique sévère [1]. Il déplace aujourd’hui son terrain d’enquête vers la région parisienne pour analyser les ressources qu’offre le militantisme syndical. À cet effet, il a choisi le cas de l’imprimerie Hélio-Corbeil, reprise dans une SCOP (Société coopérative ouvrière de production) en février 2012, et dans laquelle il passe 22 semaines entre octobre 2012 et avril 2013 comme stagiaire chargé d’améliorer la communication entre la nouvelle direction et les salariés. Cette observation participante un peu particulière, parce qu’à distance du travail de production, lui permet de montrer les ressources que constitue le syndicalisme ouvrier en ces temps de désindustrialisation.

De la liquidation à la fondation d’une société coopérative

La première partie de l’ouvrage retrace le déclin spectaculaire d’une imprimerie spécialisée dans l’héliogravure et qui a compté jusqu’à 2300 salariés au milieu des années 1960, offrant alors des conditions de formation, de promotion et de rémunération particulièrement favorables pour le groupe ouvrier dans une ville, Corbeil, qui demeura jusqu’en 1995, une municipalité communiste. Cependant, les effectifs s’effondrent à compter des années 1970 passant de 1488 salariés en 1978 à 643 en 1980, tandis que le secteur graphique français perd entre 15 et 20000 emplois, soit un emploi sur 5 entre 1975 et 1980. Hélio-Corbeil subit alors le sort de bien des entreprises, passant d’un actionnaire à l’autre, désireux d’abord de maximiser le retour sur investissement et qui néglige toute stratégie industrielle sur le long terme. Circleprinters, le dernier propriétaire canadien, envisage donc de fermer l’entreprise en 2012, ce que refusent précisément les militants cégétistes de l’imprimerie. A leur initiative, ils fondent une SCOP, dont le capital provient de la prime de reclassement obtenue par les salariés qui versent également un demi-treizième mois.

Maxime Quijoux s’attache donc à rendre raison de cette mobilisation syndicale qui contrevient à la culture cégétiste traditionnelle, longtemps réservée à l’égard des expériences coopératives comme en témoigne sa position envers la lutte des Lip à Besançon entre 1973 et 1980 [2] Il cerne d’abord le rôle déterminant du syndicalisme dans l’industrie graphique qui pratique une espèce de closed shop avec un monopole sur le recrutement et la formation du personnel. De ce fait, parmi cette main-d’œuvre très qualifiée, le syndicat fait émerger «une élite professionnelle dont la qualification et la position sociale dans l’entreprise conduisent à développer sa propre vision économique de l’imprimerie» (p. 59). L’auteur considère ainsi les militants syndicaux comme des «intellectuels d’industrie», notion qu’il emprunte à Bernard Pudal, mais qu’il ne démontre pas ni ne développe malheureusement.

En 2012 donc, l’imprimerie est reprise par les salariés et les anciens responsables syndicaux sont propulsés à la tête de la coopérative. Cette transformation des rôles et le fonctionnement de la nouvelle coopérative sont au cœur des deuxième et troisième parties de l’ouvrage, dans lesquelles Quijoux montre toute l’ambivalence de la nouvelle configuration. Il s’agit en effet de faire face aux difficultés persistances, alors même que la structure de l’entreprise s’est transformée et avec elle, ses ambitions sociales. Dans ce cadre, le soutien qu’apporte la confédération générale des SCOP qui fédère la quasi-totalité des coopératives de production, est singulier. Si elle aide l’imprimerie, c’est pour mieux faire le deuil des ambitions participatives, avec comme objectif ultime non pas de fonder une entreprise démocratique, mais de «former une nouvelle classe patronale socialement vertueuse» (p. 178). C’est aussi pourquoi, la coopérative continue à fonctionner selon une logique de délégation: la plupart des salariés – bien que sociétaires – continue à s’en remettre aux anciens délégués devenus les nouveaux dirigeants. Seul l’atelier reste un espace de contre-pouvoir au sein duquel des critiques sont fréquemment formulées envers la direction.

Reconquérir les armes de l’économie

De ce fait, le cloisonnement entre administration et production perdure, qui traduit la persistance d’un clivage entre cols bleus et cols blancs. De même, la coopérative doit faire avec les lois implacables du marché, le déclin du secteur (près de 700 entreprises graphiques ont disparu entre 1993 et 2005), et le poids de la concurrence, notamment d’une autre imprimerie en région parisienne à Mary-sur-Marne. C’est aussi pourquoi, le nouveau PDG, et ancien délégué CGT, joue un rôle déterminant de leader. Il n’hésite pas à faire alliance d’abord avec l’homme fort de Corbeil-Essonnes, Serge Dassault, député ou maire depuis 1995, propriétaire du Figaro qui reste client de la coopérative, puis avec le syndicat patronal du labeur pour sauver les emplois. Est-ce à dire que tout continue comme avant? Tout l’intérêt de l’enquête est précisément de montrer aussi les changements à l’œuvre. Et d’abord l’importance d’une culture productive, l’attachement au métier et la volonté farouche de préserver les emplois, que traduit le recrutement de 13 salariés dès la première année de la SCOP. En outre, si le labeur lui-même n’a pas changé, la coopérative a investi et procédé à quelques rénovations. De même, la direction choisit de traiter collectivement les problèmes de travail et prête une attention soutenue aux effets sociaux des décisions qu’elle est amenée à prendre. Ce nouveau patronat opère donc un management différent.

Maxime Quijoux souligne à raison les difficultés de la tâche. Entre 2000 et 2016, 150 coopératives seulement sont nées de la reprise d’entreprises en liquidation. Le président Hollande et son ministre de l’Économie Sociale et Solidaire, Benoît Hamon, avaient voulu un choc coopératif. Sur ce point aussi, ils ont échoué. Pour autant, à l’instar des coopératives CERALEP à Saint-Vallier dans la Drôme, spécialisée dans les isolateurs à haute tension, et de la Fabrique du Sud, qui produit des glaces à Carcassonne, Hélio-Corbeil poursuit sa route cahin-caha et vient de fêter son septième anniversaire: 90 emplois sont ainsi préservés en même temps qu’un savoir-faire. L’enquête montre par-là comment le syndicalisme contribue à former des militants et à les doter de compétences techniques et gestionnaires qu’ils savent mettre au service des autres salariés. Si l’émancipation doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, alors leur salut «passera, immanquablement par la reconquête des armes de l’économie» comme le souligne Maxime Quijoux dans les derniers mots de sa conclusion. Il faut lui savoir gré de l’avoir fermement souligné en accompagnant les ouvriers coopérateurs d’Hélio-Corbeil. (Publié dans La Vie des Idées, 31 mai 2019; ISSN: 2105-3030)

Maxime Quijoux, Adieux au patronat. Lutte et gestion ouvrières dans une usine reprise en coopérative, Vulaines sur Seine, Éditions du Croquant, 2018, 314 p.

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[1] Maxime Guijoux, Néolibéralisme et autogestion. L’expérience argentine, Paris, Éditions de l’IHEAL, 2011.

[2] Donald Reid, Opening the Fates. The Lip Affair, 1968-1981, Londres, Verso, 2018.

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